Michel Crépu, devant les élèves des classes préparatoires du lycée Pierre d'Ailly
Michel Crépu, au lycée Pierre d'Ailly, salle Imago Mundi, mardi 19 novembre 2013.
Pendant sa conférence, véritable « conversation » avec les étudiants des classes préparatoires, Michel Crépu a employé volontairement, et à plusieurs reprises, le mot « truc », mot passe-partout ou encore « mot vague » disent certaines grammaires, pour désigner avec humour ce qui nous requiert quand nous lisons : ce que l’on cherche à comprendre et qui nous échappe, formulé dans la langue sinueuse et oblique de la littérature, mêlant le banal et l’inouï, le grave et le léger, l’évidence et l’énigme, le sentiment de la merveille et l’étonnement, dont les grands mots comme le « bien », le « mal », « l’amour » et la « mort » - pour ne citer que ceux-là - résument avec peine l’intensité et la profondeur.
Avant de quitter le lycée, il a promis à quelques-uns d’entre vous de consacrer son prochain « Edito mobile » à l’éloge du « truc ». Voilà qui est fait, et il vous l’a dédié. Le texte présenté ci-dessous peut être lu et commenté sur le site de la Revue des Deux Mondes, dont le lien est donné dans ce billet.
Pour la démarche du cours qui a présidé à la préparation de cette conférence, lire les deux billets suivants : 11 mai 2013 ; et 20 octobre 2013.
Les enjeux de ces « conférences » tournent autour de la littérature, de l’expérience esthétique et éthique qu’elle nous propose, de ce qu’elle nous donne à penser de notre rapport au monde, des problématiques qu’elle permet de croiser, au carrefour de la philosophie, de l’histoire et plus largement des sciences humaines. (Page à consulter sur ce blogue : LES RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY).
REVUE DES DEUX MONDES
LUNDI 25 NOVEMBRE
Du truc
Aux élèves du lycée Pierre d’Ailly de Compiègne, en souvenir d’une belle rencontre.
Pour dire le bien, pour dire le mal, enfin bref, pour dire quelque chose d’important, le langage dispose désormais d’un répertoire très limité. Tout ayant servi pour le meilleur-rarement, pour le pire-souvent, le recours aux grands mots est interdit d’accès. Dites : « L’Homme », en tirant la langue sur votre plume Sergent-Major, on vous rit au nez. On appelle à la cantonade : « Venez voir ! Il y en a un qui y croit encore ! » Quel balourd vous faites à en appeler de telles vieilleries : la Liberté, le Destin, l’Être…Il n’y a plus que les serial killers hantés par le « Complot » et les philosophes à la ramasse pour prononcer ce genre d’obscénités.
Ainsi vivons-nous la mort des grands mots. C’est peut-être une chance pour les petits qui étaient jusque-là tenus de rester sur le banc des remplaçants, comme au football. Proposons par exemple de donner sa chance au mot « truc ». J’aime ce mot. Il sent la rustine, le réparateur de vélos, le Tour de France des beaux jours. Vous étiez dans une situation critique et voilà que M. Truc vient à votre aide, sans même demander son reste. M. Truc n’a pas d’idée préconçue sur votre cas, il ne promet pas de raser gratis, il vous donne de son temps. C’est une sorte de miracle. Mais oui, il se trouve encore des créatures pour rendre service, se contenter d’une limonade en guise de facture.
Par ailleurs, le truc est malin. Avoir un truc, c’est avoir une idée de la façon dont on va se sortir dignement du guêpier où l’on s’est fourré. J’aime, dans le mot truc, qu’il soit à la fois malin et modeste. Modeste ? En voilà encore un de ces mots inadmissibles. N’est-il pas entendu que la modestie est le propre des faibles, de ceux qui ont peur de leur ambition comme de leur ombre ? Comment expliquer à ces donneurs de leçon que la modestie est un signe très sûr d’élégance et de bon goût ? On ne parle pas assez de la jouissance exquise à garder pour soi certaine raison d’être fier et qui pourrait vous donner l’avantage sur votre voisin de table, tout barbouillé de ses hauts faits. Votre voisin de table ne se rend pas compte. Il est tout simplement vaniteux. La vanité empêche de voir. La modestie, elle, affine la vue, donne du recul, ravitaille en humour. Il est délicieux d’être modeste.
Au fait, d’où vient le « truc » ? N’ayant pas mon Littré à portée de main, « Wikipedia » muet sur la question, je n’en ai pas la moindre idée. J’attendrai, donc, pour en savoir plus long sur ce méchant petit mot, que les circonstances veuillent bien se montrer favorables à mon endroit. Oui, je vais attendre. C’est incroyable : quelque chose, dans l’immense et merveilleuse machinerie à tout communiquer en permanence, ne répond pas tout de suite. Il y a une petite zone d’ombre, un coin (oh ! quel joli mot que ce mot de « coin » ! – je suis sûr qu’il y a tout un roman là-derrière…) qui n’a pas encore été visité par les milices de Google. Au fond de la cambuse du jardinier (nous sommes voltairiens, bien sûr, nous cultivons notre jardin), un animal non répertorié lisse paisiblement ses ailes. On dérange peut-être ? À plus tard.
Michel CRÉPU
Source : http://www.revuedesdeuxmondes.fr/news/edito.php?code=149
Michel Crépu et Reynald André Chalard, pendant la conférence
(Avec l’autorisation de l’agence photographique de la RMN-GP)
Homme à mi-corps assis, de Laurent Ernest Joseph (1859-1929).
(C) RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Thierry Le Mage