Patrick Dandrey, dans la salle Imago Mundi du lycée Pierre d'Ailly, mardi 23 novembre 2021.

La 9e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly a été un grand succès. Patrick Dandrey a su nous transmettre, avec éloquence et chaleur, sa passion érudite de l'oeuvre de La Fontaine. Qu'il en soit à nouveau vivement remercié !

Je remercie Madame Bourrelier, proviseur du lycée Pierre d'Ailly, qui a maintenu ces «Rencontres» - malgré les affres de la crise sanitaire - et en a présenté la 9e édition. Merci également à tous les participants, en particulier à mes collègues qui ont bien voulu accompagner les élèves et les étudiants présents. Nous avons dû renoncer à la salle Jeanne d'Arc de Saint-Nicolas, où nous retournerons bientôt - je l'espère -, mais nous n'avons pas pour autant boudé notre plaisir dans la belle salle Imago Mundi qui nous a accueillis.

Merci à Axelle D., HK, et à Flavien A. , HK, pour leurs belles photos !


EXORDE

Mme Évelyne Bourrelier, proviseur, présentant la 9e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly devant un auditoire de plus de cent cinquante personnes.


CONFÉRENCE

Patrick Dandrey

Patrick Dandrey et Reynald André Chalard


Pour introduire la conférence (discours de présentation de Reynald André Chalard) :

Nous voilà réunis aujourd’hui pour la 9e édition des « Rencontres de Pierre d’ Ailly». Merci à tous de votre présence.

Les enjeux de ces « conférences » - je le rappelle - tournent autour de la littérature, de l’expérience esthétique et éthique qu’elle nous propose, de ce qu’elle nous donne à penser de notre rapport au monde, des problématiques qu’elle permet de croiser, au carrefour de la philosophie, de l’histoire et plus largement des sciences humaines. (Page à consulter sur ce blogue : LES RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY).

C’est Michel Crépu, actuellement directeur de La Nouvelle Revue Française, qui a inauguré en 2013 ces Rencontres de Pierre d’Ailly par une réflexion stimulante sur la culture face à la technique ; et notre dernier invité était, en 2019, Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’Université de Strasbourg et membre senior de l’Institut universitaire de France, éminent spécialiste de Marcel Proust, dont il était venu nous entretenir.

Le thème de réflexion choisi cette année porte, comme chaque année, sur une des œuvres au programme de l’Hypokhâgne, les Fables de La Fontaine, dont nous fêtons un peu partout le 4e centenaire de la naissance. Et c’est tout naturellement à M. Patrick Dandrey, éminent spécialiste de La Fontaine, que j’ai pensé pour nous aider à comprendre le rapport problématique que l’œuvre du fabuliste entretient avec la morale. Nous avons donc le plaisir et l’honneur d’accueillir M. Patrick Dandrey, qui est professeur émérite de littérature française du XVIIe siècle à la faculté des Lettres de la Sorbonne («Sorbonne-Université»), membre de la Société Royale du Canada (Académie des Arts, Lettres et Sciences humaines), membre correspondant de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse. Il préside la Société des Amis de Jean de La Fontaine.

Je précise que vous êtes spécialiste de la littérature et de la culture du XVIIe siècle français, Molière et La Fontaine notamment, et de l’ancienne médecine de l’âme, en particulier l’imaginaire de la mélancolie et auteur de nombreuses publications. En lançant mon invitation, j‘avais émis le souhait de faire porter la conférence sur l’idée de noces d’une morale « fabuleuse » et de la poésie, ce que vous avez bien résumé sous le titre suggestif des « métamorphoses d’Orphée », dans le beau livre que vous avez consacré à La Fontaine. En acceptant de venir à cette 9e édition des « Rencontres », vous m’avez tout de suite donné l’intitulé de votre exposé : « LA FONTAINE FABULISTE OU LES NOCES DE MORALE ET POÉSIE». Voilà qui nous plonge vraiment au cœur de vos travaux, car – pour ne citer que deux ou trois de vos ouvrages – vous avez bien montré que ce que vous avez nommé l’esthétique du ridicule chez Molière s’élabore à partir d’une éthique de la transparence, de la lucidité et de l’élégance (cf. Molière ou l’esthétique du ridicule, 1992). Dans Les Tréteaux de Saturne (2003), vous avez exploré avec brio l’influence de l’explication humorale sur la compréhension morale des comportements humains, en étudiant tout particulièrement la mélancolie. On sait toutes les ressources et les ressorts que Molière en a tiré dans Le Misanthrope où il fait dire à Philinte (I, 1), à propos de l’atrabile d’Alceste : « Je vous dirai tout franc que cette maladie, / Partout où vous allez donne la comédie.» «Il n' y a guère de grande poésie dont la signification ne soit lovée dans l'orbe de la forme» («Moralité», dans la revue Littératures classiques, supplément 1992), avez-vous écrit à propos de La Fontaine : c’était affirmer la nécessité que toute forme littéraire est inséparable du système de pensée philosophique, anthropologique dans lequel elle s’inscrit. Le critique peut ainsi rejoindre le poète, en l'occurrence Victor Hugo qui, dans ses Proses philosophiques, rêve sur les étymologies : « Forma, la beauté. Le beau, c’est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c’est le fond. ». Ce que vous confirmez dans votre étude magistrale La Fabrique des Fables, où vous analysez avec beaucoup de perspicacité la métamorphose lafontainienne de la dualité esthétique et éthique de la fable : « Pas de genre plus artificiel dans sa fiction, pas de poésie plus attentive à délivrer des vérités dans son projet – c’est toujours sa dualité essentielle, récit merveilleux et moralité véritable… » Dualité dont La Fontaine réduit considérablement l'écart des termes - récit et moralité - qui la constituent !

Mais le lecteur moderne comprend-il ce fonds moral avec lequel le fabuliste, et plus généralement le moraliste, doit composer ? Enfant de « l’ère du soupçon », il a appris avec Marx, Nietzsche, Freud, et plus récemment Michel Foucault, à se méfier - c’est-à-dire à déconstruire - des systèmes de valeurs et de règles d’action imposés aux individus par les appareils prescriptifs sociaux et religieux (dans le vocabulaire de Foucault)… Même la sagesse populaire, avec ses allures folkloriques, l’amuse bien plus qu’elle ne le guide encore. Dans la petite pièce de Feydeau intitulée Fiancés en herbe (1886), René, onze ans, et Henriette, neuf ans, devisent sur La Fontaine :

HENRIETTE : Dis donc, tu les aimes, toi, les fables de La Fontaine ?

RENÉ bon enfant : Oh ! non... ça n’est plus de mon âge !

HENRIETTE naïvement : Qui est-ce qui les a faites, les fables de La Fontaine ?...

RENÉ très carré : Je ne sais pas !... il n’a pas de talent.

HENRIETTE avec conviction : Non !... D’abord pourquoi est-ce que ça s’appelle les fables de La Fontaine ?

RENÉ : Pour rien... c’est un mot composé... comme dans la grammaire, "rez-de-chaussée, arc-en-ciel, chou-fleur".

HENRIETTE : Haricots verts. (…).

Faut-il comprendre, sur le mode comique, que le nom de La Fontaine serait devenu, par l’effet du temps et d’une morale trop hâtivement comprise, une fable parmi les fables ? La Fontaine lui-même n'en courait-il pas déjà le risque en reprenant à son compte le genre très moralisé, même réinventé, de l’apologue ésopique, et en l’adressant «ad usum delphini » ? Cette morale, qui joue avec le moralisme, et donc la moraline, selon l’expression de Nietzsche, i. e. le « prêt-à-penser moral », La Fontaine - comme Molière et Racine dans leurs pièces – la met cependant à l’épreuve dans ses fables. S’il l’accueille, puisque c’est le genre qui le réclame, c’est pour y réfléchir avec les moyens de son art : la poésie. Tout votre travail, M. Dandrey, en est le parfait témoignage, car par la lecture minutieuse de chaque apologue qui retient votre attention, vous mettez au jour des significations qui renouvellent l’interprétation de l’œuvre, que de mauvaises habitudes de lecture ou des erreurs de compréhension avaient malmenée. Je pense notamment à votre relecture de « La Cigale et la Fourmi », fable apparemment simplette, qui peut toutefois susciter une méditation philosophique, et sur laquelle vous nous apporterez peut-être vos lumières. D’un texte littéraire qui pouvait passer pour l’illustration d’un précepte ou d’une thèse, vous démontrez en réalité qu’il produit « une vérité ontologique ou éthique dans le langage qui est irréductiblement le sien » (André Stanguennec, La Morale des Lettres, Vrin, 2005, P. 12. C'est moi qui souligne.). Ce faisant, vous ne réduisez pas l’œuvre à son esthétique, mais vous affirmez, en un sens, que la littérature a « toujours eu pour fonction de nous transmettre un questionnement, ou, à tout le moins, un ébranlement moral » (Ibid.) Cet aspect de l’approche de l’œuvre paraît capital dans les études littéraires, quels que soient l’auteur et l’époque, même quand au XIXe siècle un Théophile Gautier, dans sa fameuse « Préface de Mademoiselle de Maupin » ou un Flaubert, dans sa correspondance rejettent la morale -entendez plutôt le moralisme – au nom de l’art pour l’art et de la beauté du style. « La vraie morale se moque de la morale », affirme Pascal dans l’une de ses Pensées, avec ruse et prudence parfois (cf . les précautions de Molière pour expliquer son Tartuffe ou celles de Racine pour justifier sa Phèdre), souvent, plus tard, avec une certaine violence (pensons à Baudelaire et à Flaubert à nouveau). Mais à chaque fois, la Vérité littéraire de l’œuvre (cf. Marthe Robert) se fonde sur une expérience éthique, inséparable de sa constitution esthétique.

Mais, parce que la lecture de La Fontaine nous conduit à réfléchir sur le rapport que cette expérience littéraire entretient avec la culture, je voudrais finir sur l’évocation d’un texte de vous, découvert récemment, et qui figure dans le beau recueil d’études de littérature française du XVIIe siècle, offert par vos amis, à l’occasion de votre récent départ à la retraite. Il s’intitule « La Naissance de la culture » et date en réalité de 2005, au moment de votre réception à la Société Royale du Canada («Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique». Études de littérature française du XVIIe siècle offertes à Patrick Dandrey, éditions Hermann, 2018, p. 15-23.). Vous y développez l’idée selon laquelle l’unité du savoir s’est rompue au XVIIe siècle, provoquant une partition qui a fait émerger d’un côté la science, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, avec sa volonté de rechercher la vérité, de remettre en question les Anciens et leurs doctrines jusque-là considérées comme des guides sûrs et indiscutables ; et de l’autre la culture, qui naît « des discours incertains, discours de conviction ou de remémoration, qui ne relèvent pas du régime de la vérité démontrée ni du progrès linéaire des connaissances… » (p. 20 ). Je vous cite encore : « Car la science a fait entrer le savoir humain dans l’irréversible du progrès, dans le diktat exclusif de l’exact, dans le vertige de l’accumulation discriminante. En marge de quoi s’est épanouie la culture, prospérant dans la contradiction : filtrée, car elle ne retient de tout que selon son caprice, mais mêlée, car aucune des créations de l’esprit humain ne lui est étranger ; savante, car elle suppose l’étude et l’effort, mais papillonnante et disparate, car elle ne requiert ni la continuité ni l’approfondissement et fuit la spécialisation. L’éclosion de ce tour d’esprit et de conduite tout particulier se situa, pour la France, dans le presque siècle qui va des Essais de Montaigne aux Fables de La Fontaine. » (p. 21). Cette culture, et cet homme cultivé, vous les voyez se former par l’art de la conversation. « La culture, cette fleur délicate du savoir et de l’étude qui plonge ses racines dans les profondeurs d’un sol secret, celui de la bibliothèque universelle… » (p. 17). Avec cette maestria et cette rhétorique de la séduction (expressions de Bernard Beugnot) que vos amis, vos collègues ou vos anciens étudiants vous reconnaissent, vous avez exposé dans ce texte ce qui tient encore à cœur aux professeurs, à leurs élèves, du secondaire à ceux de nos classes préparatoires : la valeur, le prix de la culture, qui doit être plus que jamais au cœur de nos enseignements, alors même qu'elle est trop souvent bafouée au nom de l'immédiat : elle n'est pas un luxe, un passe-temps pour oisifs que l’on devrait prendre moins au sérieux que ce qui serait jugé plus utile et surtout plus rentable… Elle ne doit pas non plus être confondue avec ses simulacres. Et vous donnez de brefs exemples de ce qui ne rend pas cultivé, comme « naviguer à travers la Toile ou se promener au milieu des fictions historiques de la diffusion télévisuelle d'aujourd'hui », mirages qui se substituent insidieusement au miracle de culture évoqué par Gide, au sujet de La Fontaine. Car « La culture procède d’un devoir et d’un plaisir de mémoire (…) elle suppose un relief dans le passé que trop souvent brouille et annule l’écrasement du regard sur l’écran médiatique. » (p. 23). La culture, au sens rigoureux où vous l'entendez, n'est donc pas plus la science que le culturel. Avec Galilée, la science a en effet défini un champ de compétences qui a exclu la sensibilité, la subjectivité, l’affectivité, c’est-à-dire la vie.(la philosophie de Michel Henry énonce le problème en ces termes). Elle a exclu de son champ tout ce qui n’est pas chose matérielle et que Descartes appelait l’âme, idée aujourd’hui remisée au magasin des vieilleries... La difficile expérience du confinement nous a pourtant montré combien les exigences de la science ne satisfaisaient pas les besoins de l’âme (belle périphrase de Simone Weil, dans son livre L'Enracinement), de la vie intérieure ou de l’esprit, comme on voudra. Avec cette généalogie passionnante de la culture, dont vous nous proposez indirectement l’éloge, vous nous encouragez par l’exemple. Nous ne sommes aujourd’hui ni chez Madame de Rambouillet, ni dans un des salons prestigieux du XVIIe siècle, mais nous vous accueillons dans notre beau lycée pour vous écouter d’abord – et profiter de votre érudition autant que de votre amour des textes - pour conférer ensuite sur ce « miracle de culture » que sont les Fables de La Fontaine.

A la fin d’un poème extrait des Matinaux, René Char écrit : « Dans mon pays, on remercie. » Ce que je fais, avec beaucoup de reconnaissance, en vous disant merci cher Monsieur Dandrey !

R. A. C.


LECTURES

Océane A., HK, lisant un extrait d'Un itinéraire d'un chercheur : « Une vie, c’est du hasard qui prend sens, à longueur de temps et à chaque instant. L’illusion des hommes, c’est d’en faire une destinée. Éventuellement un destin, pour ceux qui se prennent vraiment au sérieux. (...).»


Charlotte V., HK, lisant un extrait de Trois adolescents d’autrefois, éditions Champion, coll. « Essais », 2021 : «S’il fallait (…) ajouter une leçon morale pour aujourd’hui à la pure délectation de ces textes de jadis et de toujours , s’il fallait joindre cet utile-là au dulce , à l’agréable qui n’a pas d’âge, on pourrait dire que ces trois pièces enseignent à notre temps, qu’on croirait et qui se considère volontiers l’âge de l’adolescence par excellence, enfin reconnue et désormais triomphante, la difficulté continuée et peut-être aggravée de définir, de traiter, de réguler cette période cruciale de la vie humaine (...).»


ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Alexis F., posant une question à Patrick Dandrey.


Fanny G., interrogeant à son tour Patrick Dandrey.


REMERCIEMENTS ET REMISE DES CADEAUX

Évan T., HK, et Émeline P., HK, tous deux délégués de l'Hypokhâgne, offrant à Patrick Dandrey un livre d'Olivier Rey ainsi que le Théâtre de Feydeau dans la «Bibliothèque de la Pléiade» pour le remercier de sa venue à Compiègne.


APRÈS LA CONFÉRENCE

Patrick Dandrey répond aux dernières questions et donne quelques conseils utiles aux élèves qui s'interrogent sur leurs études.


Louise M., contente d'avoir obtenu une dédicace de Patrick Dandrey. Il s'agit de l'ouvrage intitulé La Fontaine ou les métamorphoses d'Orphée.


Deux Hypokhâgneuses heureuses : Océane A. et Éléana W.


REGARDER ÉCOUTER LIRE :

J'ai demandé à Patrick Dandrey quel tableau et quelle musique pourraient donner une image de ce qu'il cherche (ou aime) en littérature, que cela soit ou non en rapport avec La Fontaine . Voici les références qu'il a bien voulu m'indiquer (Titien et Mozart) :

ARTS PLASTIQUES :

Titien, Les Trois âges de la vie (version de la National Gallery, sous le titre An Allegory of Prudence) : Pour «les trois visages humains (allusion aux Trois adolescents d'autrefois) et les trois mufles animaux qu'ils surplombent (pour le rapport avec les fables).» Commentaire de Patrick Dandrey

MUSIQUE :

Mozart, Concerto pour piano n° 27 en si bémol majeur (K. 595)

«Pour la musique, je choisirais volontiers le premier mouvement du 27e concerto pour piano de Mozart: c'est de la lumière en marche, avec ce mélange de mélancolie et d'allant, de jeunesse perpétuelle et de maturité humant sa fin prochaine, qui me semblent la meilleure équivalence musicale de la poésie de La Fontaine. Il est notre Mozart. Une dilection spéciale pour la version ancienne de Kempf et Leiner.» Commentaire de Patrick Dandrey