Dumas père, de tout près
Par Agnès Orosco le mardi, novembre 29 2011, 10:05 - Littératures française et francophones - Lien permanent
Petit bonheur d’un moment : lire de l’écriture même de Dumas – père – des passages de ses Mémoires, sur de grands folios bleus de papier très mince (du papier pelure ?).
L’épisode merveilleux de son père poursuivi par un caïman, sur une plage de Saint Domingue, par exemple. Et de découvrir que Dumas le calligraphe - c’est à sa belle écriture et à ses talents de copiste qu’il a dû de se trouver engagé dans le bureau du duc d’Orléans, futur Louis-Philippe – que Dumas le calligraphe ne mettait aucun accent, aucune apostrophe, et coupait étrangement ses mots : « les oliveau netait rien autre chose quun caïman qui dormait au soleil » (folio 12). Grands folios écrits semble-t-il d’un trait, sans ratures.
Émotion étrange, comme de se sentir un moment plus proche d’un créateur plein de passion, d’humanité généreuse.
C’était à la maison de Dumas, à Villers-Cotterêts, sous la conduite éclairée de Marion Renard, sa charmante jeune conservatrice, merci à elle.
Voici le texte transcrit (et dans le manuscrit, ici) :
Et voici les Mémoires, en volumes brochés, et dans la belle édition reliée rouge (moi, j’ai la verte) chez A. Le Vasseur et Cie, 33, rue de Fleurus, 33. Avec le portrait de Dumas dodu, sa plume à la main devant son écritoire, incrusté dans la toile de la couverture.« Saint-Domingue n'a donc ni serpent noir comme Java, ni serpent à sonnettes comme l'Amérique du Nord, ni cobra-cappel comme Le Cap ; mais Saint Domingue a des caïmans.
Je me rappelle avoir entendu raconter à mon père, – j'étais bien enfant, puisque mon père est mort en 1806 et que je suis né en 1802 –, je me rappelle, dis-je, avoir entendu raconter à mon père qu'un jour, revenant à l'âge de dix ans de la ville à l'habitation, il avait vu, à son grand étonnement, étendu au bord de la mer, une espèce de tronc d'arbre qu'il n'avait pas remarqué en passant au même endroit deux heures auparavant ; il s'était alors amusé à ramasser des cailloux et à les jeter au soliveau ; mais tout à coup, au contact de ces cailloux, le soliveau s'était réveillé : le soliveau n'était rien autre chose qu'un caïman qui dormait au soleil.
Les caïmans ont le réveil maussade, à ce qu'il paraît ; celui dont il est question avisa mon père et se prit à courir après lui. Mon père, véritable enfant des colonies, fils des plages et des savanes, courait bien ; mais il paraît que le caïman courait ou plutôt sautait encore mieux que lui, et cette aventure eût bien pu me laisser à tout jamais dans les limbes, si un nègre qui mangeait des patates, posé à califourchon sur un mur, n'eût vu ce dont il s'agissait, et crié à mon père, déjà fort essoufflé :
- Petit monsié, couri droit ! petit monsié, couri gauche !
Ce qui, traduit du créole en français, voulait dire : « Mon petit monsieur, courez en zigzag » ; genre de locomotion tout à fait antipathique à l'organisation du caïman, qui ne peut que courir droit devant lui, ou sauter à la manière des lézards.
Grâce à ce conseil, mon père arriva sain et sauf à l'habitation. Mais en arrivant comme le Grec de Marathon, il tomba hors d'haleine, et peu s'en fallut que ce ne fût, comme lui, pour ne plus se relever.
Cette course, dans laquelle l'animal était le chasseur et l'homme le chassé, avait laissé une profonde impression dans l'esprit de mon père. » (Mes Mémoires, chapitre II)
Lecteur, si tu passes par Villers-Cotterêts, n'oublie pas d'aller saluer Dumas en sa maison.
Commentaires
Elle est bien jolie, cette histoire de caïman!
Merci Agnès de nous faire partager tes joies et tes découvertes,
Anne
:-)