Benoît Chantre, dans la salle A105 du lycée Pierre d'Ailly, mercredi 29 mai 2024.
Pour cette 3e édition des LUNDIS DE PIERRE D'AILLY, Benoît Chantre nous a instruits avec clarté et rigueur sur l'oeuvre anthropologique de René Girard. Qu'il en soit vivement remercié !
Et merci encore une fois à Axelle D., KH, pour ses très belles photos !
Benoît Chantre et Reynald André Chalard, pour la présentation de la conférence
3e édition des LUNDIS DE PIERRE D'AILLY
LA THÉORIE MIMÉTIQUE EN LITTÉRATURE (Littérature et Anthropologie)
Conférence de Benoît Chantre sur l'œuvre de l'anthropologue René Girard (1923-2015).
Cette 3e édition des LUNDIS DE PIERRE D’AILLY poursuit ce cycle de conférences aux études littéraires, sous le patronage d’Ernst Robert Curtius, philologue allemand, spécialiste des littératures romanes, qui affirme ceci, dans son maître ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin : « La spécialisation sans l'universalisme est aveugle, l'universalisme sans la spécialisation n'est qu'une bulle de savon. » Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, 1953.
En complétant l’apport plus généraliste des RENCONTRES DE PIERRE D’AILLY, il s’agit de faire réfléchir les étudiants des classes de Lettres sur la spécificité des études littéraires, en les confrontant «techniquement» aux différentes approches critiques de cet objet particulier que l'on appelle littérature. Face à un spécialiste universitaire d'un auteur, d'un genre, d'une période ou d'un mouvement, qui présente, dans le cadre d'une conférence, le ou les problèmes précis posés par une œuvre littéraire au programme, ils sont invités à questionner le sens de ce qui leur est donné à lire mais aussi le rapport de ce questionnement à la culture générale. À une époque où il est plus que jamais urgent de mettre le singulier à l'épreuve de l'universel, l'exigence de Curtius nous paraît fondamentale pour la construction critique des savoirs.
Les deux premières éditions étaient successivement consacrées à la critique thématique puis à la critique philologique. C’est aujourd’hui à l’anthropologie, qui appartient aux sciences humaines, que nous porterons notre attention. Et dans ce vaste champ du savoir, nous nous intéresserons plus précisément à l’anthropologie mimétique de René Girard, dont les travaux ont eu pour essentiel objet d’étude la violence et le religieux. Cette anthropologie-là concerne donc la « culture », c’est-à-dire les rapports humains. Pour nous y aider, nous avons la chance immense d’accueillir Benoît Chantre, qui nous fait l’honneur et l’amitié de sa présence.
Benoît Chantre est docteur ès lettres, essayiste, dramaturge et éditeur. Président de l'Association Recherches Mimétiques (ARM), il est fellow de la Fondation Imitatio (San Francisco) et membre associé du Centre international d'études de la philosophie française contemporaine (CIEPFC-ENS Rue d'Ulm). Il vient de publier aux éditions Grasset (2023) la biographie intellectuelle de René Girard, anthropologue de la violence et du religieux, et théoricien du désir mimétique. Son précédent livre sur Girard, Les Derniers jours de René Girard (Grasset, 2016), peut se lire comme une belle et dense introduction à l'œuvre de notre anthropologue. Benoît Chantre est notamment l'auteur d'un ouvrage sur la pensée de Charles Péguy intitulé Péguy point final ( Le Félin, 2014) et d'un essai sur le poète Hölderlin, Le Clocher de Tübingen, Grasset, 2019. Sa bibliographie compte aussi des livres d’entretiens qui sont de véritables dialogues, avec des écrivains aussi différents que Philippe Sollers, dans son ouvrage intitulé La Divine comédie en 2000, Jacques Julliard, dans Le Choix de Pascal en 2003 et René Girard, dont il a coécrit le dernier livre Achever Clausewitz (en 2007, réédité dans une version augmentée chez grasset en 2022). C’est un livre qui est bâti sur de longues discussions qu'il a eues avec lui et qu'il a entièrement remanié et rédigé, dit-il lui-même dans l’introduction. N'oublions pas La Conversion de l’art, en 2008 (réédition chez Grasset en 2023), ouvrage dans lequel il a rassemblé des textes de René Girard, écrits à différentes époques (certains datent du début des années 1950). Il faudrait aussi mentionner les films d’entretien La Violence et le Sacré, Le Sens de l’histoire, les nombreux colloques qu'il a organisés, notamment à Bibliothèque nationale de France, sur René Girard ET d’autres penseurs comme Levinas, Bourdieu, Sartre, Michel Henry. Il a aussi participé au beau Cahier de L’Herne consacré à René Girard en 2008…
Il faut savoir que nous avons déjà eu le plaisir de recevoir Benoît Chantre le 26 novembre 2015, à l’occasion de la 3e édition des RENCONTRES DE PIERRE D’AILLY. C’était trois semaines après la disparition de René Girard et deux semaines seulement après les attentats terroristes de Paris. J’avais proposé aux Hypokhâgneux de l’époque une réflexion comparative sur l’œuvre de Pascal – dont nous avions à lire les Pensées – et sur l’œuvre de René Girard, que les élèves devaient découvrir en se frottant à son premier livre de 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque. Nous avions ainsi esquissé un parallèle à la Plutarque de ces deux œuvres-vies, pensant trouver chez nos deux auteurs – mutatis mutandis – une approche d’abord anthropologique puis théologique de la condition humaine ; l’un analysant minutieusement les conséquences métaphysiques de la violence mimétique, l’autre la misère de l’homme sans Dieu, et les deux s’acheminant ensuite vers une apologie du christianisme. La conférence de ces RENCONTRES était d’ailleurs intitulée René Girard : « Du désir mimétique à l’apologie du christianisme. » Ce n’est pas un hasard si le philosophe français Michel Serres avait dit de René Girard qu’il était « le Darwin des sciences humaines », tandis que l’écrivain italien Roberto Calasso, plus récemment, faisait de lui « le dernier Père de l’Église »…
C’est cependant du versant anthropologique qu’il va surtout être question aujourd’hui, même si les deux pôles distingués ne peuvent se comprendre tout à fait l’un sans l’autre. C’est en effet Mensonge romantique et vérité romanesque qui concerne au premier chef les littéraires que nous sommes. Dans un numéro de la revue des Annales daté de 1965, voici ce que l’on peut lire en introduction au dossier consacré à « la théorie du roman de René Girard », avant les articles d’un éminent spécialiste du romantisme Michel Crouzet et du fameux poéticien Jean Cohen :
« Le livre de R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, n'a pas eu à notre sens, au moment de sa publication, l'accueil qu'il aurait dû recevoir. Cet ouvrage appartient à un genre nouveau, puisqu'en lui se retrouvent les finesses de l'analyse littéraire, les concepts de l'étude philosophique et les perfections de la recherche psycho-sociologique. Parce qu'il renouvelle en quelque sorte la critique, il s'est trouvé pris en porte à faux, chaque spécialiste pensant que ce texte relevait de l'autre. ».
Il faut lire, notamment, les chapitres de la biographie de Benoît Chantre consacrés à la réception de Mensonge romantique et vérité romanesque pour se rendre compte que la thèse de René Girard n'a laissé aucun intellectuel digne de ce nom indifférent : de Jacques Charpier, critique littéraire et poète, qui lui reproche de succéder à Chateaubriand apologète, à Georges Poulet, éminent professeur de littérature et tenant de la critique d'identification, qui estime qu'un système de lois ne saurait réduire la vie de l'esprit, en passant par Lucien Goldmann, sociologue de la littérature, pour qui «toute oeuvre exprime la vision du monde d'un groupe donné» (p. 303), nombreux sont ceux qui ont relevé le défi d'une lecture exigeante. Plus qu'un schéma fonctionnel - tel celui de Jakobson, qui concerne la communication et les fonctions du langage ou celui encore de Greimas, qui traite des instances agissantes au sein du récit - le triangle mimétique de Girard, avant de servir de fondement à une théorie complète de la culture humaine, permet de comprendre les oeuvres littéraires de manière très suggestive, dût-on en passer par la discussion critique voire la polémique. Ainsi, les Hypokhâgneux qui ont lu Le Rouge et le Noir, de Stendhal, programmé pour les khôlles, ont eu l'occasion de réfléchir intelligemment sur les personnages de ce roman et ce qu'en disent les premières pages de Mensonge romantique et vérité romanesque :
« Les aspects extérieurs de l’imitation sont les plus frappants mais retenons surtout que les personnages de Cervantès et de Flaubert imitent, ou croient imiter, les désirs des modèles qu’ils se sont librement donnés. Un troisième romancier, Stendhal, insiste, également, sur le rôle de la suggestion et de l’imitation dans la personnalité de ses héros. Mathilde de la Mole prend ses modèles dans l’histoire de sa famille. Julien Sorel imite Napoléon. Le Mémorial de Sainte-Hélène et les Bulletins de la Grande Armée remplacent les romans de chevalerie et les extravagances romantiques. Le Prince de Parme imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde s’entraîne à donner la bénédiction devant un miroir; il mime les vieux prélats vénérables auxquels il craint de ne pas ressembler suffisamment.
L'histoire n’est ici qu’une forme de littérature; elle suggère à tous ces personnages stendhaliens des sentiments, et surtout des désirs qu’ils n’éprouveraient pas spontanément. Au moment d’entrer au service des Rênal, Julien emprunte aux Confessions de Rousseau le désir de manger à la table des maîtres plutôt qu’à celle des valets. Stendhal désigne du nom de vanité toutes ces formes de « copie », « d’imitation ». Le vaniteux ne peut pas tirer ses désirs de son propre fonds ; il les emprunte à autrui. Le vaniteux est donc frère de Don Quichotte et d’Emma Bovary. Et nous retrouvons chez Stendhal le désir triangulaire. » p. 18-19.
C’est donc avec impatience que nous attendons, cher Benoît, que tu nous éclaires sur cet ouvrage, décrit par les commentateurs des Annales comme d’un « genre nouveau » : dans quel monde intellectuel s’est-il enfanté ? Quelle en est la thèse, et comment s’illustre-t-elle dans les romans choisis par René Girard ? Qu’inaugure-t-elle et en quoi est-elle importante pour les études littéraires ? Plus largement, comment situer René Girard dans le champ du savoir anthropologique (je crois que tu étais hier soir au Musée du Quai Branly pour en discuter avec deux anthropologues, Frédéric Keck et Rémi Labrusse). Nos Khâgneux ont à lire et à étudier un ouvrage d’Alban Bensa, La Fin de l’exotisme qui polémiquerait peut-être avec Girard sur les rapports entre structure et histoire ? Je te cède donc la parole, cher Benoît, et te remercie sincèrement au nom de nous tous !
Benoît Chantre explique la théorie du désir triangulaire, selon René Girard
Hypokhâgneux et Khâgneux posent des questions à Benoît Chantre
Étienne G., KH, spécialiste de Lettres modernes
Jonathan G. HK
Noé B., HK
Mathias C., KH, spécialiste d'Histoire-Géographie
Des Hypokhâgneux et des Khâgneux attentifs !
REMERCIEMENTS ET REMISE DU CADEAU
Les déléguées de l'HK offrent à Benoît Chantre La Divine Comédie de Dante - illustrée par Botticelli - pour le remercier de sa venue à Compiègne.
Avec les déléguées de l'HK, Zoé D.-D. et Emma M
Questions prévues pour la conférence-débat du mercredi 29 mai 2024 à Compiègne
1. René Girard fait de Don Quichotte et Emma Bovary un couple emblématique du « désir mimétique ». Le donquichottisme est cependant différent du bovarysme. Peux-tu nous éclairer à ce sujet ? N’y a-t-il rien à sauver du bovarysme ? Autrement dit cette « faculté de se concevoir autre que l’on est » condamne-t-elle immanquablement les lecteurs que nous sommes à l’enfer d’un désir mimétique voué à l’échec, comme c’est le cas pour Emma ?
2. Dans l’étude des médiations, René Girard, évoque un cas particulier, celui de la « coquette » - nous pensons tous à la Célimène du Misanthrope, dont le désir semble étonnamment se passer de médiateur. C’est l’occasion pour R. Girard de s’interroger sur la nature du narcissisme. Que peux-tu dire à ce sujet ? Et que penser de cette idée selon laquelle cette « attitude » serait plus typiquement féminine ?
3. Que penser d’Alceste ? Il veut – dit-il dès la scène 1 de l’acte I – qu’on le distingue. Que penser de cette volonté de supprimer le médiateur, le modèle, longtemps avant le romantisme ?
4. Pour Girard, il y a une permanence du désir mimétique, que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, mais dont les formes diffèrent en fonction des objets, qui changent avec le temps. Il y a donc une grande attention portée à l’histoire, chez Girard, et une observation fine des sociétés telles qu’elles sont représentées dans les romans. Il montre notamment la différence qui existe entre les vaniteux de Stendhal et les snobs de Proust. Qu’est-ce qui explique que « les snobs de La Recherche du temps perdu sont beaucoup plus angoissés que les vaniteux du Rouge et le Noir » ? (comme Emma, beaucoup plus angoissée que Don Quichotte) Mensonge, p. 104.
5. Curieusement, Girard ne semble pas s’intéresser beaucoup à Victor Hugo, à part un article très suggestif dans Critique dans un souterrain, qui étudie les monstres hugoliens et quelques mentions furtives dans Mensonge, notamment quand il parle des antithèses sublimes de Hugo caricaturées par les antithèses grotesques de Flaubert. Le sublime romantique de Hugo serait-il ici en cause ? Les futurs Hypokhâgneux auront Les Misérables au programme l’année prochaine, et nous travaillerons entre autres choses sur le mythe de Napoléon dans cette œuvre, à l’occasion de la venue de Jean Tulard au lycée Pierre d’Ailly.
6. Mensonge romantique : « Le désir métaphysique conduit toujours, nous le savons, à l’esclavage, à l’échec et à la honte.» p. 204 et « Percevoir la vérité métaphysique du désir c’est prévoir la conclusion catastrophique. » p. 322. Est-ce cette prise de conscience qui permet la « conversion romanesque » ? L’œuvre de Proust a beaucoup compté dans cette révélation ? Je crois que l’exemple proustien t'a aussi beaucoup marqué. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
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