Oscar Panizza - Scandale au Couvent

Le héros de la nouvelle qui suit est Fritz, quatorze ans, que son père pasteur et imprécateur s’est résigné à confier à un oncle et une tante pour qu’il puisse poursuivre ses études dans la petite ville de Résidence. Il rentre au foyer après sa première véritable sortie:

« ... soudain, juste au coin d’une rue, je m’arrêtai devant une grande vitrine, comme frappé par la foudre ; je me sentais décontenancé, sans volonté, tel un animal blessé, mes yeux étaient rivés sur la vitrine. Alors j’oubliai tout, mon paquet, mon entourage, ma commission, moi-même enfin.
Je vais maintenant tenter de décrire tout ce que je vis et je ressentis. Derrière l’immense vitrine tout d’une pièce, polie comme un miroir, étaient assis, ou plutôt semblaient suspendus en l’air, à moins qu’ils ne fussent fichés dans le sol, une ou deux douzaines de corps humains, je veux dire des morceaux de corps humains, sans tête ni jambes, qu’on n’avait pas vraiment abattus, mais plutôt découpés, des troncs pelés ayant gardé leurs hanches, mais sans vie, parfaitement propres, brillants soyeux, extrêmement gracieux et élégants, comme s’ils avaient été déposés là pour être embrassés, baisés. Donc il ne s’agissait pas là d’une boucherie d’êtres vivants, mais… comment dire ?, les hanches étaient parfaitement conservées avec des poitrines rebondies, c’étaient des momies humaines, mais dont on aurait conservé la partie la plus précieuse. Toutes étaient de différentes couleurs, du blanc de neige au noir profond, et ces couleurs n’étaient pas peintes, elles étaient le produit naturel du contenu de ces corps, un contenu qui aurait suinté et se serait solidifié. Les bords, à leur tour, étaient magnifiquement teintés d’une couleur différente. Ce fut surtout un de ces corps à la couleur orangée qui captiva entièrement mes sens. Il avait une bordure noire, des hanches délicates dont une main d’enfant eût presque pu faire le tour à l’endroit le plus étroit ; la poitrine ressortait hardiment, puissamment, le tout donnait une impression de grandeur. C’était là vraiment un être idéal.
« Qui que tu sois, d’où que tu viennes, m’écriai-je intérieurement sous le coup d’une impulsion irrésistible, tu n’en es pas moins splendide, ô créature couleur d’orange ! si je te possédais, rien ne manquerait plus à mon bonheur. »
En parlant ainsi en moi-même, je me penchais le plus possible par-dessus la main de fer qui courait le long de l’immense vitre, maintenant les gens à bonne distance, pour dévorer des yeux mon cher être orangé. Mais en même temps, je repris un peu de sang-froid et je me mis à réfléchir : d’où pouvaient bien provenir ces êtres-troncs ? Existe-t-il quelque part une race humaine aussi précieuse, commençais-je à me demander, une race dont je ne sais encore rien et qu’on m’a tenue jusqu’ici cachée ? Donc une race humaine colorée et brillante, semblable aux espèces que l’on nomme cacadous et colibris chez les oiseaux. Mais pourquoi leur a-t-on coupé la tête et les jambes ? Manifestement parce que les troncs sont ce qu’elles ont de plus beau. Car ce sont bien là des enveloppes humaines. Si elles n’ont pas de plumes comme les oiseaux, elles brillent comme de la soie. Il s’agit des dépouilles d’une race particulière. Ne pourrait-on aller dans leur pays et y vivre heureux ? (…)
Dans la nuit j’eus un rêve : la créature-tronc, baignée d’une lumière orangée, apparut au pied de mon lit , tel un être rayonnant venu de l’au-delà.. Ô poétique apparition ! je me redressai sur ma couche, ne sachant pas si je dormais ou si je veillais encore, et regardai fixement la ravissante image ; sous l’effet d’un désir violent, je m’avançai et tendis les mains (…)
À partir du matin suivant, je fus un autre homme. J’avais maintenant une raison d’être. Mon âme ne vaguait plus à l’aventure ; quand elle était seule, elle savait à quoi se raccrocher ; elle s’évadait vers la petite rue sombre, devant la vitrine luisante et conversait avec la créature orangée, ce tronc fabuleux, qui était peut-être le reste d’une lointaine race de l’Inde. » (…)


Je n’en reproduirai pas plus. J’espère que cet apéritif vous ouvrira l’appétit. C’est extrait de la nouvelle L’Amateur de Corsets, l’une des huit nouvelles que comporte le recueil Un Scandale au Couvent d’Oscar Panizza, publié dans la petite collection Minos aux éditions La Différence.

C’est un régal d’excentricité débridée, un mélange absolument singulier de poésie (voir la description de la créature orangée), de rationalité à tous crins et néanmoins dévoyée, et de cruauté. Les personnages sont tous cinglés, et le talent de Panizza, qui s’y connaissait puisqu’il était aliéniste et qu’il a fini fou, est de nous les rendre absolument familiers. J’avoue que j’ai pour ma part une prédilection pour le jeune Fritz, dont la confession occupe une trentaine de pages. Ce qu’on ne sent que de façon diffuse dans l’extrait ci-dessus, mais qui nourrit et domine l’ensemble du recueil, dont nombre de nouvelles s’ouvrent par des citations bibliques, c’est la puissante aliénation, à tous les sens du terme, que fait naître la religion, en particulier dans le domaine sexuel - je vous recommande à ce sujet la délirante nouvelle intitulée Un Chapitre de médecine pastorale. Il y a encore un nègre qui exige d’un jeune médecin un certificat attestant qu’il est blanc (texte dont je me suis demandé s’il n’était pas en quelque manière à l’origine d’une nouvelle de Didier Daenincks, Le Reflet), les pensées d’un Sioux, une histoire « d’onanisme végétal » (entre roses et magnolias ! ^^…) sous l’influence de Swedenborg, et quatre nouvelles directement inspirées de la religion, dont la plus longue, le Scandale au Couvent, qui donne son titre au recueil, respire une allègre irrévérence, avec un petit air de Diderot quoique l’on soit au XIXe. C’est enlevé, sarcastique, inventif juchqu’au délire (« depuis chette époque nous chommes de plus en plus profondément, de plus en plus inechtricablement retenus dans les filets du diab’, juchqu’à devenir une rache impuichante, charnelle et gongupichente », c’est dans le Chapitre de médecine pastorale), et finalement, c’est à Swift que ça me fait penser. Panizza, de père catholique et de mère huguenote, d’origine italo-franco-allemande, a, entre 1885 et 1904, exorcisé ses démons psychiques dans une littérature foutrement imaginative et féconde. Et puis, Guillaume II et la folie aidant, il a passé le dernier tiers de sa vie à l’asile. J’en éprouve une grande compassion, à cause de la vitalité féroce qui sourd de ces lignes, et du talent d’écriture dont elles témoignent. Je n’ai lu que cela de Panizza, mais il y a, semble-t-il, et en particulier dans l’irrévérence tendance blasphématoire, largement de quoi y puiser encore, même s’il n’est plus guère édité. À suivre.

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