Trollope, obstinément : Quelle époque !

         La lecture d’un pavé tel que celui qui est photographié deux billets plus bas prend assurément beaucoup de temps – non, je n’écrirai pas qu’elle est ‘‘chronophage’’, quel affreux terme de jargonaute, selon l’expression reprise par Jacques A. Bertrand, papou, dans sa dernière livraison de Les Gens, c’est tous des sales types – beaucoup de temps nocturne, et avouons-le, diurne aussi : près de 800 pages grand format, cent chapitres, et une foule de personnages entre Londres, ‘‘Frisco’’ et, essentiellement, le Suffolk. C’est encore un Trollope - chez Fayard, cette fois - The Way We Live Now, heureusement traduit par Quelle Epoque ! et le roman grouille de personnages. Dans le monde des journaux – c’est par là que l’on entre dans le roman -, dans celui de la jeunesse dorée, dans celui de la campagne et de ses habitants, aristocrates ou paysans attachés aux valeurs de la vieille Angleterre, mais surtout dans le monde de la haute finance où triomphe Augustus Melmotte, pas moins : Augustus à l’impérial prénom, Melmotte, francisation transparente du Melmoth de Maturin, mais surtout, me semble-t-il, clin d’œil au Melmoth Réconcilié de Balzac, qui se situe dans le monde de la finance, et dont le premier personnage est le caissier de Nucingen. Or on trouve aussi, dans Quelle époque !, un personnage d’homme de confiance, Croll, allemand, dont l’auteur transcrit l’accent chuintant, ce qui ne manque pas d’évoquer le parler galimatiesque de Nucingen. Quant à Augustus, il est censé être français, et c’est un homme mystérieux, à l’identité incertaine, qui a parcouru, d’escroquerie en métamorphose, l’Europe et l’Amérique. Sorte de Protée errant, donc, à la parenté littéraire très marquée. Pour qui, comme moi, est totalement imperméable aux mystères de la finance, ce livre déploie avec une pédagogie rare les arcanes et les mystères de la spéculation, et les mécanismes de ce qui, me semble-t-il, s’appelle aujourd’hui une « bulle » spéculative, le mot apparaît à plusieurs reprises dans le texte. Et c’est autour d’actions de la Compagnie des Chemins de fer du Pacifique Centre et Sud des Etats-Unis, exportés à Londres par le bouillant et entreprenant Mr Fisker, dont le sens moral n’est pas la vertu première, que s’enfle et s’auréole de toute-puissance et chancelle la fortune déjà considérable d’Augustus Melmotte, bientôt promu aux plus grands honneurs politiques. Sa fille, la terne et discrète Marie, en devient un enjeu de choix pour les coureurs de dot de tout poil, parmi lesquels l’ignoble baronnet Sir Felix Carbury, magnifique spécimen de crapule sans cœur ni scrupule, au désespoir de sa mère, Lady Carbury, femme de lettres au petit pied mais aux grandes ambitions, qui le vénère, et tente à toute force de lui trouver une épouse fortunée pour sortir la famille de la dèche qui la menace.

           C’est une perle de roman. Très scénique, très enlevé, très composé. Dirigé de main de main de maître par un romancier omniscient mais discret, et toujours tellement doué de bienveillance pour ses créatures que même Augustus Melmotte échappe à un jugement entièrement négatif (mais pas Sir Felix Carbury. Celui-là, irrécupérable). D’où des interventions, toujours mesurées, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, pour accompagner son lecteur dans la découverte de son monde et de ses personnages, car, j’en suis sûre désormais, Trollope croyait dur comme fer à la vertu éducatrice du roman, sans jamais le rendre idéologique ni démonstratif.

          Les figures de femmes, jeunes et moins jeunes, sont merveilleuses. Il y a des Anglaises, lady Carbury et sa fille à marier, Henrietta (Hetta), la jeune paysanne Ruby Ruggles qui n’a pas froid aux yeux, sans parler de l’imbuvable et arrogante Georgiana Longestaffe, que l’on ne peut pourtant s’empêcher de plaindre parfois, et une Américaine, Mrs Hurtle, dangereuse « tigresse » aux yeux de son fiancé timoré qu’elle est venue retrouver du bout du monde, ou à ceux du très respectable Sir Roger Carbury. Très belle, et nuancée, figure de femme libre, elle est, je crois, ma préférée. Et puis il y a Marie Melmotte, qui acquiert insensiblement autorité, liberté, dignité, et séduction, comme le découvre presque malgré lui l’un des ses soupirants, Lord Nidderdale, moins nul au fil du roman qu’il ne le semblait au début. Il y a des gentlemen, dont le modèle absolu est Roger Carbury, le cousin de Félix et Hetta, quadragénaire venu tard à l’amour, mais auquel n’a rien à envier le banquier juif Ezechiel Breghert, éphémère prétendant de Georgiana. Il y a aussi une belle galerie de parasites et de mufles, et pas moins que l’Empereur de Chine soi-même, quoique muet, star d’une réception à tout casser qui occupe quelques chapitres du roman. Il y a une femme de chambre nommée Didon et ce merveilleux amoureux rustique qu’est John Crumb le bien-nommé. Il y a des billets sentimentaux ou à ordre, des lettres d’affaires et d’amour, des articles littéraires et politiques, des monologues intérieurs et de très nombreux dialogues. Il y a des clins d’œil divers au contexte politique, aux ennemis conservateurs de l'auteur – et les notes de fin de texte sont très bien faites, comme la traduction, d'Alain Jumeau, fluide et réussie -, et même à son invention de la boîte-aux-lettres, la rouge et si typique boîte-aux-lettres anglaise, que Trollope soi-même imposa ! Il y a de quoi se perdre pendant tout un week end et au-delà, et pour vous qui n’avez pas encore lu The Way We Live Now, en français ou en anglais, la perspective d’un voyage romanesque particulièrement captivant, particulièrement savoureux. De ceux qui emportent, qui font vibrer, sourire, et réfléchir.

Et merci à Jérémy pour m'avoir photographié, in situ, une de ces fameuses boîtes-aux-lettres !

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