EMMANUEL PIERRAT - © PHOTO JOËL SAGET / AFP


11 e édition des RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY (2013-2023)

Conférence de Me Emmanuel Pierrat sur la liberté d'expression de l'écrivain, prévue jeudi 30 novembre 2023, à 14h00, au lycée Pierre d'Ailly, à Compiègne, en salle Imago Mundi.

Thème de cette nouvelle conférence :

«LITTÉRATURE, DROIT ET MORALE : LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ DE L’ÉCRIVAIN»

Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle. Il dirige un cabinet spécialisé dans le droit de la culture et les affaires de censure. Ancien Conservateur du Musée du barreau de Paris, il est Secrétaire Général du Musée Yves Saint-Laurent Paris et membre du Comité scientifique des Musées des Arts Décoratifs. Il est en outre l’auteur de plus d’une dizaine de romans et récits, de nombreux essais, et rédige un blog judiciaro-littéraire, alimenté chaque semaine, sur le site de livreshebdo.fr

L’objectif de cette nouvelle conférence sera de s’interroger, avec Emmanuel Pierrat, sur la liberté d’expression et sur la responsabilité de l’écrivain face au droit, qui les définit, en les codifiant. Appartenant à un autre ordre, la morale peut renforcer ou contester le droit pour imposer son jugement à la littérature. Voilà qui exige, pour la réflexion, une rapide mise en perspective historique.

Morale de l'oeuvre, morale de la lecture

Et sans doute faut-il commencer par distinguer morale collective et morale individuelle, faire une différence entre l’ensemble des valeurs et des règles d’action qui s’imposent aux groupes humains par le bais d’appareils prescriptifs comme la famille, l’École, l’Église, et les variations individuelles des pratiques de cette morale car, comme l’écrit Michel Foucault dans le tome II de son Histoire de la sexualité (L'Usage des plaisirs, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, p. 759.) : « Un code d’actions étant donné (…), il y a différentes manières de « se conduire » moralement, différentes manières pour l'individu agissant d'opérer non pas simplement comme agent, mais comme sujet moral de cette action. » (Je souligne). Un aspect de ce que Foucault nomme la « substance éthique » de l’individu se forge ainsi par la lecture, dont le modèle occidental est commandé, depuis Platon (République livres III et X) et saint Augustin (Confessions, livres I et III) par le principe ascétique (amélioration éthique de l’individu) et le principe esthétique (expérience littéraire, plaisir de la lecture). Comme l’a montré Brian Stock dans son livre intitulé Lire, une ascèse (éd. Jérôme Million, 2008), ces deux principes ont été subordonnés l’un à l’autre dans des proportions qui ont pu varier au cours de l’histoire, du Moyen Âge d’Abélard, au romantisme d’un Coleridge et d’un Schopenhauer, à travers la notion d’imagination créatrice. Le plaisir que nous éprouvons à lire des fictions ne provient pas que de la forme esthétique de l’œuvre, mais elle vient aussi de la connaissance de l’homme que celle-ci nous procure et des « manières d’être » ou d’agir qu’elle nous propose. Ainsi, Marielle Macé peut affirmer ceci, dans Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011 : « Un livre peut en effet acquérir la force d’une autorité, montrer qui ou quoi désirer, et doubler en cela notre formation intérieure d’une antériorité active ; il devient une sorte de conseil, et même d’oracle, un passé choisi qui a tout à la fois la magie de la prophétie, l’inquiétante étrangeté du pressentiment, et la justesse d’une préfiguration. Cela ne peut pas avoir lieu sans excès, sans emportement complet du sujet, car le désir témoigne, comme c’était le cas pour Marcel (Proust), d’un véritable entêtement : ‘Lire, c’est désirer l’œuvre, c’est vouloir être l’œuvre, c'est refuser de doubler l'œuvre en dehors de toute autre parole que la parole même de l’œuvre.’(2) Possibilisation de soi et acquiescement à l’injonction d’un dehors, ici, sont volontairement mêlés. » p. 191. René Girard a par ailleurs montré que le désir mimétique peut avoir pour origine un certain contact avec la littérature, ce qui est alors susceptible de rendre l'oeuvre et la lecture dangereuses, pour la société et pour l'État, selon que l'influence incite ou non le sujet à l'action : de Paolo et Francesca - imitant Lancelot et Guenièvre, dans la Divine comédie de Dante - à Emma Bovary, en passant par Don Quichotte et les lecteurs de Werther, ce mimétisme anthropologique est redoutable, quels que soient ses formes et ses effets, fastes ou néfastes, car il peut remettre en question l'ordre politico-social (cf. notamment Mensonge romantique et vérité romanesque, de R. Girard et De l'horrible danger de la lecture, de Voltaire, dans un contexte autrement particulier).

L'Écrivain face à la Loi

Dans ce cadre si particulier et si intime de la lecture, on peut penser, comme Pascal, que « la vraie morale se moque de la morale » (fr. 671, éd. Sellier). Le lecteur est alors reconnaissant envers les auteurs qui lui permettent de se constituer en « sujet moral » par la lecture, fût-ce au prix de bouleversements intérieurs, adhésions ou rejets. L’histoire littéraire montre que le prix à payer pour une telle liberté, aussi bien pour les auteurs que pour ceux qui les lisent, peut être parfois très cher. Car la morale publique, celle qui régit les « bonnes mœurs » codifiées par le droit positif, et la morale religieuse – ou les deux combinées, selon les époques – ont le pouvoir de fixer les limites de ce qui peut s’écrire et donc se lire : un écrivain ne peut donc pas tout dire impunément, sa responsabilité est engagée, comme l’a étudié Gisèle Sapiro, dans son livre intitulé précisément La Responsabilité de l’écrivain (Seuil, 2011), dans lequel elle établit, notamment, une généalogie de la morale littéraire. Et force est de constater que dans ce domaine, les avis divergent voire s’opposent ou se combattent : parfois, nous pourrons trouver que la censure est légitime, parfois nous serons consternés par ce que nous estimerons être une injustice, à moins que nous ne remettions en question la possibilité de censurer l’art, mais alors selon quelles modalités, ou à quel prix ? Car si nous n’avons aucun doute aujourd'hui sur les cas de Rabelais, Molière, Racine, Voltaire, Flaubert, Baudelaire, par exemple, nous sommes moins assurés de notre jugement pour des œuvres plus récentes, comme celle de Louis-Ferdinand Céline, dont les pamphlets abjects compliquent – voire interdisent pour certains – la lecture de l’œuvre fictionnelle, même Voyage au bout de la nuit. Obnubilés par des cas extrêmes, qui peuvent légitimement susciter notre indignation, nous avons oublié, à tort ou à raison, qu’au début du siècle une revue prestigieuse, la Nouvelle Revue Française, animée Par André Gide, Jean Schlumberger, puis plus tard par Jacques Rivière, Jean Paulhan et Marcel Arland, avait marqué la littérature (fiction) du sceau de l’autonomie : « Ici, la littérature a tous les droits. Rien ne lui est opposable. Ni la religion ni la politique, ni les mœurs ni la morale, ni la tradition ni la mode. (…) Seuls comptent l’intensité d’écriture et son pouvoir de révélation, cette singularité dans l’ordre de la connaissance et du discours qu’on lui accorde. (…) La littérature autorise comme aucun autre langage. Elle peut tout dire. Elle est dégagée de la toile des responsabilités que tisse la vie sociale, familiale et citoyenne. Elle est libérée de l’obligation de faire sens sans délai et de se rendre utile à la communauté. Ici se manifeste l’aventure de l’esprit qui se sonde, s’interroge, cherche à se connaître et à se maîtriser, mais prend aussi le risque de se perdre. (…) Alban Cerisier, Une histoire de La NRF, Gallimard, 2009, pages 9. L'écrivain du XXIe siècle devrait-il maintenant renoncer à cette liberté, au nom de sa nécessaire responsabilité, qui ne relèverait pas seulement du respect de la loi mais d'une éthique que l'écriture aurait intériorisée ? Et selon quelles modalités ?

Vers une « moralisation » de la littérature ?

Notre époque, au contraire, cherche à « moraliser » les œuvres littéraires, en leur appliquant de nouveaux critères de recevabilité, comme le respect des personnes dans toutes leurs singularités : l'écriture devrait alors s'interdire toute représentation négative de ces traits spécifiques à chacun. La bonne moralité de l'auteur, au civil comme au pénal, devient aujourd'hui un critère sélectif prégnant, même quand l'auteur concerné a été jugé et puni par la justice. Reste à savoir si ces critères moraux, nécessaires dans les relations interhumaines, sont pertinents pour évaluer une œuvre d’art : ne serions-nous pas menacés par la « moraline », (Nietzsche, L’Antéchrist notamment §2) : à savoir le prêt-à-penser moral (expression de Jean-Charles Darmon) - la bien-pensance, dirait-on aujourd'hui -, qui est à l’éthique ce que la langue est à la parole : une réalité externe qui précède l’auteur, et avec laquelle ce dernier devrait composer ? La question est complexe, et les réponses possibles différentes selon les auteurs, les œuvres, les époques. C’est pourquoi l’expertise de Maître Emmanuel Pierrat nous sera précieuse : ayant défendu des écrivains -en étant un lui-même – et ayant étudié l’histoire de la censure jusqu’à nos jours, il nous dira ce qu’il pense de la notion de responsabilité, s’il faut distinguer les œuvres de leurs auteurs, s’il ne faut juger les œuvres que sur le fondement de critères propres à l’art, en quoi consiste la cancel culture et si l’avenir de la littérature pourrait en pâtir. L'exposé se déroulera en trois temps : tout d'abord, Maître Emmanuel Pierrat nous présentera quelques jalons historiques de la censure littéraire ; puis il se concentrera sur les droits et les devoirs de l'écrivain aujourd'hui ; enfin, dans ce cadre, il nous instruira sur les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline, auxquels il vient de consacrer un livre intitulé L'Affaire Céline. Qu'il soit d'ores et déjà remercié de sa généreuse et prometteuse conférence !

L'oeuvre littéraire et la problématique du Mal

Nous pourrons ainsi mieux problématiser notre lecture du Voyage au bout de la nuit. Il s’agira d’essayer de lire un roman situé, historiquement, et dont l’auteur appartient à « Une grande génération » (titre homonyme d'un ouvrage d'Henri Godard), dans laquelle figurent aussi Malraux, Guilloux, Giono, Montherlant, Malaquais, Sartre, Queneau et Claude Simon. On posera – à propos des œuvres de ces écrivains - la double question de l’engagement et du « moralisme » : 1) d’un côté, la dénonciation – par Julien Benda, auquel s’associe Sartre et Caillois- d’une littérature pure, incarnée par Paul Valéry et Jean Giraudoux, dont le supposé repli aurait en partie mené à la guerre (cf. La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure, 1945) ; 2) de l’autre, la querelle qui oppose, en 1932, deux types d’écrivain, autour de la notion de moralisme (versus immoralisme), sa présence dans les œuvres, Jacques Rivière en critiquant les méfaits, Ramon Fernandez (le père de Dominique) le défendant, le premier étant plus influencé par le freudisme, le second par l’humanisme classique (cf. Jacques RIVIÈRE et Ramon FERNANDEZ, Moralisme et Littérature, éditions R.-A Corrêa, 1932.). Céline sera donc étudié selon cette perspective, et son roman approché dans ses aspects aussi bien littéraires que linguistiques. Ni l’histoire ni la sociologie ne suffiront cependant pour comprendre Voyage au bout de la nuit. Sans tomber dans la doxa célinienne, nous tenterons de voir si ces propos de Georges Bataille, dans La Littérature et le Mal (1957) éclairent – et dans quelle mesure – notre lecture : « La littérature n'est pas innocente, et, coupable, elle devait à la fin s'avouer telle. L'action seule a les droits. La littérature, je l'ai, lentement, voulu montrer, c'est l'enfance enfin retrouvée. Mais l'enfance qui gouvernerait aurait-elle une vérité ? Devant la nécessité de l'action, s'impose l'honnêteté de Kafka, qui ne s'accordait aucun droit. Quel que soit l'enseignement qui découle des livres de Genet, le plaidoyer de Sartre pour lui n’est pas recevable. A la fin la littérature se devait de plaider coupable ! » Que signifie alors écrire, que veut dire enfin lire ? Nous ne pourrons pas éviter ces questions, et c'est en cela que la réflexion engagée par cette nouvelle conférence sera passionnante.

Maître Emmanuel Pierrat : de l'expertise professionnelle à l'expérience littéraire

Comme c'est le cas à chaque « Rencontre », nous interrogerons notre invité sur son parcours intellectuel, ses passions et, en l'occurrence, son travail d’avocat et d’écrivain, sur les rapports qu’ils entretiennent dans l’élaboration d’une parole qui, dans les deux cas, recherche une vérité. Mais Emmanuel Pierrat est aussi un grand lecteur. Il a consacré l’un de ses ouvrages à la lecture : Aimer Lire – une passion à partager, éditions Du Mesnil (2012) : «… écrire force à mieux lire. Et à aimer les livres. » p. 132.

La démarche du cours :

Cette conférence est articulée au cours d’Histoire littéraire sur le Voyage au bout de la nuit de Céline, que les Hypokhâgneux auront lu dans l’édition recommandée (Ce cours du lundi fera écho au cours Genres / Notions du vendredi sur le roman / récit / nouvelle). L’examen préalable des procès de Flaubert et de Baudelaire n’aura d’autre but que d’enclencher une réflexion sur l’histoire de la censure littéraire - qui concerne aussi Céline -, telle que nous en avons cerné les contours ci-dessus. Avec une double exigence, qui respecte à la fois le caractère social et individuel du fait littéraire : historiciser la réflexion, certes, mais aussi penser les problèmes que pose l’œuvre à l’aune de sa métaphysique implicite. Voilà qui semble le meilleur rempart contre le séparatisme techniciste et l’émiettement des savoirs : le technicisme est la maladie scolaire du formalisme, la réduction du texte à ses procédés, ce qu'il faudrait pouvoir combattre, ne serait-ce que pour redonner goût à la littérature. L'étude des formes littéraires est tout à fait légitime - et même nécessaire -, mais elle n'a bien évidemment rien à voir avec la procédémania...




(1) Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, éditions du Seuil /IMEC, 2003, p. 149. (2) Roland Barthes, Œuvres complètes, éditions du Seuil, 3 tomes, 1993-1995, t. II, p. 51. La citation est extraite de Critique et vérité (1966), dans la partie intitulée « La Lecture ».


BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE D'EMMANUEL PIERRAT

  • Nouvelles morales, nouvelles censures, Gallimard, 2018.
  • Le Grand Livre de la censure, Paris, Plon, 2018.
  • Code de la liberté d'expression. Textes et jurisprudences, en collab. avec Vincent Ohannessian, Paris, Anne Rideau Éditions, 2018.
  • L'Auteur, ses droits et ses devoirs, Gallimard, coll. « Folio essais», 2020.
  • 1857 - La Littérature en procès, Hermann, coll. « Des morales et des oeuvres», 2021.
  • Dictionnaire du monde judiciaire (direction d'ouvrage), coll. « Bouquins », 2021.

et

  • Troublé de l'éveil (récit), éd. Fayard, 2008.
  • Aimer lire, une passion à partager, Du Mesnil, 2012.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE POUR LE COURS

Revue La Licorne n° 106 : Transgression, Littérature et Droit, Presses Universitaires de Rennes, 2013.

Jean-Charles DARMON et Philippe DESAN (sous la direction de ), Pensée morale et genres littéraires, Presses Universitaires de France, 2009.

Hubert HECKMANN, Cancel ! De la culture de la censure à l'effacement de la culture, éditions Intervalles, 2022.

Sandra LAUGIER, Éléonore ROY-REVERZY, Gisèle SÉGINGER (sous la direction de), Éthique et Littérature, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.

Sandra LAUGIER (sous la direction de), Éthique, littérature, vie humaine, Presses Universitaires de France, 2006.

Jacques RIVIÈRE et Ramon FERNANDEZ, Moralisme et Littérature, éditions R.-A Corrêa, 1932.

Gisèle SAPIRO, La Responsabilité de l'écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), éditions du Seuil, 2011.

Gisèle SAPIRO, Peut-on dissocier l'oeuvre de l'auteur ?, éditions du Seuil, 2020.

Et, pour rire ou pour frémir... :

Raymond JEAN, Clotilde ou le second procès de Baudelaire (roman), éditions Actes Sud, 2002.