'Peut-on lui pardonner ?' Trollope again

Alice Vavassor a vingt-cinq ans, et elle est maîtresse de sa fortune, quatre-cents livres de rente par an, comme on l’apprend assez rapidement au début du roman. Un fameux pavé, 750 pages plus dix pages de notes, que Stephen King aurait rebaptisé « Can you finish it ?» - où ai-je lu cela ? (le titre anglais est : Can you forgive her ?) – ce qui est assez injuste quoique le début soit en effet un peu languissant, et que Trollope ne soit pas l’auteur le plus enclin à élaguer son propos, chaque fil de l’intrigue allant son train, avec ses personnages, ses détails, ses conversations, et les considérations de l’auteur sur lesdits.
Et des fils, il y en a ! il y a le fil principal, l’histoire d’Alice, jeune femme tellement soucieuse de liberté  et de sincérité qu’elle ne cesse de tergiverser sur ses fiançailles. Et fiancée, plus ou moins, elle l’aura été deux fois à son cousin germain Georges, un bien mauvais garçon, défiguré par une terrible cicatrice, et deux fois aussi à l’impeccable, l’irréprochable John Grey de Nethercoats dans le Cambridgeshire. Il y a le fil Glencora Palliser, la très gracieuse et très aristocratique cousine d’Alice, en proie elle aussi à toutes sortes de tempêtes intérieures, elle qu’on a mariée en son jeune âge au très sérieux, très laborieux Plantagenêt Palliser - l’homme qui a voué sa vie aux chiffres, et qui sera un jour chancelier de l’échiquier - pour lui éviter l’opprobre d’une union avec son grand amour, le magnifique et velléitaire Burgo Fitzgerald. Mais Burgo est toujours aussi splendide, et Plantagenêt est tellement ennuyeux et dépourvu d’imagination ! Ce sont les Palliser, et Glencora en particulier, qui assurent la cohérence de la somme romanesque appelée les Palliser novels (Glencora apparaissait, à l’occasion, dans Les Diamants Eustace, pour voler au secours de Lizzie. Mais Les Diamants Eustace sont postérieurs.) Il y a  la passion de Kate Vavassor pour son frère Georges, passion si intense qu’elle fait tout, y compris par l’intrigue, pour le réconcilier et le marier avec Alice. Il y a la tante aînée des trois cousins, Mrs veuve Greenow, encore fort verte, comme le suggère son nom, accorte, énergique et bienveillante dame au cœur de toute une petite comédie de prétendants : qui choisir, du capitaine Bellfield, bel homme fauché, un peu escroc sur les bords, ou du prospère fermier Mr Cheesacre, petit homme rondouillard et tellement terre à terre ! Il y a le triste château de Westmorelands habité par le colérique grand-père Vavassor, avec ses terres battues par les vents et ses paysages intensément romantiques (passe-t-il dans le personnage de Georges et dans les terres de Westmorelands un souvenir des Hauts de Hurlevent ? il me semble). Il y a les intrigues politiques autour de Plantagenêt Palliser (Planty Pall), et de Georges Vavasseur, candidat libéral des berges de la Tamise. Il y a l’infâme Mr Bott et l’affreuse Mrs Marsham, duègnes auto-proclamé(e)s de Lady Glencora, des agents électoraux, des financiers véreux, des notaires, des domestiques – valets et soubrettes -, des demoiselles sur le retour, de vieilles et (plus ou moins) respectables ladies, et naturellement, une chasse au renard avec vente d’un cheval à la clé. Il y a des tas de noms pittoresques et amusants, comme Mr Cheesacre et son acolyte Bellfield (beau gosse et matamore), Mr Tombe, Mr Grimes et Mr Scruby, ou lady Monk de Monkshade, qui me fait subodorer un clin d’œil, très atténué, au Moine de Lewis.

Glencora, que l’on découvre dans ce roman, est charmante en aristocratique sale gosse portée à secouer le joug des convenances (et Tolstoï, qui admirait tant Trollope, s’est-il souvenu d’elle en faisant s’enfuir Anna avec Vronski ?). Il y a les ruines romantiques d’un prieuré au clair de lune, le Rhin à Bâle, des lacs suisses et anglais, une triste gare à Paris, un bateau pour l’Amérique…. Et l’auteur est ici, comme l’induit le titre directement adressé au lecteur, présent avec quelque insistance. Auteur victorien, comme on s’en souvient. Eh bien, voici deux échantillons de ses réflexions au sujet des femmes, la première émanant de l’auteur soi-même, la seconde extraite d’une conversation entre Kate et Mrs Greenow, où l’on verra que le propos n’a rien de prude.

« Il est des hommes qui de façon générale ont une mauvaise opinion des femmes – aux yeux de qui pratiquement aucune femme ne trouve grâce. Ils mettent à part leur mère et leurs sœurs, comme si elles appartenaient à un autre sexe ou à une autre espèce – et affirment ensuite à qui veut l’entendre que toutes les femmes sont déloyales, que l’on ne peut faire confiance à aucune à moins qu’elle ne soit protégée par une laideur insigne, et que l’on peut toutes les attaquer comme gibier en buisson ou chevreuil au coin d’un bois. Qui ne connaît des hommes ayant eu de telles pensées ? »

«    Mais ma tante, vous êtes une jolie femme, vous savez.

-          Allons, allons, ma fille je sais très bien ce qu’il en est. Crois-tu que je ne sache pas ce qui fait courir les hommes après une femme ? ce n’est pas la beauté…. Et ce n’est pas l’argent non plus. J’ai vu des femmes qui avaient les deux et aucun homme ne cherchait à les approcher ! Ils n’osaient pas. Il y a des femmes si dures et si raides qu’un homme préférerait prendre un peuplier dans ses bras ! tu es un peu dans ce genre, Kate, et je t’ai toujours dit qu’il fallait changer.

-          Je crains d’être trop vieille pour m’améliorer, ma tante.

-          Pas du tout, si tu veux y mettre de la bonne volonté. Tu as de l’argent à présent, et tu n’es pas mal du tout quand tu veux t’en donner la peine. Mais comme je te le disais, ce n’est pas cela qui compte. Certaines femmes sont tellement distantes que les hommes les appellent des « nollimy tangere » (sic) et Orlando lui-même devrait avoir bien du cœur au ventre pour en venir à bout. On dirait à les voir que le mariage est indécent, comme si les bébés naissaient par hasard dans les roses et les choux. Et on dit que les femmes sont effrontées ! il y en a qui sont bien trop timides, à mon avis. »

Tel n’est pas le défaut majeur de Mrs Greenow, qui appelle – presque – un chat un chat. En tout cas, on s’embrasse, on s’étreint, on vibre, on pleure, dans Peut-on lui pardonner ? qui offre au lecteur et à la lectrice, une intéressante brochette d’amants, d’amantes, de couples, - d’ami(e) aussi ! - et la réflexion sur l’amour (y compris physique) qui va avec. Je ne veux pas dévoiler la fin du roman, je déteste les notes de lecture qui racontent l’intrigue en détail. Mais si l’aspiration à la liberté d’Alice connaît des limites, il n’empêche que c’est un personnage moderne, dans ses aspirations, ses incertitudes, sa générosité. Encore un roman où dominent de belles et diverses figures de femmes, et un éloge plus ou moins latent du mariage fondé en lucidité et en estime réciproque.

Et dire qu’il me reste encore quelques pavés à lire de la saga des Palliser ! Phinéas Finn (qui m’attend, puis Phinéas redux – est-il même traduit en français ? – et Le Premier Ministre, même question. En tout cas, ils ne sont pas à la bibliothèque. A suivre….

L'illustration de l'entretien nocturne de Glencora et d'Alice dans les ruines du Prieuré de Matching vient du site Anthony Trollope.

Commentaires

1. Le mercredi, février 8 2012, 11:10 par Wanda-Lou Zy

Cet opus de Trollope, dans le début de cette riche description, me fait fort penser à Portrait de femme, d'Henry James !
Mais visiblement, seulement le début.

2. Le mercredi, février 8 2012, 22:24 par Agnès

Bonsoir Zaza,

quelle avalanche de lectures ! Merci de ton généreux passage, et je me réjouis que tu y aies trouvé ton plaisir.

Tibi,

A.

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