Tardieu - Œuvres, chez Quarto Gallimard

J’ai retrouvé mardi le volume Quarto des Œuvres de Jean Tardieu que je cherchais en vain depuis des mois. Y ait plongé incontinent, c’est un pavé : 1596 pages, 297 documents, et un bon kilo d’écrits en tous genres, œuvres poétiques, essais, théâtre, hommages et critiques, lettres, amitiés, jeux verbaux, réflexions autobiographico-grammaticales… c’est un univers, plongez-y.
Plutôt que d’en faire un commentaire, c’est trop vaste et je n’ai pas tout lu, je préfère vous offrir ces quelques paragraphes consacrés à Charles d’Orléans en 1946 dans le premier numéro des Cahiers de la Pléiade. J'espère vous donner le désir d'y aller voir (chez Charles d'Orléans, certes, et chez Tardieu !). Qu'à peu de chose ce poète essentiel est réduit dans nos mémoires !

« Orléans parle :

Des signes de l’écriture et des sons du langage toutes choses par moi seront donc revêtues comme d’un bouclier. Elles sonneront comme l’or ou le cristal quand je les heurterai d’un doigt nonchalant. Moi-même pour me protéger, je ferai broder de perles sur mon habit les paroles d’une chanson et, jonglant avec les les termes de ma propre vie, j’échangerai, comme au temps de l’amour courtois, les vraies douleurs que j’ai connues contre la figure allégorique de Douleur, la tristesse de mon exil contre le nommé Nonchaloir, mon interminable captivité contre la Prison d’Amour. 

Vous êtes enfin revenu, Charles, et nous nous réjouissons tous de votre retour. Depuis que nous vous connaissons mieux, homme à la gravité souriante, souvent vêtu de noir, rêveur, sceptique et bon, nous vous aimons davantage. Vous voici tout entier : n’est-ce pas votre vraie ligne de vie qui émerge, comme les sables de votre fleuve, maintenant que, vieillissant dans votre ville préférée, aux côtés de votre mélancolie, entouré de poètes, accueillant même le plus malfamé, le plus génial d’entre eux, près de vos livres et de vos enfants, vous gouvernez doucement vos provinces, plus semblable, il faut le dire, à un homme d’étude et de réflexion qu’à un homme d’État ?

Ici se dévoile peu à peu le secret d’une œuvre qui ne voulut rien recevoir de l’expérience, sinon la couleur d’une inguérissable nostalgie, le regret d’une jeunesse dépensée en pure perte, l’impossibilité d’agir (impossibilité d’abord durement imposée par le destin, puis devenue une sorte d’habitude) – enfin le thème général de l’échec.

Mais cet échec était peut-être préalable et la nostalgie préconçue. Au cœur de celui qui vivait, j’imagine en effet un autre personnage au bizarre comportement : remontant les fleuves quand l’autre à grand bruit les descendait, s’arrêtant quand il eût été nécessaire de marcher, hésitant sur ce qu’il fallait faire ou dire – et l’autre, plus emporté, plus turbulent, plus ambitieux aussi, souffrant de sentir à lui-même cette résistance obscure, qui souvent faisait échouer ses projets et ses désirs dans une sorte de paralysie.

Tant de lenteur, tant d’hésitations, cependant n’étaient que la lenteur et l’hésitation d’un esprit destiné à choisir dans le Dehors les éléments les plus affranchis de toute contingence, les sons et les images qui parlent « à l’âme en secret – sa douce langue natale ».

Loin de représenter une démission, cette recherche poursuivie coûte que coûte était un défi lancé à l’atrocité du siècle. Pour quiconque avait été, comme Charles d’Orléans, plongé comme acteur au plus profond du drame historique, pour un homme qui avait passé les plus belles années de sa vie dans l’attente torturante de la libération, il y avait une sorte de grandeur, de bravoure chevaleresque à éviter les lamentations alors en honneur, les dévotions au culte de la mort et à poursuivre, à travers le massacre et l’incendie, la formule d’une rencontre essentielle, infiniment précieuse, entre l’esprit et les puissances de la vie.

Ainsi – à la différence de Villon (…) – le tendre rêveur princier, quant à lui, franchissait, surmontait les jours les plus tragiques de sa vie. Combien de deuils et combien de souffrances s’étaient amoncelées entre lui et ce qu’il cherchait ! or ce qu’il cherchait n’était rien de moins que l’expression exacte d’un long dialogue entre l’être et lui-même, lorsque sa voix s’efforce d’émouvoir cette « forêt de longue attente » qui borne notre horizon mental aussi bien que notre horizon sensible et qui, muette ou murmurant des propos inintelligibles, semble détenir notre propre secret.

On le voit, la quête dont il s’agissait était bien celle que l’on rencontrera, quelques siècles plus tard, à la source des nouveaux courants poétiques, tels le « romantisme » ou le « symbolisme », qui chercheront, par des voies différentes, à purifier la poésie de tout ce qui n’est pas son essence. Mais c’est (…) à Verlaine que Charles d’Orléans fait surtout penser, par son souci précieux de la magie verbale, par le soin qu’il prend de ramener l’incantation au murmure et l’effusion au sous-entendu, comme si le poète devinait les pièges du destin, mais ne savait s’il faut en sourire avec une feinte résignation ou s’en plaindre à mots couverts.»

Je pourrais continuer pendant des pages. L’analyse de l’œuvre poétique de Charles d’Orléans qui suit ces propos est passionnante, fine, perspicacement lue « de l’intérieur ». Le texte est cité et commenté dans sa musicalité incantatoire, l’œuvre envisagée en elle-même comme « drame en chansons » ou danse, et dans sa filiation ultérieure, avec Nerval aussi, ou Baudelaire. C’est un bonheur de lire de telles pages, intensément nourries de sympathie, profondément accordées à leur objet.

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