Andrea Camilleri, La Pension Eva

Je parlerai un jour des romans policiers, enquêtes menées par le gourmand, tenace et désabusé commissaire Montalbano, (dont le patronyme est un hommage de Camilleri à son confrère catalan Montalbán, le créateur du gourmand Pepe Carvalho) - Quand j’aurai remis la main sur au moins l’un d’entre eux, parce qu’il n’y en a aucun sur les étagères où ils sont censés se trouver ; signe infaillible : bouquins prêtés - à qui ? – jamais rendus….
La Pension Eva n’est pas une enquête du gourmet commissaire. Camilleri a même jugé bon de l’introduire par une notule, où il qualifie ce mince opus de « vacances narratives », faute de pouvoir le ranger dans une catégorie littéraire… « Récit heureusement inqualifiable », dit-il… Voire. Récit heureux, celui de l’initiation à la vie de Nenè, de l’aube de ses onze ans à l’aube de l’âge adulte, par bordel interposé. La pension Eva, pimpante villa aux murs toujours crépis de frais, aux volets verts toujours clos, titille dès l’enfance la curiosité de Nenè lors de ses promenades jusqu’au port :

Nenè le savait, ce que c’était qu’une pension, il l’avait demandé à un de ses cousins, qui faisait l’université à Palerme : c’était querque chose de mieux qu’une auberge et querque chose de pire qu’un hôtel. (..) Mais alors pourquoi de jour, devant le porche de cette pension, il n’y avait vraiment aucun mouvement ?

Nenè gamberge sec, à propos de cette auberge, et il a bien du mal à se faire une religion :

- Papa, c’est vrai, que dedans cette maison, les hommes peuvent louer des femmes nues ?
C’est tout ce qu’il avait aréussi à saisir des explications de ses petits copains. À part qu’il avait appris que la pension Eva pouvait s’appeler aussi
bordel ou boxon et que les femmes qui étaient là-dedans et qu’on pouvait louer étaient appelées putains. Mais bordel et putain, c’était des gros mots qu’un minot correct ne devait pas dire.
- Oui, arépondit, frais et tranquille, son père.
- Ils les louent à l’année ?
- Non, pour un quart d’heure, une demi-heure.
- Et qu’est-ce qu’ils en font ?
- Ils se les regardent, dit son papa.

Son initiation amoureuse, Nenè la connaîtra en dehors de la pension. Mais ses rêves s’y accrochent opiniâtrement.

Jusqu’au jour où le père de son ami Jacolino « se la prend pour lui, la gestion de la pension Eva». Nenè, Ciccio et Jacoli, trop jeunes pour fréquenter le burdellu comme clients officiels, deviennent alors les habitués des dîners du lundi soir, le jour de repos des filles. Dîners très collet monté tant qu’y préside la Signura Flora, professeur de littérature classique en rupture de ban, beaucoup plus détendus ensuite. Et ce qu’ils y trouvent, plus qu’une expérience amoureuse, ce sont des histoires. C’est la guerre, de 42 à 45. La Sicile est prise entre Allemands et Américains. Entre histoire contemporaine et lectures classiques (le Roland furieux est un texte essentiel), paganisme et bondieuseries, la pension est le lieu de petits drames ou de grands miracles.

«Récit heureusement inqualifiable » ? ma foi, j’y ai retrouvé sans vergogne le plaisir de mes lointaines lectures de Steinbeck, Tortilla Flat, Rue de la sardine, ou Tendre Jeudi. Ou celles de Jorge Amado, grand chantre des bordels, dans Dona Flor et ses deux maris ou Tieta d’Agreste, par exemple. Inqualifiable sans doute parce qu’en nos temps de féminisme il est malencontreux d’associer bordels, plaisir et création littéraire, et pourtant… gourmandise sexuelle et gourmandise culinaire vont de pair chez Camilleri. Sa langue, sicilien réinventé pour sa Vigàta imaginaire, est savoureusement transposée depuis toujours par Serge Quadruppani dans un français excentrique mêlé de patois marseillais et d’inventions verbales sui generis. Cela donne un très charmant « péché de vieillesse ».

Il y a un site du "Camilleri fan's club" 

Commentaires

1. Le jeudi, février 19 2009, 16:56 par Cochonfucius


On trouve chez François Prost

francoisprost.hautetfort....

un commentaire plein d'enthousiasme sur ce petit roman.

2. Le mercredi, février 8 2012, 13:35 par Wanda-Lou Zy

Les couleurs de la Sicile, les odeurs sont là, balayées le temps d'un bombardement laissant ici ou là gravas et poussière. Les accords mets-vins ne sont pas toujours si rudes, en revanche, par temps de guerre (à la Pension Eva).
Le tricotage et fricotage des personnages est délectable, et je serais incapable de le lire en V.O. mais on sent une complicité brillante dans la traduction.
Délectable, définitivement.

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