Un tout petit livre : Francesco Masala, ''Ceux d'Arasolé'' , chez Zulma.

En italien, Quelli dalle labbra bianche, Ceux aux lèvres blanches, c'est-à-dire les pauvres. C'est, au rythme du glas qu'il est train de sonner pour le vingtième anniversaire de la fin de la guerre, la chronique des neuf villageois morts sur le front russe, par Daniele Culobianco, le sonneur de cloches et seul survivant. Le bouquin date de 62, traduit en 99. Je l'ai trouvé sur les rayons de ma propre bibliothèque en rangeant. C'est magnifique. En Sardaigne, un petit village déshérité, au bout du monde.

Selon prêtre Fele, Dieu a créé notre île en tassant sous son talon de flamme un tas de pierres oubliées au fond du panier. Voilà pourquoi la Sardaigne a la forme d'un pied. Selon Zio Pasquale Corru, le bon Dieu avait un cor au pied à l'endroit d'Arasolé.

Neuf villageois, huit pauvres, tous affublés d'un surnom dépréciatif, et le riche. Tous désignés par la feuille rouge pour la mobilisation. Et tous réunis dans le "bastion 3" de la ligne K, "une tranchée au beau milieu de la plaine russe". Avec les poux, -objets d'une lutte sévère contre le médecin-capitaine "Chie et sue" dont les différents plans de lutte anti-parasites n'aboutissent "qu'à démontrer qu'un pou peut défaire un capitaine" -, les subterfuges pour se faire porter pâle, le vent froid, la neige "aiguë, irritée, violente", LA lettre venue du village – et ses conséquences -…
Au rythme des cloches, le récit va et vient entre le village et la plaine russe, entre les anecdotes de la vie au pays et celles de la tranchée, entre les femmes et les hommes, dessinant dans une langue à la fois familière et poétique le destin obscur et malchanceux des personnages. Des perdants de la vie, sauvés par la dérision, omniprésente. Une dérision qui n'est pourtant jamais grinçante et colore de tendresse humaniste ce petit récit. Les pauvres sont baisés par la vie, sans cesse, par les riches, par le curé, le maître d'école, les chefs, le médecin. Mais ils ont pour eux l'énergie, et la verve qui fait d'eux des êtres de parole, dignes que l'on conte leur médiocre épopée.


Du haut du clocher dong… dong… dong… l'écho cogne contre les cyprès du cimetière et résonne dong… dong… jusqu'aux figuiers de Barbarie qui entourent la maison aux Fontaines Rouges, jusqu'aux vignes pierreuses de Caradé, jusqu'aux champs d'asphodèle et de férule d'Oddoraï où croassent rauques les corneilles, jusqu'aux chênes tortus et saignants des "salti" d'Ucanélé, jusqu'aux champs de blé rouillé de Biduvé, jusqu'aux enclos de myrte et de lentisque des "salti" d'Ovoréi, jusqu'au noir "nouraghe" d'Orvenza, jusqu'aux lointains "salti" de Soliana, où sautillent les chèvres aux pieds noirs et aux yeux jaunes comme le soufre. Les vieux qui travaillent dans la campagne ou se recueillent en silence au fond des maisons de pierre noire, pâlissent en sentant frapper à leur cœur le tambour de la mort. Mais somme toute, faire le métier de carillonneur à Arasolé, ce n'est pas mal du tout. Aujourd'hui, à vrai dire, tous les coups sont gratis. Depuis l'aube, gratis, vous dis-je. Ne vous étonnez pas, bonnes gens, si aujourd'hui je sonne la messe pour rien : c'est celle du vingtième anniversaire de ceux qui sont morts à la guerre et moi je suis l'unique mobilisé d'Arasolé qui ait rapatrié sa peau de Russie.

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