Shirley Hazzard - Le Grand incendie

Le Grand incendie, The Great Fire, c’est celui qui ravagea Londres du 2 au 5 septembre 1666, détruisant les trois-quarts de la ville, et en particulier la Cathédrale Saint Paul. Il est commémoré par le Monument, de Christopher Wren (le reconstructeur de St Paul), une haute colonne de 61m, longtemps le monument le plus élevé de Londres, duquel on avait une vue d’ensemble sur la ville.

Mais le roman de Shirley Hazzard n’est pas un roman historique, du moins pas « aussi » historique, et la conversation suivante, entre un chauffeur de taxi et le héros, Aldred Leith, au printemps 1948, donne la clé du titre :

"L’événement suivant, dressé sur sa butte, fut le Monument.

« Et voici le point le plus élevé de Londres.

-          Il a tenu bon ? »

Le passager baissa la vitre. Il avait oublié les dimensions, ou réfréné sa mémoire enfantine. Le socle à lui seul paraissait aussi vaste qu’un immeuble. (…). Aldred se remémora l’escalade, le compte des marches. (« Trois-cent-ONZE ! s’écria son cousin essoufflé en atteignant le sommet.) Au-delà du parapet agrémenté de flammes dorées à la feuille se déployait leur monde plein d’assurance : les tours, les dômes, les temples, la rivière élastique.

« Depuis ce temps-là, nous aussi on a eu notre grand incendie.

-          En effet. »

Puis ils longèrent le plateau envahi d’herbes et de caillasse où s’élevait la cathédrale St. Paul."

 Leur grand incendie, c’est Londres dévastée par le Blitz et les séquelles de la guerre, l’Angleterre affamée et à genoux, et plus largement encore, le monde d’après Hiroshima. Car c’est au Japon que s’ouvre ce roman cosmopolite, qui entraînera le lecteur, à la suite des personnages, des abords d’Hiroshima à Hong Kong, à Brisbane ou à Sidney, à Londres et dans le Norfolk, à Marseille, au Kenya, à Florence, à Wellington-Nouvelle Zélande et autres lieux.

Pour autant, il ne s’agit nullement d’un roman d’aventures, ni même de voyages, bien que les héros traversent le monde avec la rapidité que donnent les moyens modernes, ne fussent-ils que ceux de l’époque. L’intrigue qui lie Aldred Leith, trente-deux ans, héros de la seconde guerre mondiale décoré d’une « médaille » prestigieuse, érudit sinologue et observateur attentif des gens et des lieux, avec les deux jeunes Driscoll, Ben et Helen, et fait de lui le mentor et l’ami de ces deux êtres lumineux et égarés, est plutôt comme le prisme où viennent se refléter ou se croiser, de San Francisco à Wellington ou au Kenya, les destins de leurs amis, de leurs amours, de leurs rencontres de passage - car certains personnages ne s’incarnent que pour une brève apparition – tel le vieux « Gingembre » (Ginger ? étrange idée d’avoir traduit le surnom) Gardiner croisé comme un bon génie tutélaire à l’orée du roman, ou le jeune Sidney Fairfax et son frère Gérald, dont l’histoire nous est contée à l’avant-dernier chapitre, parce qu’eux aussi tentent de dessiner leurs destins, à l’autre bout du monde. Sidney, voué à être « un passeur de livres à travers le globe », comme l’est le roman lui-même : placé dès l’ouverture sous son propre signe, il s’ouvre sur l’image spéculaire d’Aldred regardant au dos d’un roman la photo de son père, Oliver, à sa table de travail. Réflexion érudite et suggestive sur ce que peut être, dans un monde de cendres et de désarroi, une rédemption, par la bienveillance, par l’amour, par les livres, du côté des vaincus comme du côté des vainqueurs.

Shirley Hazzard a une étrange manière de faire de ses œuvres, non seulement un subtil tissage de sentiments entre les êtres, qui se font écho par leurs dialogues, leurs pensées, leurs gestes ou leurs lettres, (ici utilisées paradoxalement comme facteurs de simultanéité narrative malgré l’éloignement), mais aussi un jeu de piste d’allusions littéraires jamais explicites, appel à la perspicacité d’un lecteur invité à déchiffrer le roman comme un univers de signes : ainsi d’Héraclite, mentionné p. 139, philosophe de la guerre comme père de toutes choses, et du feu comme principe et comme fin dans un monde essentiellement mobile. Penseur très antique d’un monde à l’image de celui qui vient d’être dévoré par un feu mondial, et où des hommes de bonne volonté tentent d’émerger pour fonder un monde différent de celui qui prépare la guerre froide et attend la victoire de Mao. On croise aussi Gibbon, lecture d’élection du fragile Ben consumé par l’ataxie de Friedreich et de sa sœur (Déclin et chute de l’Empire romain), mais aussi, il a fallu que je mène sur la toile une enquête très pifométrique, Henry Reed, A Map of Verona (la Vérone de Roméo et Juliette, auxquels sont associés Aldred et Helen), fragment d’un recueil intitulé Lessons of the war (1943), cité à plusieurs reprises, comme est cité Retour (Back, d’Henry Green), offert par Aurora à Aldred. On croise aussi, à Wellington où, loin de son frère et de son aimé, se morfond Helen, son amie Barbara, avec laquelle elle lit, outre Chateaubriand (la grive), un poème français, où une fille « courait dans la rue, sous la pluie, pour retrouver son amoureux » : Barbara, de Prévert…. Il y a d’autres échos, des tas même : par exemple Thorwaldsen - le médecin qui, avec l’accord des brutaux parents Driscoll, enlève Ben jusqu’à San Francisco, pour l’étudier plutôt que le soigner, l’arrachant à l’amour d’Helen - est le nom d’un sculpteur norvégien rendu illustre par un Jason, l’un des nombreux jeunes morts de ce roman.

Le style est, comme dans les deux autres romans, souple, ductile, suggestif – parfois, rarement, un peu précieux. Les lettres d’amour sont très belles. La traduction, hélas, franchement fautive cette fois, m’a fait trébucher voire sursauter plusieurs fois, avant que je me laisse emporter quand même par le flot de l’histoire. Que dire de l’expression « en son for », trois fois, qui n’existe pas (il y a le for intérieur ou le for extérieur !) ou du « cothurne » (chaussure surélevée de l’acteur tragique), à la place du « coturne », on dirait aujourd’hui « coloc’ », mot de l’argot normalien, celui qui partage la turne, c’est-à-dire la piaule ! il y a des fautes de syntaxe, comme le participe « prélassé » employé comme adjectif à la forme non pronominale, à la place de « se prélassant », et combien d’autres, de choix des mots, de registre… dont je ne vais pas faire la liste, mais qui, une fois encore, posent la question du choix des traducteurs, et de la responsabilité des « éditeurs », en l’absence évidente de tout relecteur.

Mais je ne vais pas conclure en ronchonnant cette trop longue note sur un livre dont les personnages et le style m’ont d’emblée investie, habitée. Sur une autrice qui, depuis septembre où je l’ai découverte, m’émeut et m’ « incante ». Curieusement, car les styles et les auteurs semblent aux antipodes, le lien qui unit Aldred et Helen m’a évoqué un autre roman de guerre entre ruine, désenchantement et tendresse : Un Rude hiver, de Queneau,  dont le grincement  s’efface dans l’étreinte de Lehameau et de la toute jeune Annette.

Ce vaste roman donc, par sa taille, 400 pages, et par son amplitude historique, littéraire, géographique, s’il grouille ainsi de personnages, de destins, d’œuvres souterraines, l’intrigue directrice en est mince : Aldred se laissera-t-il saisir par l’amour qu’éveille en lui la toute jeune Helen, et les deux jeunes gens sauront-ils surmonter les obstacles qui les séparent pour se retrouver ? ce n’est pas ce qui importe. Le texte, malgré la dimension tragique de l’époque, malgré les morts, les humiliés, les dépossédés et les salauds, est placé sous le signe de la bienveillance. A l’égard de ses deux héros, l’un sombre, tourmenté, loyal, l’autre lumineuse, inspirée, ardente. A l’égard de tous ceux qu’ils croisent, aussi, ou presque. Comme affirmant pour seule issue face au chaos la générosité et la noblesse.

Des gens qu’il ne connaissait pas se dévouaient pour lui, pour elle ; comme s’il puisait dans un filon inexploité de bienveillance généralisée.

Celle du lecteur aussi, emporté par ce courant fraternel.


Commentaires

1. Le lundi, janvier 17 2011, 17:27 par Bookine

Je suis intéressée... Merci pour ces détails!

2. Le dimanche, février 6 2011, 14:31 par bergamote

merci pour ce blog! je viens de lire "Miss Mackenzie" de Antony Trollope, auteur victorien, surnommé le postier des lettres anglaises, à la célébrité fluctuante...Je vous le recommande. C'est très daté mais pas dépassé, sans doute parce que très bien écrit avec humour et distance.
Bergamote

3. Le dimanche, février 6 2011, 19:13 par Agnès

Merci à vous ! Trollope fait partie des auteurs cités dans la liste de la Reine, dans La Reine des lectrices d'Alan Bennett. Je testerai à l'occasion !

4. Le jeudi, juillet 28 2011, 16:48 par Anne d'Evry

Une autrice! Merci Agnès. Enfin le mot juste. J’ai toujours reculé devant « une auteure ». Citation du Petit Robert « Nous avons fait actrice, cantatrice, bienfaitrice, et nous reculons devant autrice […] Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue » (R. de Gourmont).

5. Le jeudi, juillet 28 2011, 17:59 par Agnès

MERCI !!! je le publie incontinent !

A.

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