Mohamed Mbougar Sarr, dans la salle Imago Mundi du lycée Pierre d'Ailly, jeudi 12 mai 2022.

La 10e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly a été à nouveau un grand succès. Mohamed Mbougar Sarr a su nous parler de son beau roman, avec passion et brio. Qu'il en soit vivement remercié !

Je remercie Madame Bourrelier, proviseur du lycée Pierre d'Ailly, qui a permis ces «Rencontres» et en a présenté la 10e édition. Merci également à tous les participants, aux nombreuse personnalités, qui nous ont fait l'honneur et le plaisir de leur présence : M. Pierre Vatin (député de la 5ᵉ circonscription de l'Oise), M. Raphaël Muller (recteur de l'académie d'Amiens), Mme Emmanuelle Compagnon (directrice académique des services départementaux de l'Éducation nationale de l'Oise), M. Paul Raucy (inspecteur général de l'Éducation nationale, retraité), Mme Sophie Schwarz (première adjointe au maire de Compiègne), M. Antoine Torrens (directeur des bibliothèques de Compiègne) ; merci à mes collègues et aux élèves et étudiants présents.

Merci enfin à Axelle D., HK, pour ses belles photos !


EXORDE

Mme Évelyne Bourrelier, proviseur, présentant la 10e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly.

M. Raphaël Muller, recteur de l'Académie d'Amiens, réagit aux propos de Mme Bourrelier et se réjouit à son tour de cette nouvelle édition des Rencontres consacrée à Mohamed Mbougar Sarr.

Mme le Proviseur, Mohamed Mbougar Sarr, Reynald André Chalard et M. le Recteur.


PARMI LES PARTICIPANTS :

Mme Emmanuelle Compagnon, directrice académique des services départementaux de l'Éducation nationale de l'Oise.


M. Pierre Vatin, député de la 5ᵉ circonscription de l'Oise.


M. Antoine Torrens, directeur des bibliothèques de Compiègne.


CONFÉRENCE

Mohamed Mbougar Sarr


Mohamed Mbougar Sarr et Reynald André Chalard


Pour introduire la conférence (discours de présentation de Reynald André Chalard) :

Monsieur le Député, Monsieur le Recteur, Madame la Directrice Académique des Services Départementaux de l’Éducation nationale, Monsieur l’Inspecteur général, Madame la Première adjointe au maire de Compiègne, Monsieur le Directeur des bibliothèques de Compiègne, Madame le Proviseur, chers collègues et amis, très chers Étudiants des Classes Préparatoires littéraires du lycée Pierre d’Ailly,

Nous voilà à nouveau réunis pour la 10e édition des « Rencontres de Pierre d’Ailly ». Elle nous vaut la présence tant attendue de Mohamed Mbougar Sarr, écrivain, lauréat du Prix Goncourt 2021, qui nous a fait l’honneur et l’amitié d'accepter notre invitation.

Je tiens à rappeler que ces « Rencontres » ont pour vocation d’engager un débat fécond entre les étudiants de nos classes préparatoires littéraires et un écrivain ou un critique, un poète, un philosophe, un éditeur, un homme ou une femme de culture. Les enjeux de ces « conférences » tournent autour de la littérature, de l’expérience esthétique et éthique qu’elle nous propose, de ce qu’elle nous donne à penser de notre rapport au monde - de nos «différents modes d'existence» (E. Souriau) - , des problématiques qu’elle permet de croiser, au carrefour de la philosophie, de l’histoire et plus largement des sciences humaines. Chaque conférence est précisément articulée au cours de Lettres en Hypokhâgne, qu'elle prolonge par un dialogue vivant. (Page à consulter sur ce blogue : LES RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY).

Ce qui est en effet en jeu ici – et nous allons le voir tout au long de la conférence -, c’est le présupposé – voulu, choisi - qui guide l’étude de la littérature menée avec nos étudiants et qui relève bien de l’expérience esthétique et éthique de l’objet littéraire, le texte et l’œuvre, auxquels tout sujet lecteur, conscient de sa démarche intellectuelle, est sommé de répondre, aussi bien par un commentaire, - d’abord naïf, puis réfléchi voire savant - que par une attitude, un positionnement éthique qui questionne des problèmes existentiels de toutes natures, qu’ils soient individuels ou collectifs.

Ce double parti pris, qui nous confronte aux mots et aux choses, nous a conduits à écouter, en 2013, et pour la toute première édition des Rencontres de Pierre d'Ailly, Michel Crépu, alors directeur de la Revue des Deux Mondes – et aujourd’hui directeur de la Nouvelle Revue Française. Nous demandions ainsi à l’écrivain Michel Crépu de nous expliquer comment et pourquoi La Condition numérique, titre d’un ouvrage qu’il venait d’éreinter dans l’un de ses éditoriaux, était pour lui une « condition inhumaine ». Il avait alors courageusement confronté son expérience d’écrivain – et surtout de lecteur – aux grandes notions qui, de l’Antiquité à nos jours, ont fondé notre culture : l’ « otium », bien sûr, - le loisir studieux, mot latin dont le pendant grec « scholè » résonne mieux à nos oreilles -, mais aussi l’humanisme des « humaniores litterae », les « lettres qui rendent plus humains », selon l’expression consacrée, notions et concepts qu’il fallait passer au crible des conséquences de la révolution numérique pour savoir ce qu’il pourrait advenir du livre, de nos pratiques de lecture habituelles héritées d’une longue tradition de méditation spirituelle. S’ensuivit un débat passionnant, dont on retrouve quelques traces sur Le Blogue des Lettres en Hypokhâgne (à partir du 11 mai 2013 et aussi du 20 octobre de la même année ; cf. enfin le billet relatif à la 1re édition des Rencontres, avec Michel Crépu), débat auquel d’ailleurs notre invité avait participé – on peut toujours lire ses brillantes interventions aux jours indiqués.

En réalité, le fond de ce débat n’a cessé de nous accompagner depuis, que ce soit avec la conférence de Benoît Chantre, en 2015, sur l’anthropologue René Girard et sa lecture des Pensées de Pascal, celle de Béatrice Didier sur Chateaubriand, en 2017, celle de Luc Fraisse sur Proust, en 2019 ou plus récemment celle de Patrick Dandrey sur les Fables de La Fontaine, dont la puissance littéraire, esthétique et éthique, ne peut manquer de nous faire réfléchir sur ce que le philosophe Michel Foucault appelait la « stylistique de l’existence ».

Ce débat, nous l’avons également mené avec Mohamed Mbougar Sarr en novembre 2016, puisque nous l’avions reçu alors pour son premier roman, Terre ceinte, roman prometteur et déjà récompensé par l’obtention du prestigieux prix Amadhou Kourouma. Il s’agissait - pour nous, en Hypokhâgne -, en contrepoint de l’étude des Maximes de La Rochefoucauld et des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, de réfléchir à la problématique de la littérature et du mal, inspirée par Georges bataille. Déjà en 2016, nous n’accueillions pas seulement un jeune écrivain mais aussi, et surtout – à cause de la joie et de l’amitié qui nous unissent à Mohamed – un ancien brillant élève de classe préparatoire littéraire, qui avait fait chez nous son Hypokhâgne, puis deux années de Khâgne, la première avec la spécialité Histoire-Géographie, la seconde en Lettres modernes. Mohamed Mbougar Sarr est né au Sénégal, il a fait ses études secondaires au Prytanée militaire de Saint-Louis, puis c’est en France que ses études secondaires ont commencé, en classes préparatoires littéraires au lycée Pierre d’Ailly, ensuite à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, où il a entamé une thèse que, si j’ai bien compris, il ne mènera pas à son terme (La Plus secrète mémoire des hommes: la thèse est « un exil de l’éden de l’écrivain », p. 24-25). Depuis 2016, trois autres livres ont paru : Silence du chœur (2017), éditions Présence africaine ; De purs hommes (2018), éditions Philippe Rey ; et La Plus secrète mémoire des hommes, éditions Philippe Rey / Jimsaan, qui vient de recevoir le Prix Goncourt. Mais avant d’en venir à ce passionnant roman, de montrer ce qui peut le différencier des précédents, et avant donc d’introduire la conférence qui nous entraînera « Dans le Labyrinthe du Roman », je souhaiterais faire, « à sauts et à gambades », le portrait intellectuel et moral de l’étudiant en Lettres que fut Mohamed Mbougar Sarr.

Je passerai vite sur la discrétion, la courtoisie et la délicatesse de ses manières, dont nous nous souvenons encore, pour aller à l’essentiel : la volonté de savoir, la curiosité principielle pour tout ce qui relève de la culture et la passion de la lecture. Ces trois moteurs de l’esprit s’articulent en réalité entre eux, ils sont indissociables : «l’allégresse est savoir », écrit le grand Rilke dans l'un des Sonnets à Orphée, mais cette proposition est réversible : le savoir est allégresse, car même s’il peut être amer et difficile parfois, il est la condition sine qua non de la compréhension de soi et du monde, que seule rend possible la « curiositas » humaniste, dans ses exigences pluridisciplinaires. Mohamed pensait et travaillait ainsi dans toutes les disciplines, et chez lui, toutes les disciplines se rejoignaient avec bonheur dans l’inquiétude salutaire de la passion de la lecture. Car pour savoir, il faut non seulement écouter et s’approprier la parole des professeurs -oserai-je dire des Maîtres ? -, mais il faut aussi lire, mettre à l’épreuve cette parole par l’usage critique de sa propre pensée et risquer la solitude de la « rencontre » avec un auteur, cette autre « autorité » qu’il faut humblement accueillir pour pouvoir tirer les bénéfices intellectuels du dialogue qu’il nous propose. Mohamed était ce Khâgneux-là qui, sans se dérober aux contraintes de la préparation au concours, s’intéressait moins aux notes qu’aux disciplines qui stimulaient sa réflexion. C’est cela que permet la classe préparatoire littéraire, c’est cela qu’elle a d’unique et d’irremplaçable. Certes, la prépa ne fabrique ni le talent ni le génie – cela se saurait -, mais elle peut les accompagner, les stimuler et donner à ceux qui ont toutes sortes d’aptitudes, des plus modestes aux plus prometteuses, une « formation » (ce mot importe) qui augmente leurs capacités. Nous ne le disons peut-être pas assez : nous pouvons être fiers de ce travail accompli dans toutes les disciplines avec nos étudiants qui, s’ils n’intègrent pas les Écoles Normales Supérieures (beaucoup d’appelés, peu d’élus, refrain connu), réussissent souvent des concours plus accessibles (de journalisme, de sciences politiques), et souvent jusqu’au CAPES et à l’Agrégation. Cela nous rend fiers d’eux, comme nous sommes fiers de toi, mon cher Mohamed, fiers de ton parcours et heureux de voir et de lire combien cette période de ta vie estudiantine a compté pour toi. Cela s’entend dans les entretiens que tu donnes ici et là, et cela se lit dans tes livres, et en particulier dans le dernier, La Plus secrète mémoire des hommes, qui est une vraie fête de la littérature. Et ce que je voudrais montrer, c’est que d’une certaine manière, il y a continuité entre ta pratique de lecteur et ta pratique d’écrivain, contre l’air du temps qui réduit l’écriture à une technique que l’on pourrait apprendre dans un atelier conçu à cet effet. Si tous les lecteurs ne deviennent pas écrivains, il ne saurait y avoir d’écrivains – de bons écrivains – qui ne soient d’abord de vrais lecteurs. Mais que lire, et comment lire ? Voilà des questions fondamentales auxquelles l’HK et la KH répondent sans faillir !

Venons-en maintenant à ton livre et au thème que je t’ai proposé pour cette conférence. A la parution de La Plus secrète mémoire des hommes, la critique avait unanimement salué une œuvre qui célébrait la littérature et la langue littéraire. Cet enthousiasme, mâtiné d’étonnement, laissait entendre que cela faisait longtemps qu’un tel roman n’avait pas été publié. L’autofiction et le récit de soi et de ses névroses semblent en effet avoir occupé durablement le champ littéraire (il n'est évidemment pas question d'ignorer les oeuvres importantes de ce genre - de Serge Doubrovsky à Annie Ernaux - mais de déplorer son malheureux destin épigonal, qui en fait un des horizons majeurs de la littérature contemporaine). Et quand la production littéraire narrative ne renonce pas à la fiction, elle a tendance à pasticher le roman balzacien ou anglo-américain, avec le désir à peine dissimulé de se transformer le plus rapidement possible en un scénario, dont on fera un film certainement plus intéressant que le livre qui l’a inspiré (les exemples sont nombreux...) : dans ce cas, à quoi bon avoir un style, puisque ce qui est écrit n’a de valeur que s’il est transposable en images. Le propre d’un style n’est pas seulement de distinguer celui qui écrit, mais aussi ce pour ou contre quoi il écrit. Le style, ce n’est donc pas seulement l’homme, mais l’autre de l’homme, qui est aussi l’autre de la littérature. C’est pourquoi une œuvre, une œuvre puissante et vraie, porte en elle d’autres œuvres, avec lesquelles elle peut avoir des rapports de nature très variée : comme l’a montré Gérard Genette, l’œuvre littéraire qui nous requiert est un véritable palimpseste, qui cite, fait des allusions à..., réécrit – par le pastiche ou la parodie – d’autres œuvres dont elle-même se nourrit. D’où ce regard parfois réflexif ou métatextuel de la parole littéraire, qui en vient à se prendre pour objet de narration. Or qu’est-ce que La Plus secrète mémoire des hommes ? C’est une œuvre qui raconte l’histoire, mythique, puis familiale -mais finalement les deux se rejoignent (dans l’Antiquité déjà, les grands mythes sont des histoires de famille déguisées...) – d’une œuvre, Le Labyrinthe de l’inhumain, de T.C. Elimane, dont le caractère énigmatique éblouit et inquiète le narrateur-héros du roman, le jeune écrivain sénégalais Diégane Latyr Faye. Celui-ci veut connaître l’origine du livre, le mystère du silence et de la disparition de son auteur, et probablement les raisons de sa fascination – à lui Diégane -pour ce véritable mystère dans les Lettres. Voilà qui installe d’emblée, comme un thème et comme une structure, le dispositif du labyrinthe, car d’un livre dont on ne connaît guère que l’incipit – ou quelques résumés plus ou moins justes proposés par des personnages plus ou moins avisés – on découvrira chemin faisant les multiples voies qui permettent d’en cerner le sens, à travers des discours et des lieux dans lesquels l’auteur veut que le lecteur se perde un peu… Métaphorisé par l’image du « cercle de solitude » (cette expression revient à la page 43), le labyrinthe ne sera donc pas seulement le mot-titre emblématique du livre mystérieux d’Elimane (Le Labyrinthe de l'inhumain), il symbolisera simultanément l’écriture du roman et sa lecture, sur le mode paradoxal de la docte ignorance, qui affirme ironiquement, dès les premières lignes, qu’ « on ne peut rien savoir » sur l’âme humaine, mais qu'il est besoin des quatre cent quarante pages suivantes pour le démontrer. Le lecteur – c’est sa seule certitude – pourra donc s’y perdre, en compagnie de l’écrivain, dont le sort, nous dit le narrateur, est strictement identique. Le pacte est conclu ! Et le lecteur semble convié, dans un tel élan, à penser avec Sartre, qui le disait à propos de Faulkner, qu’«une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier», (cité p. 49), (cf. Situations I, coll. Idées/Gallimard, p. 86.). Car même si le mystère littéraire se désépaissit ici, fait, là, l’objet d’une forme d’ironie narrative, il dépasse toujours la somme de ses explications possibles.

Et cela me paraît impliquer une conception du roman que la littérature contemporaine a volontairement délaissée, au profit d’un réalisme narcissique que j’aurais tendance – pour ma part – à juger plutôt plat et ennuyeux (le cours nuance, bien entendu, des positions qui sont ici volontairement tranchées). Je n'en retiens ici que deux aspects, solidaires l’un de l’autre d’ailleurs, et qui pourront être discutés tout à l’heure. Mais ils me paraissent traduire une lacune française, que l’on ne retrouvera pas en revanche – ou dans une moindre mesure – dans la littérature étrangère ou dans une littérature française qui puise dans la littérature étrangère. 1) Tout d’abord, précisément un certain rapport à l’expérience de la transcendance – authentique ou chimérique – que font certains de tes personnages, mon cher Mohamed, à travers le mystère d’Elimane. Cela t’amène à évoquer les religions, la spiritualité voire la mystique – quand bien même l’ironie en accompagne la méditation. Cela te fait employer des « mots en trop », si l’on en croit un dictionnaire récent intitulé, précisément, Dictionnaire des mots en trop (éditions Thierry Marchaisse, 2017), comme « absolu » et « âme », que ledit dictionnaire estime devoir bannir au nom de l’esprit cartésien, et au motif qu’ils véhiculeraient des idées creuses voire des illusions. C’est pourtant sacrifier l’intelligence d’une expérience fondamentale qui, de Saint-Augustin à François Cheng – beau poète français d’origine chinoise, qui a publié en 2016 une manière de traité intitulé De l’âme (éditions Albin Michel, 2016) -, en passant par Marcile Ficin, Montaigne, Pascal, Rousseau, Hugo et les Romantiques, Jung, Péguy, Jouve et Philippe Jaccottet..., est au cœur de la poésie ! On sait tout le profit que tu en tires, et combien tu donnes raison – pour le meilleur et pour le pire de l’humanité – à Paul Valéry lui-même qui, dans sa « Petite lettre sur les mythes » affirme : « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas… » (Oeuvres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», p. 961 et sqq). Je pense à la belle et terrifiante scène – donc sacrée ! – (p. 39) qui décrit l’introspection d’une âme– celle de Diégane - invitée à entrer dans une autre âme, celle de Siga D., après que l’union des corps a été rendue impossible. Il est évident qu’ici, nous sommes au plus haut de ce que doit être la tâche littéraire, selon Borgès, laquelle est « mystérieuse, car si elle ne l’était pas, ce serait un simple jeu sur les mots. » (entretien, Pléiade, p. 1255), car les mots ne disent pas tout... 2) Le deuxième point, très lié au précédent, me semble correspondre à la critique que tu fais d’un certain réalisme : p. 57, les jeunes écrivains du « Ghetto » pourfendent leurs aînés ainsi : « nous incriminions leur réalisme exsangue qui se contentait de reproduire le monde sans l’interpréter ou le recréer, et nous vomissions leur égoïsme dissimulé sous le droit à la liberté de l’artiste, et nous fauchions à larges andains les têtes de nos prédécesseurs qui avaient écrit beaucoup de romans injuriant la littérature par leur banalité, et nous prononcions des sentences de mort contre ceux qui avaient renoncé à se demander ensemble ce que signifiait être dans leur situation littéraire, impuissants à créer les conditions pour des esthétiques novatrices dans nos textes, trop paresseux pour penser et se penser par la littérature, trop asservis aux prix littéraires, aux flatteries, aux dîners mondains, aux festivals, aux chèques, aux circuits pour chercher à grimer ou gripper la littérature convenable …». Il y a là, me semble-t-il, une esquisse d’art poétique, par satire interposée, qui cherche à s’appuyer sur une approche plus négative de la littérature – presque mystique – et que l’on pourrait relier à ce que ton personnage Stanislas, traducteur de son état, dit du rapport que celle-ci entretient avec le rien – dont le sens est évidemment complexe -, mais qui par ses allusions flaubertiennes peut s’entendre - au moins dans un premier temps - comme un renoncement aux facilités du message dont certains auteurs voudraient que l’œuvre littéraire soit porteuse : différence avec les trois autres romans, qui portaient successivement sur le terrorisme, les migrants et l’homosexualité ? Volonté, pourrait-on dire, comme chez Flaubert, de trouver un style – une écriture ? – qui fasse se rejoindre sans opposition le fond et la forme (transposition littéraire de l'opposition métaphysique de l'esprit et de la matière, de l'âme et du corps ?). Un aphorisme de Cioran, publié dans un récent inédit, me paraît éclairer la conception de certains de tes personnages : « L’imbécile fonde son existence sur ce qui est. Il n’a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien… » Fenêtre sur le Rien, Gallimard, coll. « Arcades », 2019, p. 13. C'est une vaste question, passionnante et centrale, que nous n'aurons pas vraiment le temps de bien cerner aujourd'hui. Mais peu importe, posons-la quand même !

Il reste que ton auteur mythique, T.C. Elimane est inspiré d’un véritable auteur, Yambo Ouologem, écrivain malien, qui obtint en 1968 le prix Renaudot pour Le Devoir de violence, roman qui lui valut également une accusation de plagiat, tout comme Elimane, dont on verra à quel point son livre synthétise une douleur inexorable, une douleur provoquée par un déchirement culturel, sentimental, affectif, frappé au coin de la double appartenance – et il y a dans son histoire une dualité qui est au cœur d’une gémellité impossible -inscrite pourtant dans sa filiation – qui l’oblige au silence, le contraint à la fuite (le roman remonte le temps et permet de comprendre la fabrication du mythe, au travers de révélations terrifiantes - celles de Siga D. et de son père notamment -, dans un contexte colonial qui exacerbe les tensions). Je vais donc maintenant te demander, mon cher Mohamed, de nous instruire sur ce labyrinthe, dont la polymorphie est redoutable : labyrinthe du roman, labyrinthe de l’inhumain, « labyrinthe de ma vie », « métaphore facile mais juste », fais-tu dire à Siga D. (p. 318) : la lettre et l’esprit semblent se rejoindre dans cette forme énigmatique. Comment est-elle devenue une nécessité pour questionner l'humain, en cherchant à résoudre l'énigme fascinante de son épiphanie, l'inhumain, avers et revers d'une même médaille au centre de cette quête littéraire : «le lieu du plus profond mal conserve toujours un fragment de la vérité» (p. 420)?

C’est avec un immense plaisir que nous allons maintenant t’écouter. Mais avant de te donner la parole, je voulais te redire la joie profonde qui est la nôtre de t’accueillir à nouveau dans ton ancien lycée : au nom de nous tous, cher Mohamed, je te remercie très amicalement !

R.A.C.


LECTURES

Fanny G., HK, lisant un extrait de La Plus secrète mémoire des hommes : «La littérature m’apparut sous les traits d’une femme à la beauté terrifiante. Je lui dis dans un bégaiement que je la cherchais. Elle rit avec cruauté et dit qu’elle n’appartenait à personne. (...) Je t’attraperai, je t’assiérai sur mes genoux, je t’obligerai à me regarder dans les yeux, je serai écrivain ! », p. 54.

« Métamorphose ontologique » (p. 86). Question posée à Mohamed Mbougar Sarr sur ce passage (p. 53-55) : la double référence à Pascal et à Rimbaud unit, avec dérision et profondeur, métaphysique et vocation poétique, en les associant au mythe de Rimbaud. Quelle est pour toi l’importance de ce mythe, pourquoi y tiens-tu autant ? Conception sacrale de la littérature : ouverture, horizon ou impasse ? Le grand poète Yves Bonnefoy a publié en 2009 un livre intitulé Notre besoin de Rimbaud, où il dit ceci : « Lire un grand poète, ce n’est pas décider qu’il est grand (…), c’est lui demander de nous aider. C’est attendre de sa radicalité qu’elle nous guide, tant soit peu, vers le sérieux dont on est peut-être capable. » p. 11. Qu’en penses-tu ?


Barbara LG., HK, lisant un extrait de La Plus secrète mémoire des hommes : « Tu commences à comprendre où je veux en venir, Siga. Je te le redis : tu étais dans le ventre de ta mère, j’ai posé ma main sur ce ventre, il y a eu un grand éclair dans ma tête. Au milieu de cette lumière j’ai vu ton visage entre les leurs : celui d’Elimane et celui d’Assane. Ceux qui sont partis. J’ai su avant ta naissance que tu les suivrais. Que ton destin passerait loin de notre culture. (...)», p. 181-182.

Le labyrinthe des terribles révélations du père de Siga D. Question posée à Mohamed Mbougar Sarr sur ce passage (p. 181-182) : Les révélations d’Ousseynou Koumakh sont terrifiantes : la gémellité de son père et de son oncle symbolise sa double culture. Mais les liens du sang revendiqués par Ousseynou semblent décrits comme une malédiction : quel rôle joue-t-elle dans la vocation de l’écrivain ? cf. la révélation de Mossane, dans un monologue intérieur saisissant (presque du Claude Simon / Faulkner : question importante de la phrase française - dans sa constitution grammaticale et ses effets stylistiques - dans ton roman !). Mais le drame d’Elimane n’est pas que familial, il est social, historique (cf. p. 235-236).


Émeline P., HK, lisant un extrait de La Plus secrète mémoire des hommes : «Mais pourquoi continuer, tenter d’écrire après des millénaires de livres comme Le Labyrinthe de l’inhumain, qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter ? Nous n’écrivions ni pour le romantisme de la vie d’écrivain – il s’est caricaturé –, ni pour l’argent – ce serait suicidaire –, ni pour la gloire – valeur démodée, à laquelle l’époque préfère la célébrité –, ni pour le futur – il n’avait rien demandé –, ni pour transformer le monde – ce n’est pas le monde qu’il faut transformer –, ni pour changer la vie – elle ne change jamais –, pas pour l’engagement – laissons ça aux écrivains héroïques –, non plus que nous ne célébrions l’art gratuit – qui est une illusion puisque l’art se paie toujours. Alors pour quelle raison ? On ne savait pas ; et là était peut-être notre réponse : nous écrivions parce que nous ne savions rien (...).», p. 56.


Océane A., HK, lisant un extrait de La Plus secrète mémoire des hommes : «Ce qu’on cherche, mon vieux Journal, n’est peut-être jamais la vérité comme révélation, mais la vérité comme possibilité, lueur au fond de la mine où nous creusons depuis toujours sans lampe frontale. Ce que je poursuis, c’est l’intensité d’un rêve, le feu d’une illusion, la passion du possible. Qu’y a-t-il au bout de la mine ? Encore de la mine : la gigantesque muraille de houille, et notre hache, et nos cognées, et notre han. Voilà l’or.», p. 116.

Littérature et non-savoir / « La passion du possible ». Question posée à Mohamed Mbougar Sarr sur les deux derniers passages : ces extraits questionnent le sens de la poursuite de l’œuvre. Art poétique négatif : l’écrivain semble menacé par l’opposition baudelairienne action / rêve et par l’épuisement de ce dernier. Son seul moteur, « la passion du possible » : comment définirais-tu ce parti pris plutôt hugolien ?

Autres questions :

1) La Toile de l’Araignée-mère. Le personnage de Siga D. Elle incarne le conflit entre la littérature et la vie : elle semble être du côté du corps (sexualité et savoir du monde, même dénominateur commun, la soif // sexualité d’Elimane qui fréquente un temps des cercles libertins, p. 230). Ce qui l’intéresse chez Elimane, ce n’est pas l’écrivain, c’est l’homme (p. 215), son silence, pas son silence littéraire mais son silence familial, « envers sa mère" notamment, à qui il n’a plus jamais donné de nouvelles après son départ pour la France. Son œuvre maîtresse, Élégie pour nuit noire, semble être une véritable catharsis. La métaphore de l’araignée-mère invite d’ailleurs à une interprétation psychanalytique façon Karl Abraham (symbole de la mère méchante, virile et dure)… Qu'en penses-tu ?

2) Dans un de ses Carnets, Albert Camus affirme qu’il préfère les hommes engagés aux livres engagés. Est-ce que cette pensée te paraît éclairer le parcours odysséen d’Elimane jusqu’en Argentine, pour y retrouver le nazi Engelmann ?

3) Au-delà de Flaubert et du XIXe siècle, dans sa confrontation critique de la littérature africaine avec ce que Milan Kundera appelle le grand «roman européen », dans Les Testaments trahis (Folio, p. 41 et sqq.), La Plus secrète mémoire des hommes arpente toute une géographie littéraire, dont les principaux points cardinaux sont Borges, Sabato, Kundera, Gombrowicz et Bolaño. Quelle dette as-tu envers ces auteurs ? Pourquoi leur éclairage sur Elimane t’a-t-il paru important ?

4) La Plus secrète mémoire des hommes : « Tout est clair pour toi : la composition formelle du Labyrinthe de l’inhumain, les plagiats, les emprunts, tout ça ne devait pas obscurcir la vérité du cœur. Et la vérité du cœur de Madag, te dis-tu, la vérité de son livre, est l’histoire de l’ultime sacrifice d’un homme : pour atteindre à l’absolu, il tue sa mémoire. Mais il ne suffit pas de tuer pour détruire ; et cet homme, qu’il s’agisse du Roi sanguinaire du roman ou de Madag, avait oublié ceci : les âmes qui prétendent le fuir courent en réalité derrière le passé et finissent, un jour ou l’autre, par le rattraper dans leur futur. Le passé a du temps ; il attend toujours avec patience au carrefour de l’avenir ; et c’est là qu’il ouvre à l’homme qui pensait s’en être évadé sa vraie prison à cinq cellules : l’immortalité des disparus, la permanence de l’oublié, le destin d’être coupable, la compagnie de la solitude, la malédiction salutaire de l’amour. Madag l’a compris après toutes ces années de fuite. Il a compris que Le Labyrinthe de l’inhumain non seulement ne mettait pas fin au passé, mais qu’il l’y ramenait encore. Il est donc revenu ici. C’est du moins l’interprétation que tu as faite. » p. 451.

Ce que Le Labyrinthe peut vouloir dire… Question posée à Mohamed Mbougar Sarrsur ce passage (p. 450-451) : Besoin du sens, besoin d'interpréter. Ce texte semble tenir compte du double écueil relevé par Pascal dans les Pensées, au sujet de la lecture des textes sacrés : 1. Prendre tout littéralement ; 2. Prendre tout spirituellement (édition de Philippe Sellier, fr 284) : le mythe (cf. Mircea Eliade) aurait paradoxalement un sens littéral ? Ses « figures » ne seraient pas si éloignées de nous ? Dans l’Épilogue, le mythe même épuisé – détruit ? - demeure par les questions qu’il pose et auxquelles il n’ y a d’autres réponses que celles toujours plus énigmatiques du labyrinthe. Ton « écrire, ne pas écrire » (p. 457), c’est un peu ton « to be or not to be » ?


ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Nos élèves des classes préparatoires littéraires posent des questions à Mohamed Mbougar Sarr.

Alexis F., HK.


Tom M., KH.


Louise M., HK.


Fanny G., HK.


Armand B., KH.


Louis L., KH.


Marie-France U., KH.


REMERCIEMENTS ET REMISE DES CADEAUX

Barbara LG. et Émeline P., HK, offrant à Mohamed Mbougar Sarr La Divine Comédie, de Dante, dans la «Bibliothèque de la Pléiade», ainsi qu'un bouquet de roses pour le remercier de sa venue à Compiègne.


APRÈS LA CONFÉRENCE

Cinq Hypokhâgneuses heureuses : Barbara LG., Louise M., Océane A., Maelwenn D., et Charlotte V.


Louise M., avec Mohamed Mbougar Sarr.


REGARDER ÉCOUTER LIRE :

J'ai demandé à Mohamed Mbougar Sarr quel tableau et quelle musique pourraient donner une image de ce qu'il cherche (ou aime) en littérature, que cela soit ou non en rapport avec le roman. Voici les références qu'il a bien voulu m'indiquer (Van Gogh, Super Diamono et Coltrane) :

ARTS PLASTIQUES :

En peinture, je choisis la célèbre Nuit étoilée de Van Gogh. Il me semble que ce tableau réussit à métaphoriser le mystère même de la création, qui a toujours à voir avec la nuit et avec la lumière. Les deux sont présents dans cette peinture. Les tourbillons du ciel ressemblent à des labyrinthes ; les étoiles portent autant de paroles du passé et cette dimension cosmique, loin d'être opposée à la simplicité terrestre du village, semble au contraire suggérer une réalité intégrale, plus profonde.

Commentaire de Mohamed Mbougar Sarr.

MUSIQUE :

En musique, le morceau Moudje du groupe sénégalais Super Diamono, que j'ai beaucoup écouté pendant l'écriture, et qui est d'ailleurs cité dans le roman, me touche par sa lenteur, ses variations (qui sont aussi des réflexions) rythmiques. Mais derrière Moudje et le Super Diamono, il me semble qu'il y a le jazz, et qu'il y a John Coltrane, et qu'il y a A love supreme, album que j'ai toujours écouté comme une grande prière lancée à l'inconnu -ce qui pourrait être une définition spirituelle du roman.

Commentaire de Mohamed Mbougar Sarr.


Cette 10e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly s'est tenue dans notre beau lycée, véritable locus amoenus, lieu agréable et charmant, paysage idéal propice à la transmission des savoirs et à l'écoute d'une parole, littéraire, capable de s'émanciper du bruit et du bavardage contemporains.

Pour notre plus grand plaisir, ce jour-là, les oiseaux ont mêlé au vent leurs chants de flûte...