Erinaceus europaeus... ?

Un immeuble de six étages, au 7 rue de Grenelle. Des appartements de riches, entre 200 et 400 m2, un conseiller d’État, un ex-ministre, des notables… l’occasion de savoureux morceaux de bravoure, comme la conjonction du chien Neptune et de la chienne Athéna à la sortie de l’ascenseur à grille, et l’entorse subséquente de l’une de leurs dignes maîtresses ; l’épouse du ministre socialiste vaporisant ses plantes vertes avec une concentration quasi mystique ; la morgue de la normalienne obnubilée par son médiocre mémoire de mastère; la verve de l’altière bonne portugaise et pâtissière émérite…

Il y a deux narratrices, dont les voix se tressent : Paloma, 12ans ½, le style et la réflexion d’une adulte caustique, c’est la plus jeune fille du ministre, elle veut mourir le jour de ses treize ans pour échapper au non-sens de la vie et à l’absurdité d’un destin tout tracé. Elle tient un double journal : l’un constitué de ses « pensées profondes », rédigées sous forme de « hokkus » (une variété du haïku, la subtilité de la distinction m’échappe), qui tirent la substantifique moelle d’anecdotes du quotidien, l’autre de ses réflexions sur les corps et le mouvement.

L’autre narratrice est la concierge, Renée – la bien-nommée -, 54 ans, veuve, vieille, moche et archétypale car telle elle s’est voulue. Enterrée depuis 27 ans dans la loge de cet immeuble de luxe où elle officie, invisible aux regards, elle dissimule ce qu’elle est vraiment : une dévoreuse de livres, de films, de musique, passionnée de Tolstoï – son chat s’appelle Léon – de natures mortes, des films d’Ozu ; l’amie de Manuela, la bonne des de Broglie et des Pallières, avec qui elle partage deux fois par semaine la cérémonie du thé accompagné de douceurs exquises ; une moraliste, à qui son masque confère une existence sociale qui lui permet, une fois la porte fermée et la télé-prétexte du chat allumée, de vivre la vie qu’elle s’est choisie : lectures, art, amitié.

L’immeuble va donc son train, entre mœurs des snobs et satires dans la loge, ou dans la chambre obscure des pensées de Paloma, jusqu’à la mort du critique gastronomique du 4ème, et la vente de son appartement à un Japonais sexagénaire, souriant, esthète – et lecteur passionné de Tolstoï, Monsieur Ozu…

Faisons tout de suite litière des objections des lecteurs grognons (rumoresque lectorum severiorum/ omnes unius aestimemus assis) : non, l’intrigue de ce roman n’est pas vraisemblable : la fillette parle comme un livre, et disserte de la beauté de la grammaire avec une maturité et une distance admirables, la concierge, fût-elle autodidacte, a une culture gigantesque et pond à l’occasion un cours sur Husserl ou sur Tolstoï, sans parler d’une réflexion sur l’Université qui, pour être fort pertinente n’en sent pas moins le sérail, les coïncidences sont tellement nombreuses qu’on a du mal à douter de l’existence d’un Dieu bienfaisant - dont les protagonistes, au demeurant, n’ont que faire… en outre, l’auteur situe son roman dans un univers de riches, de nantis - dont certains, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont gentils ! et elle témoigne d’une inconscience politique rare en caricaturant sans vergogne une famille de socialistes-caviar. Soit. Les censeurs ont raison.
Et pourtant, j’ai dévoré ce livre avec bonheur, en une soirée. Parce qu’il est écrit avec une plume acide et agile, parce qu’il est inventif, parce que, s’il regorge d’aphorismes sur la société ou le cœur humain, il témoigne d’un regard aigu, vif, et rieur. Parce que l’on sent que l’auteur aime ses personnages, qu’elle leur a fourgué le maximum d’elle-même et de ses préoccupations sur le monde avec générosité. Que, malgré les invraisemblances plus haut mentionnées, les personnages sont de chair, et que l’on y croit : on vibre, on rit, on s’indigne et on souffre avec eux. Bref, c’est écrit, c’est composé, c’est un regard sur le monde, c’est intéressant ET CE N’EST PAS GLAUQUE. D’aucuns trouveront cela mièvre : ça manque de sang, de sperme, de perversions et de tortures. L’homme n’y est pas associé à la « banalité du mal » (même s’il trinque copieux, quand même !) et il n’y est je crois jamais question de la shoah ni de quelqu’autre génocide. Quoique truffé de réflexions sur la culture, sur l’art ou la philosophie, ce n’est pas un roman d’intellos : c’est un roman de rencontres, un roman de fraternité, un roman d’âmes-sœurs et enfin, osons l’avouer, c’est un roman d’amours. À ranger sans hésiter sur le rayon des ouvrages reconstituants, et parmi les surprises plaisantes de la rentrée littéraire de septembre dernier. C’est « L’Élégance du hérisson » (même le titre est réussi) de Muriel Barbery, chez Gallimard. (180 000 exemplaires vendus par le bouche à oreille, en réimpression. Prix Georges Brassens 2007)

NB : Un libraire m'informe que le roman a obtenu en outre le prix du Rotary club, et le prix des libraires 2007. Dont acte.

Commentaires

1. Le mercredi, juin 13 2007, 10:15 par Agnès O

Muriel Barbery était hier à l'émission Travaux Publics de Jean Lebrun sur France Culture. Elle y rencontrait des lectrices et des concierges.. Une auditrice a eu une formule que j'ai trouvée géniale : elle a respectivement taxé Renée et Paloma de Diogène et de Zazie post-modernes.

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