Je ne connaissais pas Hanan
el-Cheikh, même de nom. Je n’avais jamais entendu parler des cinq romans
qu’elle avait publiés, chez Actes Sud principalement, depuis 1985. Ni de
« Toute une histoire » -
Histoire d’une femme pleine de vie,
abandonnée dès l’enfance avec sa mère et son frère dans un village libanais du
sud, orée d’une vie placée sous le signe de la débrouille et de la ruse.
Fiancée à son insu à 11 ans, à Beyrouth, avec son beau-frère veuf, un homme confit
en dévotion, et divorcée une dizaine d'années plus tard pour épouser son amant, un
lettré et commis de l’état, elle l’analphabète. Histoire d’une vie qu’elle a
voulu si ardemment confier à sa fille qu’elle a réussi à briser la barrière,
faisant de la romancière une biographe, une généalogiste ? et en quelque
sorte le confluent de plusieurs passions de conter : celle du
grand-père maternel lettré, celle de la mère pleine de voix, de chants, d’histoires,
d’une inventivité radieuse, et celle du beau-père Mohammed dont elle
reçoit, après la mort de sa mère, ironique mélancolie, tous les écrits que
celle-ci n’avait jamais pu lire, qu’elle avait toujours dû se faire lire. C’est un
livre plein d’orient, si je peux l’écrire ainsi : misère, rages, passions,
esbrouffe, intense vitalité, contraintes sociales et religieuses, chansons,
poèmes, cinéma. On y sent battre le cœur vivant d’un Liban d’avant la guerre de
75, d’avant la destruction de Beyrouth, tout un monde mêlé de petites et moins
petites gens, gravitant autour de cet incroyable couple d’amants, l’analphabète
et le lettré. Plein d’amour aussi, et de justesse. D'une fille qui se borne à
donner à la voix de sa mère sa plume, comme le disent si bien les dernières
lignes :
« Je me suis mise à marmonner : « Et voilà Hanan en train d’écrire sur sa mère. Sa mère qui a souffert et aimé, s’est enfuie, a affronté les traditions et les mœurs de son milieu ; sa mère qui a fait du mensonge un jeu, une facétie, et de son imagination un acte de sincérité ».
J’ai écrit la première phrase : « je vois ma mère et mon oncle Kamel courir derrière mon grand-père ». mais je me suis tout de suite arrêtée. A moins que ce ne soit ma mère qui m’ait arrêtée. Je l’entendais insister pour dire elle-même son histoire. Elle ne voulait pas de ma voix ; elle voulait sentir les battements de son cœur, ses angoisses et ses rires, ses rêves et ses cauchemars. Elle voulait revenir au commencement avec sa propre voix. Elle était si heureuse de pouvoir enfin être la narratrice...
C’est ma mère qui a écrit ce livre. C’est elle qui a déployé ses ailes pour prendre son vol. j’ai juste soufflé le vent qui l’a emportée dans ce long voyage. »