Mendelsohn - Les Disparus - Récit (?) polyglotte, cosmopolite et universel

« (…) la véritable raison pour laquelle je préférais les Grecs, par-dessus tous les autres, aux Hébreux, c’était que les Grecs racontaient les histoires comme les racontait mon grand-père. Lorsque mon grand-père racontait une histoirepar exemple, celle qui se terminait par Mais elle est morte une semaine avant de se marier il ne recourait pas au procédé évident de commencer par le commencement et de terminer par la fin ; il préférait la raconter en faisant de vastes boucles, de telle sorte que chaque incident, chaque personnage, mentionné pendant qu’il était assis là, sa voix de baryton déchirante oscillant sans cesse, avait droit à sa mini-histoire, à une histoire à l’intérieur de l’histoire, un récit à l’intérieur du récit, de telle sorte que l’histoire ne se déployait pas, comme il me l’a expliqué un jour) comme des dominos, une chose se produisant après une autre, mais plutôt comme des boîtes chinoises ou des poupées russes, chaque événement en contenant un autre, qui à son tour en contenait un autre, et ainsi de suite. D’où le fait, par exemple, que l’histoire qui expliquait pourquoi sa sœur superbe avait été obligée d’épouser son cousin laid et bossu commençait, nécessairement du point de vue de mon grand-père, par l’histoire de son père mourant brutalement, un matin, dans le spa de Jaremcze, puisque c’était après tout le début de la période difficile pour la famille de mon grand-père, des années terribles qui allaient en définitive forcer sa mère à prendre la décision tragique de marier sa fille au fils bossu de son frère, en paiement du prix du passage en Amérique pour commencer une nouvelle vie, mais tout aussi tragique au bout du compte. Bien entendu, pour raconter l’histoire de la façon dont son père était mort brutalement, un matin à Jaremcze', mon grand-père devait s’interrompre pour raconter une autre histoire, celle de lui et sa famille, à la période faste, passant des vacances dans certains spas magnifiques, à la fin de chaque été, par exemple à Jaremcze, sur les contreforts des Carpates, quand ils n’allaient pas au sud mais à l’ouest, dans les spas de Baden ou de Zakopane, un nom que j’adorais. Ensuite, pour donner une meilleure perception de ce qu’était la vie à l’époque, pendant cette période dorée d’avant 1912 et la mort de son père, il repartait plus loin dans le temps pour expliquer ce qu’avait été son père dans leur petite ville, quel respect il avait inspiré et quelle influence il avait exercée ; et cette histoire, à son tour, l’emmenait au tout début, à l’histoire de sa famille à Bolechow depuis que les premiers Juifs y étaient arrivés, depuis la période où Bolechow n’existait pas encore.
L’une après l’autre les boîtes chinoises s’ouvraient, et je restais assis à contempler chacune d’elles, hypnotisé. »

Tel est ce grand-père maître des histoires, de leur contenu, de leur forme, de leur marche déchirante et tortueuse, dont la prose sinueuse de Daniel Mendelsohn restitue le goût du détour. Fascinant grand-père à l’origine de toutes les histoires, de tous les héritages. C’est lui qui, par son récit de la sœur « épouse de la mort » a jeté son petit-fils sur les traces d’Antigone et des épouses-vierges, dont il devait faire son sujet de thèse, avant de découvrir au terme d’une longue exploration des archives familiales et publiques quelle « réécriture », ou relecture, l’histoire de la sœur Rachele-Ray avait subie (c’est l’objet de L’Étreinte Fugitive). C’est lui encore qui rend son petit-fils dépositaire de la quête de son frère Schmiel, disparu avec son épouse et leurs quatre filles, seuls de la famille à ne pas avoir émigré, disparu donc dans la tourmente de la guerre et des pogroms. « Les Disparus » narre par le menu cet autre versant de l’histoire familiale, les enquêtes et les détours à travers le monde, à la poursuite des traces les plus ténues des disparus, qui cinq ans après conduiront Daniel Mendelsohn, son frère Matt, photographe, et son amie Froma à l’intuition de magicienne à retrouver les lieux exacts où Shmiel et sa fille la belle Frydka, vécurent dissimulés avant d’être dénoncés et exécutés.
Mais ce livre est un pavé, et j’en reparlerai.

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