Francesca Melandri - Plus haut que la mer

      Se réconcilier avec la lecture. Moment de joie douce après l’étrangeté d’une sorte de long divorce. Pas un billet sur ce blog depuis des mois, et pourtant il y a bien eu quelques romans pendant tout ce temps, comme, offert par Isabelle, Les Yeux dans les arbres, de Barbara Kingsolver, et L’Usage du monde, de Nicolas Bouvier,  et qui sait pourquoi j’avais si longtemps reculé devant cette lecture, alors que ce livre (qui n’est pas un roman) a ébloui quelques nuits d’insomnies. Et encore, prêté par Nathalie, Par-dessus le bord du monde de Tim Winton, en anglais Dirt Music (quelque chose comme la musique de la terre, mais peut-être aussi celle de la crasse ?). Beaux livres, mais comme effacés par une sorte de brouillard d’oubli.

     Et puis hier soir, cadeau de mon fils, j’ai ouvert Plus Haut que la mer, de Francesca Melandri, dont j’avais lu et chroniqué, il y a quasi pile un an, Eva Dort. Ouvert, et refermé seulement après l’avoir fini, quelques heures plus tard. Un livre beau, mélancolique, tranquille, profond, qui me rend au désir de tenter d’en écrire.

Il y a une Île, avec la majuscule, et l’anonymat, l’incertitude géographique. L’Île avec ses odeurs, ses routes impraticables, les rituels de ses habitants, tous organisés autour des prisons de haute ou moins haute sécurité qu’elle abrite. Une Île-prison, en somme, pourtant ouverte à la splendeur du ciel nocturne, à l’intensité des odeurs aromatiques, aux pulsations versatiles des vents et de la haute mer. Où vont se croiser trois personnages Paolo, Luisa, et Nitti Pierfrancesco. Le père d’un brigadiste, l’épouse d’un droit commun deux fois assassin, un « agent carcéral », ainsi désigné tout au long du roman par son identité administrative.

Il n’y a que très peu de voyageurs sur le ferry qui amène ce matin-là sur l’Île les trois protagonistes, et la météo est inquiétante, avec un mistral très violent qui risque de rendre la traversée de retour impraticable. Pas de retard possible, alors, pour le capitaine du ferry qui veut retrouver à temps la terre ferme, c’est-à-dire « en vérité une grande île », pour y accueillir son fils, de retour d’Amérique.

Un imprévu, l’agression commise sur le gardien par le prisonnier qu’il accompagne permet la rencontre des deux, puis des trois protagonistes, que rien n’aurait dû rapprocher. Paolo est un prof de philo tourmenté par le remords et « concentré sur sa propre souffrance », Luisa une paysanne robuste et vaillante, Pierfrancesco un « maton », espèce a priori antipathique à des parents de prisonniers.

Je ne vais pas raconter l’intrigue somme toute assez mince de ce roman, qui « en un jour en un lieu » infléchit sinon le destin des personnages, du moins leur rapport à leur vie, à la vie. Je vais plutôt tenter de dire ce qui, dans ce roman de Francesca Melandri m’a profondément touchée.

Comme déjà dans Eva Dort, les personnages, en eux-mêmes modestes, sont confrontés à un moment très violent et douloureux de l’Histoire : on est en 1979, peu après la découverte du cadavre d’un « homme politique enlevé après le massacre de son escorte ». Aldo Moro, évidemment, jamais nommé lui non plus autrement que par des périphrases équivalentes, et l’Italie est celle des années de plomb, pleine de violence, de meurtres, d’attentats, de policiers assassinés, de désirs de révolution et de soifs de vengeance, vengeance d’Etat comme vengeances individuelles. Or, après une enquête visiblement très minutieuse auprès de toutes les sortes de personnages qui ont vécu cette période, brigadistes, magistrats, parents de victimes et de meurtriers, anciens détenus, gardiens de prison, la Melandri comme on dirait en Italie, a cristallisé dans ses personnages, avec un grand souci de justesse, tous les conflits intérieurs et extérieurs engendrés par la période.

Ainsi de Paolo, qui a enseigné à son fils, dans le respect de la pensée de Kant, l’espoir d’une société plus juste, et qui est littéralement crucifié intérieurement par la conscience de la vanité creuse, de la cruauté satisfaite, de la langue vaine et vide en quoi s’est dévoyé le désir de révolution. Sa femme en est, très vite, morte de douleur. Quant à lui, intègre et lucide jusqu’à l’insupportable, il ne peut ni partager le combat des parents de terroristes pour la dignité bafouée des droits de leurs enfants, ni juger ceux qui au contraire ont voulu s’en détacher, ni oublier la douleur des victimes, ni cesser d’aimer, malgré tout, son fils – lui aussi anonyme, tiens, j’y pense. Sa vie réduite au souvenir des jours heureux de l’enfance, à la complicité sensuelle des vacances suspendues entre ciel et mer, à Framura (Cinque Terre) – au nom ironiquement prophétique, il signifie « entre les murailles » - est vouée toute entière à ses visites qui l’enchaînent et l’accablent, d’où les profonds soupirs que de loin en loin il laisse échapper comme des gémissements inconscients, tentant de souffler hors de lui le poids qui l’écrase.

D’autant plus incongrue est sa rencontre avec Luisa, une paysanne des montagnes, sans malice, ignorante jusqu’à la simplicité de tout ce qui n’est pas son univers, et vouée, entre les visites à son assassin de mari - un type fruste rendu incontrôlablement violent par l’alcool - à la rude et régulière vie de la ferme, et à l’éducation de leurs cinq enfants. Simple, mais directe, mais pleine de bonté, et elle aussi, profondément intègre.

Ce roman est tissé de gestes, d’une présence intense des corps, dans leur relation sensuelle au monde – les embruns, l’air tout parfumé d’arômes, le souffle des vents, la peau de l’autre – comme dans ce qu’ils expriment des émotions, soupirs, silences comme des arêtes dans la gorge, oppression, hurlements, regards, chaleur des mains nouées.

C’est un de ces romans qui tâchent à dire ce qui, de la violence de l’Histoire, empoisonne la vie intime des êtres et la vie politique et sociale d’un pays. Et qui le dit sans manichéisme aucun, certes non. Même le très antipathique directeur de la prison, sur lequel Nitti a rêvé qu’il pissait, se voit crédité d’un bilan somme toute méritoire de son exercice. Un roman qui dit les ambiguïtés, les compromissions, la déshumanisation jusqu’à l’abjection, de soi et des autres, et telle est l’expérience à quoi est confronté Nitti, laquelle creuse entre lui et sa femme – Maria Caterina, l’institutrice qui monte aux arbres – une insidieuse désunion. Ou la bonté paradoxale de ce directeur qui a protégé Nitti en l’assignant à la garde des pédophiles et des violeurs, et s’en explique. Il y a toute une réflexion sur la force des mots, la façon dont une idéologie les enlaidit et les vide de sens, et sur celle des gestes les plus simples. Sur la mémoire aussi, et la façon dont le souvenir surgit au fil de la rêverie ou de la réflexion, d’un geste, un regard, une odeur, une consistance, une saveur, suscitant les flashes-back en incise qui donnent aux personnages leur profondeur. Un roman enfin qui, lucidement, fait confiance aux hommes et à la force de l’amour sous toutes ses formes, pour racheter, au moins individuellement, ce qui peut l’être du désastre. Un roman qui s’affirme, parallèlement à la réflexion historique, comme pensée et action sur le monde d’aujourd’hui.

L’écriture en est belle, simple, pleine d’images évocatrices  (peut-être un peu trop, parfois). C’est une écriture à la fois savante et populaire, juste, elle aussi intègre. C’est pour moi un exemple de ce que peut être encore aujourd’hui le roman, classique et inventif, politique au meilleur sens du terme. Aux antipodes de ce que l’on exalte aujourd’hui comme un certain roman français. Un roman qui dans son souci de l’indéfini, de l’effacement[1], dit l’universel, inscrivant l’homme, entre rire, tragédie et tendresse, au cœur du monde.

Que voilà une reprise prolixe. Arrêtons-nous là.

Une interview de l'autrice ici

 

 

[1]  (parce que j’ai cherché sur la toile, et trouvé que l’Île existait, non loin des côtes sardes, aujourd’hui parc naturel, c’est Asinara, l’île aux ânes albinos).

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