Steven Saylor - Un Egyptien dans la ville

Un Égyptien dans la ville, de Steven Saylor, est un livre brillant. Le titre anglais est The Venus Throw, Le Coup de Vénus, aux dés, lorsque ceux-ci étaient des astragales de moutons, et ne portaient que quatre chiffres I, II, IV et VI. C’est précisément cela, le coup de Vénus, obtenir la suite des quatre chiffres, et c’est un signe de chance ; quatre, comme il y  a quatre parties brillamment paronomastiques à ce roman policier romain de la collection «  Grands détectives »  chez 10/18. Nex, Noxia, Nox, Nexus : «  meurtre, crime, ténèbres, nœud[1] » . C’est le quatrième de la série des aventures de Gordien, le «  privé »  romain, chacune organisée autour d’un épisode majeur de l’histoire politique et littéraire de la Rome républicaine : Du Sang sur Rome tourne autour du procès de Roscius d’Amérie, plaidé par le tout jeune Cicéron en 80 avant J.C., à la toute fin de la dictature de Sylla, L’Etreinte de Némésis (en fait, Le Bras de Némésis), se déroule pendant la révolte de Spartacus, autour de la figure de Crassus, L’Enigme de Catilina évidemment autour de la conjuration du même, avec Cicéron encore au cœur de l’intrigue, et enfin celui-ci, que j’admire tout particulièrement. Je viens de le relire, pour cause de cours, et j’en ai éprouvé un extrême plaisir. Sans doute parce qu’il ressuscite avec brio des personnages et des textes qui me sont particulièrement chers : Clodia, la sulfureuse amante du jeune poète Catulle, pour laquelle il atteint dans son œuvre si brève des sommets d’intensité dans la passion amoureuse et l’invective, Catulle lui-même, ombre désemparée et sardonique, traînant sa souffrance d’amant délaissé, Clodius, le mari, euh… le frère de Clodia (le lapsus épigrammatique est de Cicéron), l’agitateur politique et démagogue féroce, Caelius enfin, le jeune et brillant orateur, dépravé, velléitaire, accusé par Clodia d’avoir voulu l’empoisonner. Le tout sur fond d’« Affaire égyptienne », au moment se joue l’indépendance de ce grand et vénérable pays, et où une délégation d’émissaires vient d’être méthodiquement éliminée, parmi lesquels le philosophe académicien Dion d’Alexandrie - et Caelius est impliqué aussi dans cette affaire.

Gordien, sa femme, l’ex-esclave Bethesda qu’il a épousée pour que leur fille, Gordiane, alias Diane, naisse libre, et leurs deux fils adoptifs Meto et Eco (adoptés lors des précédentes intrigues), sont au cœur d’une enquête qui lie Dion, ex-maître en philosophie de Gordien à Alexandrie en sa jeunesse aventureuse, Clodia, et Caelius. Un grand mois avant le procès, pour élucider quelques ténébreux mystères, d’empoisonnements, en particulier. Avec, pour point culminant final, le procès de Caelius et le discours de Cicéron, remis en scène et en forme, comme dans chacun des romans. Ici, c’est délectable. Le discours de Cicéron pour Caelius, qui est une exécution en règle de Clodia, à grands coups d’insinuations, de bons mots, de sophismes et de ragots - mais la dame y prêtait semble-t-il le flanc – est d’une habileté, d’une malice, étincelantes. Non que cela flatte chez l’auditeur (le lecteur) les sentiments les plus élevés, bien au contraire, mais le romancier met au service de l’épisode, et de ses spirituels protagonistes, une érudition, une imagination et une plume digne de ses personnages. (Même si je suis certaine que Catulle n’a pas participé à la rédaction du discours !). 

Lequel Catulle, retraduit de l’anglais après l’avoir été du latin, un peu refondu aussi, ça fait bizarre.

En voici deux carmina, le premier dans la belle traduction de Pierre Feuga chez Orphée/ La Différence

NVLLI se dicit mulier mea nubere malle
       quam mihi, non si se Iuppiter ipse petat.
Dicit: sed mulier cupido quod dicit amanti,
       in uento et rapida scribere oportet aqua.

«  Je ne voudrais m’unir à nul autre que toi,
Pas même à Jupiter », dit la femme que j’aime,
Mais ce que femme dit à un amant épris,
Ecris-le sur le vent et sur l’onde qui fuit.


Ou dans le genre invective, ce poème cité par un de mes anciens lecteurs en commentaire il y a quelques jours. Cette fois, la traduction est celle d’Olivier Sers :

Ici, à moi, les hendécasyllabes!
Tous ici, de partout, tous autant que vous êtes!
Une obscène putain qui m'a pris pour pantin,
Prétend ne pas me rendre vos feuillets
Pour voir si vous allez vous laisser dépouiller!
Courons-lui sus et crions-lui après :

« Sale putain, rends les carnets,
Rends les carnets, salope de putain ! »
Vous demandez qui c'est? Cette orde tapineuse
Qui braille à grand fracas d'un rire de théâtre
Tout comme un chien gaulois ouvrant sa large gueule !
Faites la ronde autour et criez-lui après :
« Sale putain, rends les carnets,
Rends les carnets, salope de putain ! »
Elle s'en fiche? Ô gadoue, lupanar,
Ô plus infect s'il se pouvait !
À croire qu'on n'a pas crié assez !
Faisons plus, puisqu'il faut, pour que s'empourpre enfin
Cette face blindée, ce dur mufle de chien,
Et crions derechef, hurlons toujours plus fort :
« Sale putain, rends les carnets,
Rends les carnets, salope de putain !»
On perd son temps, elle ne bronche pas.
Il va falloir changer de style et de méthode,
Essayons pour voir si ça marchera mieux :
«  Rendez-nous les carnets, ô femme chaste et pure! »

 

C'est de Lesbia, bien sûr, qu'il est question ici, en vers hendécasyllabes inspirés de Sappho, la poétesse grecque à qui Catulle rend hommage en nommant de cette épithète sa bien-aimée, - ici passablement mise en pièces!


[1] Le nœud de Gordien, bien sûr, ou plutôt les nœuds, ceux de l’intrigue, comme ceux de son étrange famille.

 

Commentaires

1. Le jeudi, juillet 18 2013, 21:18 par S. Brice

Mon deuxième sur la liste des romans de Saylor MAIS je donne la première place à l’Énigme de Catilina, j'avais adoré retrouver le Gordien devenu paysan qui s'ennuie, les démêlées avec son régisseur, la description de la vie à la campagne. De plus les mystères autour des meurtres sont particulièrement sombres et inquiétants.

2. Le jeudi, juillet 18 2013, 22:09 par Agnès

Hello!... Je dois dire que depuis ma lecture déjà lointaine de Du Sang sur Rome, j'ai oublié quelques romans. De Catilina, je me souviens essentiellement de l’explication du système électoral, ce qui n'est certes pas le plus essentiel de l'intrigue...^^

3. Le jeudi, juillet 18 2013, 22:48 par S. Brice

Non ce n'est pas l'essentiel! Vous devriez vous y replonger à l'occasion: vous passerez un agréable moment.

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