Emmanuel Pierrat, dans la salle Imago Mundi du lycée Pierre d'Ailly, jeudi 30 novembre 2023.

La 11e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly a été à nouveau un grand succès. Maître Emmanuel Pierrat nous a brillamment instruits sur les rapports que la littérature entretient avec la morale et le droit, en regard de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline - dont le Voyage au bout de la nuit mis au programme - et plus particulièrement des manuscrits retrouvés. Qu'il en soit vivement remercié !

Je remercie Madame Bourrelier, Proviseur du lycée Pierre d'Ailly, qui a permis ces «Rencontres» et en a présenté la 11e édition. Merci également à tous les participants, qui nous ont fait l'honneur et le plaisir de leur présence : Mme Martine Miquel, Conseillère régionale des Hauts-de-France ; Mme Valérie Faranton, I.A.-IPR de Lettres (Académie d’Amiens) ; Mme Angélique Bodin-Berlingué, Proviseure adjointe du lycée Pierre d’Ailly ; merci à mes collègues et aux élèves et étudiants présents.

Merci enfin à Axelle D., KH ; à Solenn L. et à Alex B., tous deux HK, pour leurs belles photos !


AVANT LA CONFÉRENCE, EN SALLE IMAGO MUNDI

De gauche à droite : Mme Valérie Faranton, I.A.-IPR de Lettres (Académie d’Amiens) ; Mme Angélique Bodin-Berlingué, Proviseure adjointe du lycée Pierre d’Ailly ; Reynald André Chalard, Professeur de Lettres en CPGE, organisateur et animateur des RENCONTRES DE PIERRE D’AILLY ; Mme Évelyne Bourrelier, Proviseur du lycée Pierre d’Ailly ; Mme Martine Miquel, Conseillère régionale des Hauts-de-France ; Maître Emmanuel Pierrat, Avocat au barreau de Paris et Écrivain.


EXORDE

Évelyne Bourrelier, proviseur, présentant la 11e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly, devant un auditoire très attentif, en salle Imago Mundi.


CONFÉRENCE

Maître Emmanuel Pierrat et Reynald André Chalard


Des Hypokhâgneux et des Khâgneux très studieux.


Valérie Faranton, Inspectrice Pédagogique Régionale -Inspectrice d'Académie, prenant la parole pour conclure la conférence.


Pour introduire la conférence (discours de présentation de Reynald André Chalard) :

Madame la Conseillère Régionale des Hauts-de-France, Madame l'Inspectrice Pédagogique Régionale de l'Académie d'Amiens, Madame le Proviseur, Madame le Proviseur adjoint, chers collègues et amis, très chers Étudiants des Classes Préparatoires littéraires et élèves du lycée Pierre d’Ailly,

Nous voilà réunis aujourd’hui pour la 11e édition des « Rencontres de Pierre d’Ailly ». Merci à tous de votre présence.

Les enjeux de ces « conférences » - je le rappelle - tournent autour de la littérature, de l’expérience esthétique et éthique qu’elle nous propose, de ce qu’elle nous donne à penser de notre rapport au monde, des problématiques qu’elle permet de croiser, au carrefour de la philosophie, de l’histoire et plus largement des sciences humaines. (Page à consulter sur ce blogue: LES RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY).

C’est Michel Crépu, ancien directeur de La Nouvelle Revue Française, qui a inauguré en 2013 ces Rencontres de Pierre d’Ailly par une réflexion stimulante sur la culture face à la technique ; et notre dernier invité était, en 2022, Philippe le Guillou, romancier et essayiste, auteur d’une œuvre importante et notamment du roman Le Donjon de Lonveigh, dont il était venu nous entretenir. Cette même année 2022, nous avons également eu la joie d’accueillir notre ancien Khâgneux, Mohamed Mbougar Sarr, devenu écrivain et lauréat du prix Goncourt 2021, pour son roman La Plus secrète mémoire des hommes.

Le thème de réflexion choisi cette année porte, en partie, sur une des œuvres au programme de l’Hypokhâgne, Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline. En effet, le titre de cette conférence ne peut réduire le questionnement à un seul auteur et nécessite une mise en perspective historique qui ouvre le corpus à d’autres œuvres : « Littérature, Droit et Morale : liberté d’expression et responsabilité de l’écrivain ». Et comme les problèmes que nouent les trois premières notions ne sont pas que littéraires et philosophiques mais aussi – et peut-être surtout – judiciaires, c’est tout naturellement à un avocat spécialiste de la propriété intellectuelle que j’ai pensé pour nous aider à comprendre, sur le plan du Droit, la nature du conflit qui existe entre la liberté de création de l’écrivain et sa responsabilité devant la loi. Nous avons donc l’immense plaisir d’accueillir M. Emmanuel Pierrat qui, à tous les sens du terme, est un maître dans ce domaine. Avocat au barreau de Paris, ancien Membre du Conseil National des Barreaux et ancien Membre du Conseil de l’Ordre, il est titulaire depuis 1997 du certificat de spécialisation en droit de la propriété intellectuelle. Au nombre de vos nombreuses et diverses activités, je précise aussi que vous êtes ancien Conservateur du Musée du Barreau de Paris, Secrétaire Général du Musée Yves Saint-Laurent Paris et membre du Comité scientifique des Musées des Arts Décoratifs. Vous exercez également les fonctions d’agent d’artistes littéraires et artistiques et de Délégué aux données personnelles et vous co-présidez les Jurys du Conseil National des Barreaux délivrant la mention de spécialisation « Droit de la propriété intellectuelle.» Vous êtes l’auteur de chroniques judiciaro-littéraires dans différents journaux et médias et vous intervenez très régulièrement sur LCI comme consultant. Président et juré de nombreux prix littéraires (notamment des prix Antoine Bernheim de la Fondation pour le Judaïsme français, du Prix Sade), vous êtes enfin un écrivain : outre les nombreux ouvrages juridiques de référence sur le droit de l’édition, la liberté d’expression, le droit du commerce du livre, le droit à l’image, vous avez signé plusieurs essais sur la culture, la justice ou encore la censure, et vous êtes l’auteur de plus d’une douzaine de romans et récits, ainsi que de traductions de l'anglais et du bengali. C’est dire la chance que nous avons de voir se combiner, dans votre rapport à la littérature, l’expertise judiciaire, par nature professionnelle, et l’expérience littéraire, par principe personnelle. Nous ne manquerons d’ailleurs pas de vous questionner sur cet entrelacs énigmatique qui fait que l’avocat-écrivain que vous êtes défend des écrivains. C’est évidemment une autre manière d'approcher la littérature, car il s’agit d'abord pour vous de la défendre – à partir de ceux qui la font-, compte tenu des limites que la loi lui impose, et de l'illustrer ensuite, en vous risquant à produire des oeuvres littéraires. Et vous nous direz alors, si la connaissance que vous avez de ces « limites » - longuement inventoriées et développées dans votre ouvrage L’Auteur, ses droits et ses devoirs (folio / essais 2020) – influence a priori votre propre écriture, et de quelle manière.

Et sur ce point – c’est-à-dire sur le point des limites, juridiques d’abord, morales ensuite -, il faut dire que la mentalité contemporaine est ambiguë voire contradictoire. Nous sommes en effet les héritiers d’une tradition littéraire qui, au moins depuis le siècle des Lumières, revendique la liberté de penser – donc de s’exprimer – contre la morale et le régime politique établis, surtout quand ils sont tyranniques et qu’ils imposent dogmatiquement une doxa, qui peut s’incarner dans la loi, contraindre les comportements et asservir les esprits. La laïcisation de notre société depuis la Révolution a cependant favorisé, avec l’appui d’un Montesquieu, d’un Voltaire, d’un Diderot et d’un Rousseau l’émancipation intellectuelle en affranchissant la pensée de sa tutelle religieuse et théologico-politique. Et c’est par le truchement de la littérature, et l’affirmation d’un modus scribendi qui remonte à l’Antiquité, la satire, que nos auteurs s’y sont souvent essayés, en risquant de passer sous les fourches caudines de la censure littéraire, comme leurs illustres prédécesseurs, écrivains en tous genres, d’Ovide à Racine, en passant par Rabelais et Molière, entre autres : les Lettres persanes, La Religieuse, Candide, Le Dictionnaire philosophique ont porté des voix courageuses contre l’intolérance et le fanatisme politique et religieux, en voulant montrer qu’il n’y a pas d’idées absolues mais seulement des idées discutables. Voilà de quoi passer au crible de la critique les valeurs morales les mieux assises : le risque était grand, et c’est l’histoire de la littérature qui nous en montre les victoires aussi bien que les défaites. L’autonomisation progressive du champ littéraire (cf. Bourdieu), avec le romantisme, au XIXe siècle, a fait germer des œuvres d’autant plus singulières que s’imposait une conception du sujet singulier et unique : c’est le roman qui en représente les grandeurs et les misères, dans une société qui cependant remet ce sujet en question en tant qu’individu : être soi, ne pas être réduit à ses origines en aspirant à devenir quelqu’un d’autre, ne pas se perdre dans la foule anonyme a eu parfois un prix cher payé : les Julien Sorel et les Emma Bovary qui hantent le roman « réaliste » le savent bien. Les lecteurs que nous sommes comprennent et admettent que ces héros ou anti-héros de romans transgressent des interdits pour accomplir leurs désirs. Ils savent, ces lecteurs, que le mal, sous toutes ses formes, doit être affronté par ses personnages, parce que c’est le ressort même de la fiction narrative, même quand elle tourne ce mal en dérision, que d’en déployer les nombreuses et subtiles modalités. C’est pourquoi lire a toujours été perçu par les autorités comme un acte dangereux : de Platon au procureur Pinard, qui instruisit les procès de Baudelaire et de Flaubert pour outrage à la morale publique, un soupçon pèse sur la littérature, dont on veut condamner les effets corrupteurs sur les âmes qui oseraient s’y aventurer. Le roman a ainsi mauvaise presse à l’âge classique, et s’il acquiert ses lettres de noblesse au XIXe siècle, il n’en est pas moins surveillé par le pouvoir. Car - nous le savons bien - la littérature dispense une connaissance pratique, elle influence notre perception du monde par les représentations qu’elle nous en propose. Au début de sa Poétique, Aristote affirme que l’homme, dès l’enfance, est naturellement enclin à « imiter » et qu’il prend plaisir aux « imitations » : c’est aussi par l’imitation, ajoute-t-il, qu’il acquiert ses premières connaissances. Et l’anthropologue René Girard nous a montré l’importance du désir mimétique dans l’économie des passions et dans les relations interhumaines, importance qui n’est pas réductible au mimétisme caricatural d’un Don Quichotte. Que les écrivains appartiennent au camp de l’art pour l’art, - expression schématique mais qui signifie bien que la littérature est ici exclue du collectif et de l’événementiel – ou qu’ils se rangent dans celui de l’intellectuel engagé, à chaque fois qu’ils transgressent dans leurs œuvres les limites imposées par la religion, les mœurs (essentiellement ce qui touche à la sexualité) et au pouvoir politique en place, ils sont jugés susceptibles de troubler l’ordre social.

Aussi, comme l’a bien expliqué Gisèle Sapiro, « la responsabilité pénale de l’écrivain est étroitement liée à la croyance collective dans son influence et dans son rôle. » (La Responsabilité de l’écrivain, Seuil, 2011, p. 10). Ce pouvoir accordé à l’écrit, depuis la Révolution française, a produit une législation qui demande à l’écrivain de « répondre » de ses œuvres, considérées par la loi comme des « actes ». Nous en connaissons tous les conséquences judiciaires, notamment à travers les procès célèbres du XIXe siècle, (notamment ceux de Baudelaire, Flaubert et Eugène Sue) auxquels vous avez consacré un livre intitulé La Littérature en procès (éditions Hermann, 2021), et dont vous nous parlerez sans doute. On impute au romancier Flaubert, par exemple, les vices supposés de ses personnages, auxquels on l’identifie, surtout si ces derniers ne sont pas condamnés moralement par le narrateur, et on juge immédiatement coupable le poète (Baudelaire), qui exprime à la première personne son accointance avec le mal et les péchés qui en découlent. Que redoute-t-on à chaque fois ? La contagion morale, la corruption des esprits, la perdition des âmes, l’outrage aux bonnes mœurs. Vous nous direz, cher Maître, sur quel socle s’est fondée cette notion de « responsabilité » de l’écrivain. Il paraît évident que chaque époque a ses limites et ses interdits, qui ne sont pas forcément ceux de la suivante : « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », affirmait Blaise Pascal dans ses Pensées. Sans pour autant s’enfermer dans un relativisme qui n’explique pas tout, nous aurions tendance à penser que si Baudelaire et Flaubert publiaient de nos jours respectivement Les Fleurs du Mal et Madame Bovary, ils ne seraient pas condamnés : la loi française ne punit plus la débauche ou la « peinture lascive » de la sensualité des « Femmes damnées » (titre de Baudelaire), ni l’adultère ni le blasphème ; de même que Rimbaud et Verlaine ne seraient plus inquiétés par la police pour délit d’homosexualité. Les tensions morales que révèlent ces procès, et ce qu’elles nous apprennent de la société, révèlent aussi une conception de la littérature elle-même habitée par l’ethos de l’écrivain, ethos qui peut entrer en conflit avec la morale collective. Et nous verrons que si nous ne considérons pas la littérature comme un simple divertissement mais comme une tentative d’élucidation des grands problèmes humains, ce conflit est inévitable. La question de la liberté de création et d’expression se pose donc constamment.

Et elle se pose aujourd’hui, plus que jamais, et de manière inouïe. Car nous ne vivons plus à l’époque où la NRF de Gide octroyait tous les droits à la littérature, affirmant que rien ne lui était opposable. Plus récemment, Milan Kundera écrivait aussi, dans L’Art du roman, que la littérature devait suspendre le jugement moral et nous faire oublier les considérations de vérité, en ne renvoyant qu’à elle-même. Le lecteur de Cervantès n'aurait ainsi de compte à rendre à personne, sauf à Cervantès. De même le romancier, qui se réclamerait de la littérature européenne et se sentirait le frère de Rabelais, de Diderot, de Flaubert, de Dostoïevski, de Kafka, de Proust … Longtemps, nous avons suivi André Gide, à nouveau, lorsqu’il affirme dans son étude sur Dostoïevski, que « c’est avec les beaux sentiments que l’on fait de la mauvaise littérature » (Essais critiques, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 637). Les beaux sentiments nous rattrapent, et comme l’enfer, ils sont pavés de bonnes intentions. En effet, au nom du respect des personnes, de leurs croyances ou tout simplement de ce qu’elles revendiquent d’être, des associations, des individus demandent que, dans l’art et la littérature, les représentations ou les idées qui – selon eux – les contestent, les critiquent ou les insultent, une censure soit exercée. Cette censure, qui prétend défendre des causes pourtant légitimes (comme la cause des femmes victimes de violences sexuelles cf. MeToo en 2017), chasse et condamne devant le tribunal médiatique tout ce qui est jugé moralement répréhensible ou offensant pour une minorité ou une communauté. C’est le terme de Cancel culture (auquel vous avez consacré en 2022 un ouvrage dont le titre conserve l’expression anglo-américaine, malgré – dites-vous – votre amour de la francophonie) qui, depuis la fin des années 2010 est couramment employé pour désigner ce phénomène qui nous vient des universités d’Amérique du Nord et se manifeste d’abord par l’indignation, la dénonciation, l’ostracisation, le boycott puis la censure (cf. Hubert Heckmann, Cancel !, éditions Intervalles, 2022, p. 9). Cette culture de la censure – ou « culture de l’effacement », traduction de cancel culture préconisée par l’Académie française - (« culture » au sens de « comportements au sein d’une communauté fédérée par des valeurs », Heckmann, p. 11) ne risque-t-elle pas d’aboutir à un effacement de la culture (p. 20) ? Donnons quelques exemples. Réécrire la fin de Carmen, l’opéra de Bizet, comme le fit en 2018 le metteur en scène Leo Muscato, en permettant à l’héroïne éponyme de tuer son amant jaloux au lieu qu’elle soit tuée par lui, dans l’intention de dénoncer les violences faites aux femmes ; brûler les albums de Tintin, jugés racistes et sexistes ; éliminer d’un titre célèbre d’Agatha Christie le mot « nègre » ; réécrire – comme l’a demandé son éditeur – certains textes de Roald Dahl, afin d’en supprimer les termes « liés au poids, à la santé mentale, à la violence, au genre et à l’ethnie » ; empêcher en 2019 une représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, au motif que l’on verrait dans le maquillage des comédiens un blackFace révélateur -pense-t-on - d’une mise en scène racialiste pour ne pas dire raciste, toutes ces formes de censure qui ne finissent pas de juger les œuvres du passé – en dénonçant un Voltaire antisémite, un Rousseau misogyne, les romans du XIXe siècle, à cause, notamment, de « l’antisémitisme chez Balzac, de (...) l’invisibilisation des femmes ou (de) l’instrumentalisation des femmes dans toute la littérature du XIXe » (propos tenus sur France Culture le 10 mars 2023 par Tiphaine Samoyault) - exigent à présent l’innocence aussi bien de l’auteur que de ses productions. Dès lors, qu’en est-il, à nouveau, de la responsabilité de l’écrivain ? Doit-elle être prévenue par des « sensitivity readers » (« lecteurs « sensibles » ?), dont le modèle a été importé des États-Unis, et dont la tâche consiste à « s’assurer que l’auteur n’a pas écrit par inadvertance quelque chose de mal informé ou de mal avisé » (cf. texte 7 du livret : Emmanuel Pierrat, Les Nouveaux justiciers. – Réflexion sur la cancel culture, éditions Bouquins /essais, 2022, p. 165-166.) ? Ces « lecteurs » d’un nouveau genre, désormais en exercice dans la patrie littéraires de Rabelais, Molière et Voltaire – tous les trois censurés et poursuivis à leur époque par le pouvoir théologico-politique -, sont devenus les bras armés du Droit de nombreux éditeurs qui redoutent les procès que l’on pourrait leur intenter pour œuvre non conforme à la nouvelle morale. Faut-il en appeler à l’auto-censure de l’écrivain lui-même, qui par ce biais se signalerait par son « engagement » dans une cause et ferait ainsi amende honorable ? Engagement et responsabilité, est-ce, d’ailleurs, la même chose ? Dans son essai sur La Responsabilité des intellectuels (Calmann-Lévy, 2001), l’historien Tony Judt préfère la notion de « responsabilité » à celle d’engagement, qui implique, selon lui, l’alignement à un parti ou à une idéologie. Sartre lui-même, lors de la première session de la Conférence générale de l’Unesco, en 1946, a tenté de définir cette « responsabilité de l’écrivain », tributaire de la situation politique de la France au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, en la situant dans deux régimes d’expression différents, qui sont « deux manières de prendre les mots » mais aussi « deux attitudes » (La Responsabilité de l’écrivain, Verdier, 1998, p. 10. Cette thèse sera reprise et développée en 1948 dans son essai Qu’est-ce que la littérature ?) : la prose et la poésie, c’est-à-dire « l’utilisation des mots pour nommer » (pour la prose) et l’utilisation des « mots comme des objets dont l’assemblage produit certains effets, comme des couleurs sur une toile en produisent. » (pour la poésie) (p.11). Selon lui, « on ne peut donc pas reprocher à un poète de nier, en tant que poète, ses responsabilités d’homme », même si en tant que poète l’engagement reste pour lui possible. Mais même dans ce cas, la poésie peut-elle échapper aux nécessités redoutables du partie pris et à ses conséquences sur la littérature ? Le poète breton Guillevic, longtemps compagnon de route communiste d’un autre grand poète, Aragon, a pu parler de « poésie encagée », à propos d’une partie de sa production poétique pendant et après la guerre. Dans Recherche de la base et du sommet (1971), le poète résistant René Char fait cet aveu déchirant, en 1943 : « ... Je veux n'oublier jamais que l'on m'a contraint à devenir – pour combien de temps ? – un monstre de justice et d'intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l'enfer. Les rafles d'Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge. Quel hiver ! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau que des démons viennent fleurir de poignards et de bubons. » (Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 633.). L’engagement ainsi conçu peut ainsi coïncider avec une attitude morale remarquable voire louable, mais il ne garantit en rien la qualité et la valeur de l’œuvre littéraire.

Nous voyons bien que les épineux problèmes ainsi soulevés par les interactions du Droit et de la Morale, quand il s’agit de littérature – et plus généralement d’art – réclament de notre part nuances et « esprit de complexité » (qui est selon, Milan Kundera, le propre du roman. L’Art du roman, folio, p. 30). Nuances et esprit de complexité, pour ne pas confondre la défense politique ou sociale d’une cause avec l’objet littéraire qui en traite, laissant encore la liberté à la littérature de s’affronter au Mal en le disant et en le questionnant par les représentations qu’elle peut en déployer dans la poésie, dans le roman et au théâtre (le genre de l’essai posant d’autres questions et réserves que l’on pourra discuter à l’occasion de cette conférence) : Nuances et esprit de complexité, donc, pour ne pas faire un second procès à Baudelaire, comme l’imagine avec beaucoup de drôlerie en 2002 l’écrivain Raymond Jean, qui raconte, dans son roman intitulé Clotilde ou le second procès de Baudelaire (éditions Actes Sud), les remous que suscite l’étude de certains textes de l’auteur des Fleurs du Mal, proposés par un professeur de Lettres un tantinet provocateur : on y apprend que Baudelaire aurait écrit des insanités sur les femmes, la drogue, les Belges et les pauvres... Question posée par les parents d’élèves : ne faudrait-il pas prévenir la jeunesse contre ces propos inadmissibles que l’on trouve successivement dans ses journaux intimes, Les Paradis artificiels ou dans ses Petits poèmes en prose ? Nuances et esprit de complexité, pour bien comprendre ce qui se joue dans la lecture, qui révèle l’importance éthique de la littérature, aspect ignoré ou minimisé voire inexplicablement séparé de la dimension esthétique de l’œuvre : face au livre, le lecteur n’est jamais passif, il est travaillé par les débats moraux que provoquent, par exemple, des personnages de roman, et son mimétisme n’est pas simple singerie mais relève d’une alchimie subtile ! Nuances et esprit de complexité, pour élaborer une éthique de la compréhension et de l’intelligence qui ne passe pas pour une compromission avec quelque forme d’oppression que ce soit ; nuances et esprit de complexité enfin (provisoirement) pour ne pas considérer qu’il n’y a de littérature possible que celle qui fait la promotion du Bien : mais qu’en serait-il d’une telle littérature ? Et que nous vaudrait cette allégeance à un Bien ainsi dogmatiquement défini ?

Que peut donc, que fait donc, le Droit, cher Maître Pierrat, dans ce nouveau dispositif d’accusation morale des œuvres littéraires, dans la mesure où les parties contestataires peuvent en user pour condamner les écrivains et les artistes ? C’est à votre expertise professionnelle reconnue dans le monde judiciaire que nous nous en remettons aujourd’hui pour que vous nous proposiez quelques pistes de réflexion sur cette difficile question. Fort de votre expérience d’avocat – mais aussi d’écrivain -, vous nous parlerez de cette nouvelle censure (dont le principe n’est pourtant pas nouveau, comme l’atteste l’Histoire !), censure qui procède de nouvelles attitudes morales – et comment la loi y répond -, puis vous aborderez le cas de Louis-Ferdinand Céline (au programme de l’HK avec Voyage au bout de la nuit), à travers ses manuscrits récemment retrouvés, et que vous connaissez bien, notamment pour avoir défendu contre les ayants droit de Céline Jean-Pierre Thibaudat, qui en a révélé l’existence et les a mis à la disposition des éditions Gallimard. Vous y avez d’ailleurs consacré un livre intitulé L’Affaire Céline, qui sera publié en 2024. Vous nous direz peut-être, à cette occasion, ce que ces manuscrits nous apprennent de Céline, et comment ils nous permettent de mieux comprendre son œuvre, sans pour autant que cela excuse ou nous fasse oublier ses pamphlets abjects. Pour tout cela, cher Monsieur Pierrat, nous vous remercions sincèrement !

R.A. C.


LECTURES

Étienne G., KH, lisant un extrait de Nouvelles morales, nouvelles censures, Gallimard, 2018, p. 20-21 :

« Rappelons pourtant la nécessité de distinguer les œuvres — et leurs interprétations par les musiciens et les acteurs — de leurs auteurs ; sauf à vider nos bibliothèques des romans du collabo Céline, de toutes les fictions (pour enfants et adultes) du pédophile Lewis Carroll, des poèmes de l’assassin François Villon, des récits du voleur Malraux, de la prose du voleur Jean Genet, etc. Réfléchir, savoir, comprendre, rappeler, ne pas oublier ; tout cela est utile. Mais un créateur n’est ni un candidat aux élections ni une personne que le lecteur ou le spectateur doit épouser. Nous entrons dans une nouvelle ère, où la censure ne restreint plus la diffusion d’une œuvre en raison de son message, mais décide qu’une œuvre est inacceptable au seul motif que son auteur ne peut être jugé ou rejugé. Dans cette nouvelle ère, celui qui écoute ou goûte les compositions, les tableaux ou les romans des fautifs devient à son tour suspect, voire coupable de ses crimes ou comportements immoraux.»

Julia F., HK, lisant un extrait de Les Nouveaux justiciers. – Réflexion sur la cancel culture, éditions Bouquins /essais, 2022, p. 9-10 :

«Ces esprits aussi bien-pensants qu’extrémistes, de plus en plus nombreux, ont commencé par censurer des créations au motif que leurs auteurs, parfois même leurs interprètes, auraient eu un comportement répréhensible, voire moralement blâmable ou odieux. De plus en plus de penseurs hexagonaux, et beaucoup de clients du café du Commerce, se sont mis à imiter les pires campus américains qui dénoncent la supposée « appropriation culturelle », expurgent les classiques et déboulonnent toutes les statues. Cette nouvelle morale ne considère plus comme nécessaire de distinguer les œuvres – et les interprétations des œuvres livrées par les musiciens et les acteurs – de leurs auteurs.»

Question posée à Maître Pierrat :

Les extraits que nous venons de lire pose la question de savoir si l’on peut distinguer l’œuvre de l’auteur. Gisèle Sapiro dit oui et non (Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? Seuil, 2020, p. 227-233). Oui : l’œuvre échappe à son auteur, l’identification de l’un et de l’autre n’est jamais complète. Par ailleurs, elle affirme la nécessité de toujours contextualiser les œuvres, de ne pas les déshistoriciser… Non : l’œuvre porte toujours des traces de la vision du monde de son auteur. Et sans censurer les œuvres de l’esprit, elle émet des réserves pour celles qui inciteraient à la haine raciale et au sexisme, qui font l’apologie du viol et de la pédocriminalité, « à condition de distinguer apologie et représentation », écrit-elle. Et je crois que vous n’êtes pas d’accord avec elle sur ce point. Pouvez-vous préciser sur quoi porte votre désaccord (esquissé dans Les Nouveaux justiciers, Bouquins, 2022, p. 44-46) ?


Victor A., HK, lisant un extrait de L’Auteur, ses droits et ses devoirs, Gallimard, coll. « Folio / Essais », p. 305-310 (L’AFFAIRE ARAGON ET LE DÉLIT DE PROVOCATION AU MEURTRE DANS UN BUT DE PROPAGANDE ANARCHISTE) :

André Breton, en mars 1932, sort une plaquette relatant « l’affaire » : « Misère de la poésie ». Aragon, à qui Breton a présenté le texte, s’est montré « objectivement d’accord », mais peu enclin à laisser passer une telle publication où son poème est qualifié « de circonstance », correspondant peu à l’étiquette surréaliste. (…). Breton se sent gêné par la forme très réaliste que prend Front rouge. Mais il revient sur la tentative d’inculpation à l’aide de la loi de 1894 : « En leur qualité de poètes il appartient aux surréalistes de montrer la nouvelle iniquité que cette entreprise constitue, le sensible progrès qu’elle marque en 1932 dans la volonté d’application des lois scélérates. » La publication de Front rouge a entraîné de nombreux débats parmi les intellectuels. André Gide est convaincu que « la pensée est aussi dangereuse que les mots », et n’a pas signé la pétition en faveur d’Aragon : « Et puis, pourquoi demander l’impunité de la littérature. Quand j’ai publié Corydon, j’étais prêt à aller en prison. La pensée est aussi dangereuse que des actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime. » Quant à Jean Paulhan, il déclare : « Je signerais volontiers une pétition qui réclamerait pour l’écrivain toutes les responsabilités et tous les droits jusqu’à celui d’aller en prison. »

Question posée à Maître Pierrat : la responsabilité de l’écrivain. Assumer son œuvre jusqu’à accepter d’aller en prison pour elle. Avez-vous été confronté à de tels cas en tant qu’avocat ?


ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Nos élèves des classes préparatoires littéraires posent des questions à Maître Emmanuel Pierrat.

Victor A., HK.

Baptiste F., KH.


REMERCIEMENTS ET REMISE DES CADEAUX

Zoé D.-D., HK, et Emma M., HK, offrant à Emmanuel Pierrat Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, dans la «Bibliothèque de la Pléiade», ainsi que Histoires extraordinaires de l'art - De Vermeer à Louise Bourgeois, de Judith Benhamou, pour le remercier de sa venue à Compiègne.


REGARDER ÉCOUTER LIRE :

J'ai demandé à Emmanuel Pierrat quel tableau et quelle musique pourraient donner une image de ce qu'il cherche (ou aime) en littérature et en art. Voici les références qu'il a bien voulu m'indiquer (Man Ray, Aragon, chanté par Léo Ferré) :

ARTS PLASTIQUES :

Portrait imaginaire de D. A. F. de Sade (1938), par Man Ray.

Un tableau : le portrait de Sade par Man Ray. En lien direct avec mon intérêt pour les oeuvres de Sade et le surréalisme.

Commentaire d'Emmanuel Pierrat.

MUSIQUE :

«L'Affiche rouge», d'Aragon, poème chanté par Léo Ferré (extrait du Roman inachevé - 1956 -, d'abord intitulé «Strophes pour se souvenir») :

Une musique : «L'Affiche rouge», chanson écrite par Louis Aragon. Je suis un des rédacteurs de l'appel à l'entrée du couple Manouchian au Panthéon que quelques amis et moi-même avons adressé au Président de La République il y a deux ans ; la cérémonie aura lieu le 21 février prochain. C'est là encore, un texte magnifique, mis en musique et interprété avec un immense talent par Léo Ferré. Une affiche de propagande visant un groupe de résistants étrangers, un poème et une musique, bref, une part de l'histoire de France.

Commentaire d'Emmanuel Pierrat.