Voici -sous la forme de travaux pratiques réalisés avec les hypokhâgneux - quelques éléments de réflexion sur l'explication de texte linéaire (qui fait l'objet d'une épreuve aux concours des ENS, des CAPES et des Agrégations de Lettres, l'esprit et la forme ne variant guère d'un concours à l'autre).

Ils sont accompagnés de deux textes, sur lesquels ils ont porté et ne doivent être compris que comme des voies d'accès possibles à cet exercice difficile. En aucun cas il ne s'agit d'imposer un modèle. L'apprentissage réclame patience et efforts, car l'explication de texte n'est pas une épreuve d'anatomie : la seule connaissance des "organes" du texte (connaissance cependant indispensable) ne suffit pas à en dégager le sens. Autrement dit, le savoir poétique, rhétorique et stylistique doit être constamment articulé à des connaissances d'histoire littéraire (les genres y compris), d'histoire des idées et des grands textes fondateurs. Sans cette culture étendue, que l'hypokhâgneux devra progressivement acquérir, l'explication de texte est impossible. Toute la difficulté consiste à choisir le bon instrument d'analyse, à l'employer à bon escient, en le considérant comme un moyen et non comme une fin.

Perspectives et instruments d’analyse à mettre en œuvre dans l’élaboration de l’explication de texte

- Connaissance de l’œuvre

- connaissance des contextes (biographique, littéraire, historique, socioculturel) : histoire littéraire)

- Intertextualité (fait d’un texte/œuvre qui reprend ou cite, directement ou indirectement, un autre texte/oeuvre ou le réécrit)

- Intratextualité (fait d’un texte/œuvre qui se reprend, se cite ou se réécrit lui-même)

- Connaissance du genre de l’œuvre (ses caractéristiques principales)

- Connaissance des registres (leurs caractéristiques principales)

- Connaissance des parties de la rhétorique et de ses principales figures (cf. fiche « rhétorique » et « Sept procédés pour mieux convaincre »)

- Connaissance de certains procédés stylistiques (ce qui suppose une maîtrise minimale de la ponctuation et de la grammaire)

- Connaissance du vocabulaire (du bon usage du dictionnaire)

- Culture générale /culture littéraire : connaissance d’autres auteurs et d’autres œuvres (également mythologie)

- Culture générale/culture artistique : connaissance d’autres arts (par exemple musique et peinture) avec lesquels l’œuvre littéraire peut être comparée

Dans les lignes suivantes sont restitués deux exercices proposés aux hypokhâgneux pour leur faire prendre conscience du lent et patient travail que requiert l'explication de texte. Tout d'abord, à partir d'un poème de Georges Fourest, on demande aux élèves de s'appropier le sens du texte en se posant les bonnes questions qui détermineront le choix des instruments d'analyse.

Le second texte, extrait des Illusions perdues de Balzac, cherche à formuler un début d'explication de texte, en précisant à chaque fois quel est l'instrument d'analyse employé.

Georges FOUREST, «Le Cid»

Le Cid

Va, je ne te hais point.

Pierre Corneille

«Le palais de Gormaz, comte et gobernador

est en deuil ; pour jamais dort couché sous la pierre

l'hidalgo dont le sang a rougi la rapière

de Rodrigue appelé le Cid Campeador.

Le soir tombe. Invoquant les deux saints Paul et Pierre

Chimène, en voiles noirs, s'accoude au mirador

et ses yeux dont les pleurs ont brûlé la paupière

regardent, sans rien voir, mourir le soleil d'or ...

Mais un éclair, soudain, fulgure en sa prunelle :

sur la plaza Rodrigue est debout devant elle !

Impassible et hautain, drapé dans sa capa,

le héros meurtrier à pas lents se promène :

"Dieu !" soupire à part soi la plaintive Chimène,

"qu'il est joli garçon l'assassin de Papa !" » (1)



La Négresse blonde, éditions José Corti, 1948 1909.

Georges FOUREST (1867-1945).

(1) Les paramètres de ce blogue ne me permettent pas de respecter la disposition strophique de ce poème.

EXPLIQUER UN TEXTE

Soit « Le Cid », de G. Fourest. Avant de vous lancer dans une explication de texte linéaire, vous devez lire attentivement le texte et en retirer un certain nombre d’impressions. Vous devez faire l’effort de lire tout seul le texte (extrait ou œuvre intégrale) en vous confrontant à ses difficultés : vocabulaire, syntaxe, spécificité du ou des registres à l’œuvre, reconnaissance du genre littéraire du texte/de l’œuvre, références littéraires et plus largement culturelles, particularités stylistiques propres à chaque auteur, etc. Il s’agit avant tout de comprendre le sens littéral de ce qui est écrit, avant d’en élaborer une interprétation. Il vous faut donc, pendant votre lecture, élucider ces difficultés (à la maison ou en classe en posant des questions) et tenter de formuler sur une feuille de préparation les réponses que vous y apportez mais aussi les impressions que vous avez retirées de cette lecture. Vous écrirez donc dans un paragraphe construit ce que vous avez compris, ce qui vous paraît important et ce sur quoi votre attention devra porter. Vous pourrez ainsi avancer une ou plusieurs hypothèses de lecture, c’est-à-dire, clairement et simplement rédigée(s), la ou les façon(s) dont on peut comprendre le texte en vue d’une interprétation. A ce moment précis de la lecture, il ne faut pas craindre l’éventuel emploi de la paraphrase, à condition que celle-ci débouche sur un véritable projet de lecture ou problématique.

Observez les paragraphes suivants et dites lequel vous paraît le plus efficace et le plus juste pour approcher le sens du texte proposé. Justifiez votre réponse. Le premier paragraphe reprend en partie les remarques faites en classe par quelques-uns d’entre vous.

1. Ce texte est un sonnet. Il est constitué de longues phrases et se caractérise par des enjambements qui préparent la chute du poème. On y décèle une forme d’ironie. Ce sonnet est irrégulier puisqu’il inverse l’ordre des rimes dans le second quatrain et qu’il en change la disposition traditionnelle : embrassées dans le 1er quatrain elles deviennent croisées dans le second. Mais cette irrégularité n’est pas synonyme de désordre ou de négligence. En effet, les rimes sont presque toutes riches et le poème est écrit dans l’ensemble dans un style élevé.

2. Dans ce poème, l’auteur se moque de Chimène dans le dernier vers en la faisant s’exprimer d’une manière ridicule. Elle dit : « qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! ». G. Fourest rappelle l’histoire célèbre des amours contrariées de Rodrigue et de Chimène racontée par la tragédie de Corneille. Rodrigue a vengé son père en tuant celui de Chimène, qui était l’offenseur, et il est devenu le Cid en remportant la bataille contre les Maures qui menaçaient le royaume de Castille (v.3 et 4). Chimène porte donc le deuil de son père mais doit, selon le code de l’honneur de cette époque, réclamer vengeance à son tour, en exigeant la mort de Rodrigue. Or la vue de ce dernier ne fait que provoquer une remarque de midinette…

3. Le sonnet de G. Fourest intitulé « Le Cid » apparaît au lecteur comme une réécriture parodique de l’histoire célèbre des amours contrariées de Rodrigue et de Chimène racontée par la tragédie de Corneille. Le terme de « parodie » (1) est lourd d’implications car il suppose la mise en œuvre d’une forme d’ironie littéraire (ou « écriture oblique », selon Philippe Hamon) et une lecture ambivalente où s’observent à la fois l’admiration et la négation de l’œuvre parodiée. Un certain nombre de décalages ou de tensions signalent précisément la forme parodique : la chute du sonnet, préparée par sa construction et la rupture de ton consommée dès le premier tercet (« Mais un éclair soudain… ») : la remarque de midinette proférée par Chimène dans un contexte grave et pathétique apparaît comme l’illustration ridicule de la fameuse réplique de Corneille mise en épigraphe (« Va, je ne te hais point »). Le dilemme cornélien est réduit ici à « une antithèse badine mais encore touchante », selon les mots de Gérard Genette, dans Palimpsestes (éd. Du Seuil, coll. « Points/Essais », p. 91.). Mais on aurait tort de croire que la « muse parodique » touche seulement l’œuvre de Corneille. En effet, si l’on replace ce poème dans le contexte fin de siècle dans lequel il a été écrit (cette littérature qui se moque des décadents et des symbolistes n’a de cesse de tourner en dérision les monuments artistiques reconnus), on comprend que c’est l’époque des groupes animant revues et cabarets : « Les Hydropathes, les Hirsutes, les Jemenfoutistes, les Zutistes ou les Incohérents s’essayent à des formules que popularise le cabaret Le Chat Noir » (Daniel Grojnowski, L’Esprit fumiste et les rires « fin de siècle», éditions José Corti, 1990 et, du même auteur, Aux commencements du rire moderne. – L’esprit fumiste, même éditeur, 1997). On sera donc attentif à la manière dont Fourest pastiche aussi la poésie parnassienne dans cette évocation aux formes plastiques indéniables : forme du poème, vocabulaire espagnol favorisant la couleur locale, le narratif subtilement mêlé au descriptif, la richesse des rimes, autant d’indices évidents d’une intention parodique qu’il conviendra d’analyser et d’interpréter avec nuance.

(Ce troisième paragraphe est évidemment celui qui "cerne" le mieux le sens du texte, en montrant que "fond" et "forme" sont indissociables).

(1) Avec Daniel sangsue, nous définirons la parodie comme « la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier ». cf. La Relation parodique, éd. José Corti, 2007, p. 104.




BALZAC, Illusions perdues : "Les Deux poètes"

Ce texte est la première partie des Illusions perdues, roman achevé en 1839. David l’imprimeur et Lucien le poète parlent ici de leurs rêves.

«Depuis environ trois ans, les deux amis avaient donc confondu leurs destinées si brillantes dans l'avenir. Ils lisaient les grandes oeuvres qui apparurent depuis la paix sur l'horizon littéraire et scientifique, les ouvrages de Schiller, de Goethe, de lord Byron, de Walter Scott, de Jean Paul, de Berzélius, de Davy, de Cuvier, de Lamartine, etc. Ils s'échauffaient à ces grands foyers, ils s'essayaient en des oeuvres avortées ou prises, quittées et reprises avec ardeur. Ils travaillaient continuellement sans lasser les inépuisables forces de la jeunesse. Egalement pauvres, mais dévorés par l'amour de l'art et de la science, ils oubliaient la misère présente en s'occupant à jeter les fondements de leur renommée.

- Lucien, sais-tu ce que je viens de recevoir de Paris ? dit l'imprimeur en tirant de sa poche un petit volume in-18. Ecoute !

David lut, comme savent lire les poètes, l'idylle d'André de Chénier (1) intitulée Néère, puis celle du Jeune Malade, puis l'élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien, et les deux derniers ïambes.

- Voilà donc ce qu'est André de Chénier ? s'écria Lucien à plusieurs reprises. Il est désespérant, répétait-il pour la troisième fois quand David trop ému pour continuer lui laissa prendre le volume.

- Un poète retrouvé par un poète ! dit-il en voyant la signature de la préface.

- Après avoir produit ce volume, reprit David, Chénier croyait n'avoir rien fait qui fût digne d'être publié.

Lucien lut à son tour l'épique morceau de l'Aveugle et plusieurs élégies. Quand il tomba sur le fragment: « S'ils n'ont point de bonheur, en est-il sur la terre ? » il baisa le livre, et les deux amis pleurèrent, car tous deux aimaient avec idolâtrie. Les pampres s'étaient colorés, les vieux murs de la maison, fendillés, bossués, inégalement traversés par d'ignobles lézardes, avaient été revêtus de cannelures, de bossages, de bas-reliefs et des innombrables chefs-d'oeuvre de je ne sais quelle architecture par les doigts d'une fée. La Fantaisie (2) avait secoué ses fleurs et ses rubis sur la petite cour obscure. La Camille d'André Chénier était devenue pour David son Eve adorée, et pour Lucien une grande dame qu'il courtisait. La Poésie avait secoué les pans majestueux de sa robe étoilée sur l'atelier où grimaçaient les Singes (3) et les Ours (4) de la typographie. Cinq heures sonnaient, mais les deux amis n'avaient ni faim ni soif; la vie leur était un rêve d'or, ils avaient tous les trésors de la terre à leurs pieds, ils apercevaient ce coin d'horizon bleuâtre indiqué du doigt par l'Espérance à ceux dont la vie est orageuse, et auxquels sa voix de sirène dit : "Allez, volez, vous échapperez au malheur par cet espace d'or, d'argent ou d'azur". »

(1) André Marie de Chénier (Constantinople, 1762 ; Paris, 1794), poète français. Condamnant les excès de la Révolution, il est arrêté et emprisonné à Saint-Lazare où il écrit des poèmes marqués par la violence et l'émotion. Le 7 thermidor de l'an II, deux jours avant la chute de Robespierre, il est guillotiné. Son oeuvre sera accueillie avec enthousiasme par les jeunes romantiques.

(2) Imagination; par métonymie production de l'imagination. Synon. chimère, fantasme. Plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l'existence (BALZAC, Peau. chagrin., 1831, p. 285). Dictionnaire Trésor de la langue française informatisé (TLFI).

(3) Ouvrier compositeur typographe par. opposition à ours (v. ce mot A 3 b) pressier (CHAUTARD 1937). TLFI

(4) (Par .référence au mouvement de va-et-vient de l'ours) Ouvrier typographe, dont le mouvement devant la presse évoque le mouvement de l'ours. Ce Séchard était un ancien compagnon pressier que dans leur argot typographique les ouvriers chargés d'assembler les lettres appellent un Ours (BALZAC, Illus. perdues, 1837, p.4). V. frisquette ex. de Balzac. TLFI

EXPLIQUER UN TEXTE

Éléments d’explication du 1er § de l’extrait d’Illusions perdues

Les indications mises entre parenthèses et en caractères gras sont d’ordre méthodologique : elles ont pour but d’identifier l’ordre et la nature des différentes manières d’expliquer le texte, en fonction de sa composition. Le vocabulaire technique est en gras et en italique, qu’il appartienne à la rhétorique, à la poétique, à la stylistique, à la grammaire ou plus largement à l’histoire littéraire. Quelques remarques mériteraient d'être étoffées. Ce point a pu faire l'objet d'un exercice proposé aux élèves.

Explication linéaire :

(Vision d’ensemble de la partie à commenter, avant d’entrer dans les détails qui la composent) Ce paragraphe achève le portrait des « deux poètes » en mettant l’accent sur l’énergie commune déployée par Lucien et David pour atteindre leur idéal poétique. Peu de lignes (7 au total) pour décrire ce temps de travail consacré aux auteurs favoris ; la suite du texte (les deux autres parties qui le composent) développe plus longuement la communion d’un moment heureux de lecture partagé : (connaissance du genre de l’œuvre) ici, avec la précision du complément circonstanciel qui ouvre la phrase, « Depuis trois ans environ » (ligne 1), le récit entend résumer cette période en quelques phrases, c’est-à-dire en un sommaire (1) (avec sa succession de verbes à l’imparfait pour inscrire les faits dans la durée et la répétition : le récit est ici en mode itératif (2)).

(Explication linéaire) D’emblée, la caractérisation des personnages (« les deux amis », « avaient confondu », «leurs destinées », (ligne 1) annonce un couple fusionnel dans lequel l’identité individuelle a peu d’importance : (connaissance de l’œuvre) bien que quelques lignes plus haut Lucien soit présenté par le narrateur comme supérieur à David (dont l’importance symbolique est pourtant grande) en raison de sa « beauté physique », ils s’équivalent ici parce qu’ils symbolisent un désir, une énergie, une volonté unique tendue vers un même but : (connaissance du vocabulaire) le mot « avenir » précédé de l’adjectif « brillantes » rapporté aux « destinées » connote une grande ambition (on aura l’occasion de montrer qu’elle n’a rien à voir avec l’opportunisme d’un Rastignac, ni avec le monde des calculs et des intérêts personnels…) : Littré associe souvent « brillant » à « gloire » dans son dictionnaire ; on comprend ainsi qu’il prépare le dernier mot du paragraphe : « renommée ». (Connaissance de la grammaire) Les phrases qui suivent commencent toutes (hormis la dernière, qui met en relief un groupe adjectival en fonction éptithète détachée : il s'agit de décrire le sublime d'une âme commune qui parvient à se détacher de la misère sociale) par le pronom de la troisième personne du pluriel « ils », accompagné d’un verbe à l’imparfait qui précise la nature de leur activité intellectuelle. Ainsi la deuxième phrase (lignes 2 et 3) porte sur la lecture, qui va jouer un rôle considérable par la suite. La richesse et l’intensité des lectures apparaissent sous la forme d’une énumération des « grandes œuvres » (l. 2) qui forment un panorama du savoir et de la littérature modernes tels que Balzac les percevait lui-même à cette époque (comme l'a proposé un critique, il faut postuler ici que nos deux personnages sont des projections fictionnelles de Balzac auteur) : (connaissance de l’histoire littéraire et de l’auteur) aux côtés des chimistes Berzelius et Davy qu’il avait lus pour La Recherche de l’absolu (1834), du grand naturaliste Cuvier, père de la paléontologie, figurent d’importants écrivains allemands et anglais, dont les œuvres, nouvellement traduites aux alentours de 1820, ont pu nourrir le romantisme balzacien de l’homme de génie : citons Goethe, Byron, et Walter Scott en particulier, dont il sera souvent question dans Illusions perdues, et qui fut un modèle d’écriture romanesque pour le jeune Balzac. On peut noter à ce sujet que la précision « depuis la paix », soit depuis 1815, donc après l’épopée napoléonienne, apparente les deux poètes à cette génération désespérée ou désenchantée que décrit Musset en 1836 dans sa Confession d’un enfant du siècle. Dans cette œuvre, Goethe et Byron sont d’ailleurs présentés comme « les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon » ; Goethe (mort en 1832) y est loué pour sa peinture de la passion qui mène au suicide dans Werther ainsi que pour sa version théâtrale du mythe de Faust, tandis que Byron (mort en 1834) est admiré pour son engagement politique en faveur de l’indépendance des Grecs et pour son poème dramatique Manfred, sorte de réécriture métaphysique de l’histoire de Faust. Quant à Lamartine, seul poète français cité si l’on excepte Chénier, il est l’auteur des Méditations poétiques (1820) dans lesquelles il dédie le deuxième poème à Byron et dont il affirme que ce dernier était grand lecteur de Goethe, « le Byron allemand »… C’est donc ici toute une géographie littéraire qui se dessine, marquée par une communauté de sentiments à laquelle nos deux personnages font allégeance (bel exemple de Weltliteratur, au sens que Goethe a donné à cette expression, et qui suppose une communication littéraire internationale. Tout le XIXe siècle a été marqué par cette idée, et Victor Hugo la reprend, à sa manière, dans son extraordinaire William Shakespeare, en 1864). (Connaissance de la rhétorique) La métaphore centrale de ce § n’est donc pas étonnante : «Ils s’échauffaient à ces grands foyers… » (Ligne 4). La passion, l’énergie dont font preuve les jeunes poètes prennent leur source dans ces œuvres comparées à de «grands foyers », ce dernier terme totalisant, avec le verbe qu’il complémente, des sens propres et figurés (syllepse) : feu qui brûle et transmet sa chaleur à tout ce qui l’environne, centre et source de ce feu, de cette lumière qui devient une nourriture essentielle produisant à son tour de l’ « ardeur » (l. 5) et « les inépuisables forces de la jeunesse» (l. 6). Observons au passage comment adjectifs et adverbes intensifs –ou groupes de même nature - (« grands », « avec ardeur », «continuellement», « inépuisables »), associés à cette suite de verbes à l’imparfait, soulignent la force de cette passion en mettant au premier plan « le goût de l’infini » propre au personnage romantique. La métaphore est filée jusqu’à la dernière phrase, dans laquelle apparaît la double antithèse qui se résorbera dans « le rêve d’or » de la troisième partie de notre extrait, sous l’effet de la « Fantaisie » : « Egalement pauvres, mais dévorés par l’amour de l’art et de la science… » et « ils oubliaient la misère… » / «… les fondements de leur renommée. » Il semble qu’au terme de ce premier § l’expression de l’idéal triomphe. Ne peut-on voir cependant dans le choix du verbe « oublier » (l. 7) l’indice d’un échec à venir probable ? Lucien et David auront sans doute à affronter un autre réel que celui qu’ils ont créé par la seule force de leur génie. Et ce réel n’a rien d’idéal.

(1) Selon la terminologie de Gérard Genette dans Figures III (1972) et Nouveau discours du récit (1983). Le sommaire s’oppose à la scène.

(2)Terminologie de Genette.