Eddie Breuil, dans la salle Imago Mundi du lycée Pierre d'Ailly, lundi 22 mai 2023.

Pour cette 2e édition des LUNDIS DE PIERRE D'AILLY, Eddie Breuil nous a fait partager sa passion de l'enquête philologique. Nous avons beaucoup appris. Qu'il en soit vivement remercié !

Et merci encore une fois à Axelle D., KH, pour ses très belles photos !


Eddie Breuil et Reynald André Chalard


LES LUNDIS DE PIERRE D’AILLY

« Du Nouveau chez Rimbaud » :

Problèmes éditoriaux et sémantiques des Illuminations (Littérature et critique philologique)

Conférence d’Eddie Breuil sur l’œuvre du poète Germain Nouveau et la question de sa contribution à l’écriture des Illuminations de Rimbaud.

Cette 2e édition des LUNDIS DE PIERRE D’AILLY installe et consacre ce cycle de conférences aux études littéraires, sous le patronage d’Ernst Robert Curtius, philologue allemand, spécialiste des littératures romanes, qui affirme ceci, dans son maître ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin : « La spécialisation sans l'universalisme est aveugle, l'universalisme sans la spécialisation n'est qu'une bulle de savon. » Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, 1953. En complétant l’apport plus généraliste des RENCONTRES DE PIERRE D’AILLY, il s’agit de faire réfléchir les étudiants des classes de Lettres sur la spécificité des études littéraires, en les confrontant «techniquement» aux différentes approches critiques de cet objet particulier que l'on appelle littérature Face à un spécialiste universitaire d'un auteur, d'un genre, d'une période ou d'un mouvement, qui présente, dans le cadre d'une conférence, le ou les problèmes précis posés par une œuvre littéraire au programme, ils sont invités à questionner le sens de ce qui leur est donné à lire mais aussi le rapport de ce questionnement à la culture générale. À une époque où il est plus que jamais urgent de mettre le singulier à l'épreuve de l'universel, l'exigence de Curtius nous paraît fondamentale pour la construction critique des savoirs.

Le nom donné à ces conférences, LES LUNDIS DE PIERRE D’AILLY, est évidemment une référence aussi sérieuse qu’ironique aux fameuses CAUSERIES DU LUNDI du grand critique littéraire du XIXe siècle Sainte-Beuve, qui consistaient en des articles sur la littérature publiés chaque lundi, dans les journaux Le Constitutionnel, puis Le Moniteur et Le Temps, entre 1849 et 1869. Ces articles furent ensuite publiés en volume sous le titre de CAUSERIES DU LUNDI, puis de NOUVEAUX LUNDIS, le jour de la semaine ainsi retenu désignant par métonymie l’étude que Sainte-Beuve proposait à son public cultivé. La démarche de Sainte-Beuve était à la fois simple et ambitieuse : il était question de composer un tableau de la littérature française – et accessoirement de la critique -, en suivant l’actualité littéraire, dont il fallait rendre compte. Par exemple, le volume III des NOUVEAUX LUNDIS proposait, dans sa table des matières, une étude du théâtre de Corneille, et plus particulièrement du CID, à la lumière des travaux récents sur cet auteur, ainsi qu’un compte rendu de lecture sur le roman de Fromentin intitulé Dominique, qui avait paru deux ans auparavant. La «causerie » ne consistait pas en une vaine et démagogique familiarité de ton, mais plutôt dans le désir de rendre familière la littérature, et c'est cette seule ambition que poursuivent LES LUNDIS DE PIERRE D’AILLY, en mettant au cœur de leur réflexion l’étude de la littérature. Il n’est donc pas question de rivaliser avec Sainte-Beuve, mais de chercher à ritualiser, à travers le choix du premier jour de la semaine, notre intérêt commun pour les œuvres littéraires, ainsi que l’ont fait les MARDIS de Mallarmé, les DIMANCHES de Flaubert et les JEUDIS de Zola.

Et pour mettre en œuvre ce projet, il a paru utile de rapporter chaque conférence à un aspect de la recherche en littérature ou plus généralement de la critique littéraire savante. Ainsi, la 1re édition des LUNDIS portait sur les Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand (au programme de l’HK cette année-là), et mon invité, Sébastien Baudoin, spécialiste de cet auteur, avait exploré cette œuvre par l’étude des thèmes de l’exil et de l’envol, s’inscrivant ainsi dans le courant de la critique thématique inspirée des travaux de Gaston Bachelard et poursuivie par Georges Poulet, Jean Starobinski, Jean Rousset et Jean-Pierre Richard, pour ne citer que les plus connus.

Cette 2e édition sera, elle, consacrée à l’approche philologique des textes littéraires, qui passe par l’étude des manuscrits, à partir desquels les œuvres sont en principe publiées, mais qui exige fondamentalement un effort d’attention à la lettre du texte, avant toute interprétation : « Toute lecture d’un texte du passé exige d’abord un effort de philologue : saisir le sens des mots d’autrui ». Frank Paul Bowman, « Au lecteur », Revue Romantisme n°5, 1973, éd. Flammarion, p. 2. Comme l’écrit Jean Starobinski, dans Cahiers pour un temps : « La philologie s’applique à vérifier les textes, à contrôler le sens des mots d’après le contexte, ou les usages de l’époque, à déceler des antécédents, à connaître l’histoire des genres, des lieux communs, des arts poétiques et des rhétoriques, à évaluer les écarts entre parole singulière et langue commune. Que ce soit par la compréhension grammaticale ou par le repérage de l’insertion historique, il y a là une tâche qui ne peut être éludée (…). » p. 11. Et, plus modestement, nos étudiants savent, car nous le leur enseignons, qu’une bonne explication de texte commence par l’Étude philologique du texte : compréhension du sens littéral, par l’élucidation des difficultés posées par le vocabulaire et la grammaire du texte. Et quoi de plus fragile qu’un manuscrit, quand il existe : car d’Homère à Shakespeare, il y a eu des écrivains pour lesquels l’identité ainsi que l'authenticité de leurs œuvres ont été remises en question. Que dire de Louise Labé, dont Mireille Huchon a voulu démontrer récemment qu’elle était un « emploi féminin » inventé de toutes pièces par un groupe de poètes réunis autour de Maurice Scève ; que dire, un siècle plus tard, de ces fameuses Lettres portugaises, attribuées à leur apparente auteure, Mariana Alcoforado, alors que Frédéric Deloffre a fini par faire admettre que Guilleragues, officier du roi Louis XIV, en était à l’origine (coup de théâtre assez récent : on penserait aujourd’hui à une solution mixte : Guilleragues aurait traduit et adapté des lettres authentiques !) ; que dire encore la polémique qui a opposé des chercheurs du CNRS, d’abord Dominique Labbé, voulant prouver que Corneille était l’auteur des œuvres de Molière (par le biais d’une étude de statistiques lexicales), puis deux autres, dont un chercheur de l’école nationale des Chartes, qui ont, semble-t-il, démontré le contraire, en avançant eux aussi les résultats de leur étude stylistique parue dans Science Adavances ? Et quand il n’y a pas de doute sur l’auteur, mais seulement sur les manuscrits ? On peut renvoyer aux différentes éditions des Essais de Montaigne, mais aussi à celles, plus problématiques encore des Pensées de Blaise Pascal, dont on n’a retrouvé que des liasses, et dont le professeur et critique littéraire Emmanuel Martineau a affirmé que les différents fragments devaient à l’origine former un discours bien articulé, ce que récusent d’autres chercheurs… La philologie, on le voit, est dans nombre de ces cas fondamentale pour tenter d’approcher la vérité, si jamais on a espoir de la trouver.

Pour incarner et illustrer cette activité critique, importante au plus haut point, nous recevons aujourd’hui Eddie Breuil, Chercheur, docteur de l'Université Lumière-Lyon 2 (qualifié aux fonctions de Maître de conférences), spécialiste de l'édition critique, à laquelle il a consacré sa thèse, passionnante, qu'il a publiée aux éditions Classiques Garnier en 2019, un fort volume de 900 pages, sous le titre Méthodes et pratiques de l’édition critique. Votre parcours est riche en expériences littéraires et en publications critiques : lauréat de la Fondation des Treilles, en 2019, vous avez notamment écrit dans La Nouvelle Quinzaine littéraire, vous avez été le secrétaire de la revue d’étude sur le surréalisme Mélusine dont, si je ne me trompe pas, vous rédigiez le bulletin numérique. Vous avez également consacré des études pour le public scolaire et universitaire à André Breton, Nicolas Gogol, et aux littératures fin de siècle, études publiées essentiellement chez Gallimard. Vous avez également à votre actif de très nombreux articles sur le mouvement Dada, le surréalisme, différents problèmes d’édition des œuvres littéraires, Rimbaud et Germain Nouveau, qui sont les deux poètes qui nous occupent aujourd’hui (mais je ne peux citer tous les articles tant ils sont nombreux). En prolongeant votre réflexion entamée dans votre livre Du Nouveau chez Rimbaud (Champion, 2014), vous avez co-organisé, en tant que conseiller scientifique, la belle exposition organisée par la Bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence en 2021 intitulée « Germain Nouveau, l’ami de Verlaine et de Rimbaud ». L’objectif de l’ouvrage susnommé et de l’exposition était de rendre justice à Germain Nouveau, en affirmant, preuves à l’appui, avec Aragon que Nouveau fut l’égal de Rimbaud, et qu’on lui devrait même une partie des Illuminations, œuvre attribuée bien évidemment à Rimbaud, ce que vous remettez en question, en étudiant de près le manuscrit de l’œuvre en question (1).

Nos HK ont lu La Doctrine de l’Amour et les Valentines, de Germain Nouveau – dont vous nous direz peut-être un mot sur le caractère aléatoire de leur édition -, mais ils ne mesurent pas encore l’importance de ce poète qui, contrairement à Rimbaud, n’a pas été « mythifié » de son vivant, ni d’ailleurs post-mortem : il a pourtant aussi sa part de mystère, jeune provençal du village de Pourrières, fils de négociant arrivé à Paris en 1872, après avoir été maître d’étude au lycée de Marseille. Il y rencontre très vite de jeunes écrivains comme jean Richepin et Charles Cros, participe à la vie littéraire parisienne en contribuant à l’écriture collective de l’Album zutique, où l’insolence et l’irrévérence anti-bourgeoises le disputaient au goût exhibé de mœurs libertaires. Et c’est en 1874 que Nouveau rencontre Rimbaud au café Tabourey, qui aurait provoqué – est-ce une légende ? – l’enlèvement de celui-là par celui-ci, partant tous deux à Londres, pour un séjour de courte durée (de mars à juin). C’est à ce moment-là que Rimbaud travaille aux Illuminations (c’est après le coup de feu tiré par Verlaine, à la suite d’une querelle, en juillet 1873, Une saison en enfer étant publiée en octobre). Nouveau rentre ensuite à Paris, où après Verlaine, il fait connaissance avec Mallarmé. Le métier de fonctionnaire à la division de la comptabilité du ministère de l’Instruction publique lui permet de poursuivre ses activités littéraires. Démission en 1883, départ pour le Liban en 1884, pour y travailler en tant que professeur de Français et de dessin dans le Collègue patriarcal des Grecs catholiques et retour à Paris en 1885, où il rencontre la Valentine de son recueil poétique.

Passons sur ses déboires de professeur de dessin dans un collège à Grenoble, puis au lycée Janson-de-Sailly, où il est pris d’une crise mystique devant ses élèves, ce qui provoque son internement à l’asile de Bicêtre, le reste de sa vie n’est plus qu’errance à Bruxelles, à Londres. Vivant mal de son art de peintre dessinateur, entré en religion et partant sur les traces de saint Benoît Labre, il est progressivement réduit à l’état de mendiant, de Rome à Alger, surtout à partir de 1898, date à laquelle sa situation s’aggrave. C’est en 1911 qu’il revient s’installer définitivement à Pourrières, son village natal, dans les Var. Cette fin de mendiant sublime – il est probablement mort de faim dans son logis provençal- n’a pas suffi à le transformer en poète mythique. Il aura pourtant passé la dernière partie de sa vie à refuser que l’on publie ses œuvres, réclamant même qu’on les détruise, ce qu’a peut-être fait aussi Rimbaud par son fameux silence, cette fin de non-recevoir définitive opposée à l’œuvre déjà écrite et renoncement à celle que tout le monde attendait. Nouveau, lui, a également renoncé, et de manière explicite, en s’inscrivant dans cette filiation d’écrivains qui, de Virgile à Kafka, ont voulu jeter leurs œuvres au feu, sans que cela soit remarqué par la postérité (Blanchot affirme dans son essai La Part du feu que « Kafka a peut-être voulu détruire son œuvre, parce qu’elle lui semblait condamnée à accroître le malentendu universel ». p. 9, voulant signifier les incompréhensions désastreuses que peut provoquer une mauvaise lecture…) Peut-être une partie de la réponse à notre inquiétude réside-t-elle dans l’élucidation de la part qu’a prise à l’élaboration des Illuminations. Dans l’introduction générale à votre ouvrage sur les Méthodes et pratiques de l’édition critique, vous écrivez ceci : « le travail philologique est le préalable nécessaire à toute exégèse. » p. 8. Il faudra donc en passer par là pour tenter de comprendre puis d’interpréter. Votre réflexion sur ce problème littéraire nous sera plus qu’utile : elle sera nourricière pour les jeunes étudiants – et les moins jeunes professeurs ! – qui vous écoutent, car la technicité de votre approche n’est pas technicisme, fuite en avant dans l’obsession de la taxinomie, mais pensée qui vivifie la mystérieuse articulation de la lettre et de l’esprit. Et de cela nous vous remercions très sincèrement !

RAC

(1) Yalla Seddiki conteste vigoureusement les thèses d'Eddie Breuil dans un ouvrage qui prend position mais permet la discussion par la confrontation des arguments : Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud, éditions Non Lieu, 2018. On pourra s'y reporter avec profit.


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Parmi les questions que j’ai posées à Eddie Breuil, j’en retiendrai deux, qui doivent attirer votre attention (commentaires en cours) :

1) En songeant à la pensée-manifeste de Lautréamont dans ses Poésies (I et II) : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » (1870), aurait-on pu concevoir les Illuminations comme une œuvre à quatre mains, celles de Rimbaud et de Nouveau ?

2) S’il n’y a pas de « mythe de Nouveau », n’est-ce pas parce que le « silence » de ce poète a pris la forme d’une conversion à la religion chrétienne (avec une conviction aussi radicale que passionnée), là où Rimbaud a incarné le rejet du christianisme, en trouvant même dans le paganisme une source d’inspiration (songeons au « Livre païen » que représente Une saison en enfer) ?


REMERCIEMENTS ET REMISE DU CADEAU

Hajar E. et Étienne G., délégués de l'HK, offrent à Eddie Breuil un livre sur Proust pour le remercier de sa venue à Compiègne.


Les professeurs des classes préparatoires littéraires présents : (de gauche à droite) Alexandre Jenn, professeur de Lettres ; Diane Gaillard, professeure d'Allemand ; Céline Vasseur, professeure de Philosophie.