Un peu de littérature, que diable !

Ce blogue presqu'à l'abandon depuis le mois de mai, après ma frénésie lectrice de janvier ou d'avril, et voué uniquement à des considérations techniques, est vraiment trop triste ! mais comme je n'ai pas le temps de rédiger un billet - ni même celui de lire !!! - voici, en cette fin de printemps embaumée par les seringas, et pour partager le plaisir d'un beau texte, un fragment célébrissime du chapitre XXVIII des Essais de Montaigne, celui de la rencontre avec La Boétie.

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer (C) qu'en répondant : « Parce que c'était lui ; parce que c'était moi. »
(A) Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. (C) Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre.
Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence , si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n'avait point à perdre temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. (A) Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; (C) qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. (A) Je dis « perdre », à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.

L'un avait 25 ans, l'autre 28. Leur amitié a duré quatre ans, jusqu'à la mort de La Boétie emporté par la peste de 1563. C'est de la fracture ouverte par cette mort qu'a dû naître le livre singulier et sans cesse en mouvement que sont les Essais. Je travaille dessus dans la belle et passionnante édition, hélas trop ignorée ! qu'en a donné André Tournon à l'Imprimerie Nationale en 1997. Travail méticuleux, commentaire lumineux, et surtout transposition en ORTHOGRAPHE modernisée, sans toucher au texte, établi avec la plus grande rigueur. Débarrassé des étrangetés orthographiques pseudo-seizième (car il s'agit en quelque sorte d'une orthographe «Viollet-Leduc», ainsi que l'expose la préface) qui en hérissent les éditions, rendu à sa ponctuation excentrique et si caractéristique de la pensée à sauts et à gambades de Montaigne, et équipé d'un lexique d'accès facile, le texte en devient accessible sans que l'on ait à le « traduire », (c'est la dernière tendance ai-je cru comprendre), le privant ainsi de toute sa saveur.
Je vous laisse avec cet esprit vigoureux et réglé, dont la conférence saura à l'orée des vacances fortifier le vôtre.
N.B. : Les lettres (A) et (C) signalent différentes strates du texte, les ajouts opérés entre la première édition de 1580 et celle de 1595, revue et amendée après découverte de «l'exemplaire de Bordeaux».

Commentaires

1. Le samedi, juin 5 2010, 19:41 par Aurelie

Les joies du hasard ! Après cette rencontre surprise dans une librairie, comment douter que le livre est un vrai vecteur de rencontres ?
Le site de mon acolyte rémoise : http://leslecturesdemarie.free.fr/I...

2. Le dimanche, juin 6 2010, 10:12 par Agnès

Bonjour Plume ! et merci de cette visite virtuelle qui accompagne la rencontre réelle : les librairies sont des lieux inspirés !!
Les Papous, c'était deux heures et demie d'éclats de rire. Et maintenant je retourne, loin des lectures de loisir, à ma tâche de fin d'année :-(
Amitiés à toutes deux,
A.

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