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Mohamed Mbougar Sarr au lycée Pierre d'Ailly mardi 29 novembre 2016.

(Photo : Amandine C., KH)


Je remercie sincèrement Mohamed Mbougar Sarr de nous avoir fait partager un grand moment de réflexion et d'émotion. C'est avec une belle intelligence et un sens aigu de la nuance qu'il s'est prêté au jeu un peu inquisitorial de mes questions. Il a également répondu avec générosité aux sollicitations de nombreux participants, élèves, étudiants et professeurs, que je remercie de leur présence et de leurs pertinentes interventions. Mes remerciements vont également à M. le Proviseur, qui a facilité la préparation de ces « Rencontres » et en a présenté la 4e édition.

Merci enfin à Amandine C., KH, et à Perrine A., HK, pour leurs belles photos !


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Mohamed Mbougar Sarr, R. A. Chalard, et G.-R. Meitinger, proviseur du lycée Pierre d'Ailly.

(Photo : Amandine C., KH)


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L'auditoire en salle Imago Mundi 1.

(Photo : Perrine A., HK)

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L'auditoire en salle Imago Mundi 2.

(Photo : Amandine C., KH)


Pour introduire la conférence (discours de présentation de Reynald André Chalard) :

Monsieur le Proviseur, Madame le Proviseur adjoint, chers collègues et amis, chers étudiants des classes préparatoires littéraires et élèves de Terminale Littéraire, de première également,

Nous voilà réunis aujourd’hui pour la 4 e édition des « Rencontres de Pierre d’ Ailly». Je vous remercie de votre présence.

Cette année encore, nous nous intéresserons à ce qui est au cœur des « Rencontres », à savoir «l’expérience littéraire», qui est une expérience à la fois esthétique et éthique de la littérature, dans la mesure où elle n’est pas pur divertissement ni simple jouissance des formes mais nous donne à penser notre rapport au monde - et nos «différents modes d'existence» (E. Souriau) … Ainsi Michel Crépu, aujourd’hui directeur de la NRF, et alors directeur de la Revue des Deux Mondes, avait-il accepté de confronter son expérience littéraire de lecteur et d’écrivain à la question du numérique et des bouleversements qu’il entraine dans notre perception de la réalité. Puis ce fut au tour de Lucie Guillevic, compagne, mais aussi éditrice et grande lectrice de l’un des plus grands poètes du XXe siècle Guillevic, de nous montrer à quel point pour l’auteur de Terraqué, la poésie était inséparable de la vie. Nous avons compris que le poème – et tout texte littéraire d’égale qualité - ouvre au lecteur « un champ de présence », et qu’entre lui et nous «pendant et par le temps de cette lecture s’est déployé un espace que faute de nom on peut nommer un monde»… (Citations de Jacques Garelli, Le Recel et la dispersion). Les quelques étudiants qui font cette année une 2e khâgne en gardent, j’en suis certain, un souvenir ému. Enfin, l’année dernière, nous avons eu la chance de recevoir Benoît Chantre, qui n’est pas seulement un écrivain et surtout un éditeur reconnu, mais qui fut le collaborateur intime du grand anthropologue René Girard, disparu en novembre 2015. Benoît Chantre vient d’ailleurs de publier un livre, qui est à la fois un témoignage émouvant et une réflexion personnelle sur l’œuvre de son ami, précisément intitulé Les Derniers jours de René Girard, aux éditions Grasset. Beaucoup d’entre nous se souviennent de quelle manière à la fois enthousiaste, chaleureuse et éloquente Benoît Chantre nous a montré comment la fameuse « théorie mimétique » de René Girard avait changé sa vie, comment elle avait pu également féconder de nombreuses recherches en littérature, en philosophie, dans les sciences humaines, en général, mais aussi dans le domaine des sciences comme la neurologie, par exemple.

Aujourd’hui, nous sommes fiers et heureux d’accueillir un jeune écrivain prometteur, Mohamed Mbougar Sarr, qui a obtenu pour son premier roman le prestigieux prix Amadhou-Kourouma. Il est né en 1990 au Sénégal. Il a été formé au Prytanée militaire de Saint-Louis (Sénégal) et au lycée Pierre d'Ailly de Compiègne, où il a été élève en classes préparatoires aux grandes écoles littéraires (Hypokhâgne et Khâgne Lettres modernes) de 2009 à 2012. Il prépare actuellement une thèse de doctorat à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris. Il a reçu le prix Stéphane Hessel de la jeune écriture francophone en 2014 pour sa nouvelle intitulée «La Cale». Nous sommes donc heureux d’accueillir ce jeune écrivain, mais nous sommes aussi fiers de retrouver en lui le brillant étudiant qu’il fut et dont nous avons pu suivre le stimulant et suggestif cheminement intellectuel dans nos cours. Mes collègues seront d’accord avec moi pour dire que nous avons tous eu plaisir à enseigner dans les classes d’hypokhâgne et de khâgne par lesquelles il est passé. Et je ne serai pas le seul à ne pas oublier l’année de sa deuxième khâgne, en spécialité Lettres modernes, car nous avons eu cette année-là beaucoup d’étudiants exceptionnels qui ont côtoyé Mohamed. Certains sont devenus à leur tour professeurs, comme Sandrine Prabakaran, qui est parmi nous aujourd’hui, et que je salue chaleureusement. Elle est professeur agrégé de Lettres modernes, à Pierre d’Ailly, fait de la recherche en littérature comparée à la Sorbonne, traduit en français des romans écrits en langue tamoule, et je crois même qu’elle écrit pour son plaisir et peut-être bientôt pour le nôtre.

Je voudrais rapidement dire pourquoi et comment Mohamed m’est apparu comme un étudiant rare, je dirais même un khâgneux comme j’en espère chaque année : je livre ici mon témoignage et ma conviction. Bien sûr, nous préparons nos étudiants des classes préparatoires aux concours des écoles normales supérieures – et à bien d’autres depuis quelques années - : c’est notre vocation, et il n’y a rien à redire là-dessus. Mais il me semble que ceux qui ont le plus de chance de réussir ces concours et de suivre ensuite des parcours prometteurs ne sont pas ceux qui se contentent de s’y appliquer « scolairement », en ayant pour seul objectif la performance. Mohamed faisait partie de ces étudiants qui s’intéressaient moins aux notes qu’aux disciplines et à tout ce qui, en elles, stimulait sa réflexion. Son questionnement en cours était constant, de même que sa participation. Et l’on sentait bien, l’on comprenait bien qu’une fois rentré chez lui, l’effervescence intellectuelle ne retombait pas. C’est ainsi que – en Lettres - je l’ai vu progressivement – et dès l’HK – se fabriquer et augmenter patiemment une culture personnelle, partir à la recherche de sa propre pensée en se confrontant à l’oral comme à l’écrit aux grands textes que nous avions la chance de lire et d’étudier ensemble, non pas parce que le concours l’exigeait mais parce qu’il y avait là une urgence vitale à penser les problèmes que la littérature pose au lecteur attentif et inquiet, un désir impatient d’apprendre assez pour comprendre enfin, avoir raison de l’énigme, de l’obscur, pour se sentir heureux d’avoir dépassé ses limites. Telle est - devrait être - la préparation du khâgneux, et le reste alors va de soi : lire, écrire, réfléchir, se nourrir de tout ce qui satisfait la curiosité ne sont plus des prescriptions du concours mais des obligations que se donne l’étudiant, dans une liberté et un plaisir souvent renouvelés qui n’excluent pas, bien entendu, les difficultés et parfois les doutes. Mohamed nous en parlera certainement, mais je crois que l’utilisation que font de la khâgne des étudiants comme lui nous montre que les prépas ne sont pas cet « enfer » qu’il faudrait détruire pour éliminer un prétendu formatage des esprits. Et d’ailleurs sa réponse à la question : « la prépa est-elle un enfer ? » est emblématique de son rapport au travail et au savoir, que la prépa lui a permis d’élaborer: «Eh bien, si la Classe Préparatoire est un enfer, il faut y entrer tel Orphée : avec du courage, avec du panache, avec la volonté d’y (re)trouver et d’en ramener l’Amour (le Savoir) et, surtout, avec poésie, avec musique!»… cf. billet du 16 juillet 2013, sur ce blogue.

Mohamed n’a pas seulement passé et réussi sa licence et ses deux masters, il prépare maintenant un doctorat à Paris, tient un blogue intitulé « Choses revues », dont les préoccupations touchent à tous les domaines, politique, sociologique, philosophique ; mais on peut dire sans se tromper que la littérature en est le dénominateur commun : c’est la littérature qui fait dialoguer Mohamed Mbougar Sarr avec d’autres écrivains africains francophones ; c’est la littérature qui, dans une rubrique qu’il nomme « Réflexions rafistolées » - où plane peut-être l’ombre de Cioran – qu’il traite de « l’âme du politique », du « devoir d’inutilité » ou qu’il s’aventure dans des essais à la manière de Balzac, avec une pointe d’ironie baudelairienne, lorsqu’il parle du « mundus muliebris » et de la démarche des femmes… Je n’évoquerai pas, faute de temps, d’autres chapitres, qui me laissent rêveur, et dont l'humour me fait sourire, comme celui qu’il intitule «déjections littéraires» ou encore ses «Errances philosophiques», qui commencent très sérieusement par des « variations terminologiques sur la Fesse »… Mais on y retrouve à chaque fois la générosité et le goût de la réflexion qu’il a puisés, entre autres, chez son maître Léopold Sédar Senghor, dont l’humanisme me paraît être la colonne vertébrale de son style, je veux dire de sa pensée, c’est tout comme.

J’aime à lire aussi dans ses « Carnets littéraires » des développements émouvants sur le travail de l’écrivain, et notamment cette remarque : « Une question m’obsède ces derniers jours: combien de livres porte-t-on en soi ? ». Question difficile à laquelle celui qui dit croire en « l’Absolu de la littérature » répond avec la force et la fragilité de l’intuition. Question qui nourrit aujourd’hui – pour mon plus grand plaisir - un dialogue amical entre un professeur, qui est redevenu un simple lecteur, et son étudiant, qui est devenu un écrivain.

Enfin, il me plaît de constater que cet écrivain, qui naît dans ces lignes presque sous nos yeux, a été et continue d’être un fervent lecteur. On imagine mal un auteur qui n’aurait pas lu ou trop peu lu. Et pourtant, Hélène Merlin-Kajman, professeur de littérature à la Sorbonne, s’interroge dans « Le Monde des Livres » du 25/04/2013 sur l’importance que prennent de plus en plus les masters de « création littéraire » à l’université. Elle craint que « cela ne constitue une forme d'annexion de la littérature à la communication » et se pose la question suivante : « N'est-il pas paradoxal de proposer des masters de création alors qu'on observe, chez les étudiants, une perte du désir de lire ? A force d'écrire, nous lisons de moins en moins». Et elle conclut sa pensée par ces propos, que je trouve très suggestifs : « Mais, si on n'aime pas lire, je ne vois pas comment on peut désirer écrire. Pour écrire, il faut avoir été touché par ses lectures. C'est grâce à cela qu'on apprend à se relire du point de vue d'un lecteur. C'est, à mes yeux, l'une des significations de la formule de Rimbaud: "Je est un autre."».

Voilà qui m’amène à introduire notre « conférence », qui va passer progressivement d’un pôle à un autre : tout d’abord le pôle de l’expérience littéraire – dans la relation, chez un même sujet, de l'auteur et du lecteur -, qui m’incitera à vous poser, cher Mohamed, des questions sur votre parcours et le genre d’auteur que vous êtes – compte tenu du fameux adage : «dis-moi quel lecteur tu es, et je te dirai quel auteur tu seras »… Puis nous passerons au second pôle de réflexion, dont le thème est « La Littérature, la Politique et le Mal », ce qui nous permettra d’entrer dans votre roman Terre ceinte, dont la lecture fait partie d’un programme (en HK) où figurent également les Maximes de La Rochefoucauld et Les Diaboliques, de Barbey d’Aurevilly. Le mal est – on le sait - polymorphe – politique, économique, « naturel », mais il est aussi une inquiétude fondamentale de l’homme, à la fois une passion et une pensée. Il n’est pas seulement un thème littéraire, avec ses attendus rhétoriques et stylistiques, il est –peut-être aussi – une manière de désigner un rapport essentiel à la littérature, comme l’affirme Georges Bataille dans son œuvre intitulée La Littérature et le Mal… Après cet échange, je laisserai la parole à tous ceux qui sont venus nombreux pour vous écouter parler de votre travail d’écrivain.

Dans un projet de préface à son immense roman, L’Homme qui rit, Victor Hugo avait imaginé la dédicace suivante :

« Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif. (...) Qui que tu sois, si tu es pensif en lisant, c’est à toi que je dédie mes œuvres. »

Cette 4e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly est dédiée aux lecteurs pensifs.

Nota : Des extraits de Terre ceinte seront lus pendant la conférence.

R.A.C.


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Sandrine Prabakaran, ancienne khâgneuse à Pierre d'Ailly (2010-2012), et aujourd'hui professeur agrégé de Lettres modernes dans notre lycée.

(Photo : Amandine C., KH)


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Violette B., HK, notre lectrice.

(Photo : Amandine C., KH)


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Margaux M., KH

(Photo : Amandine C., KH)


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Arthur D., KH

(Photo : Amandine C., KH)


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Rémi R., KH

(Photo : Amandine C., KH)


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Quelques HK

(Photo : Amandine C., KH)


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Emmanuelle A. et Louis R., HK, offrant à Mohamed Mbougar Sarr deux volumes de la «Bibliothèque de la Pléiade».


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Mohamed Mbougar Sarr dédicaçant son livre.


REGARDER ÉCOUTER LIRE :

J'ai demandé à Mohamed Mbougar Sarr quelle musique et quel tableau pourraient donner une image de ce qu'il cherche en littérature. Voici les références qu'il a bien voulu m'indiquer :

LITTÉRATURE ET MUSIQUE :

«Il se dégage de cet air une mélancolie profonde, que j'imaginais être celle de la ville de Kalep, la nuit.» Mohamed Mbougar Sarr


« Le deuxième air est mondialement connu: il s'agit de la Septième symphonie de Beethoven, et plus précisément du "deuxième mouvement". On touche là au sublime. Inexplicable. Ce passage me donne inévitablement des frissons, aujourd'hui encore. Cette stridente première note qui le lance est pour moi, jusqu'à preuve du contraire, le son qui annoncera le Jugement dernier. Ce mouvement est sans doute grandiloquent et intimidant, mais je le tiens pour une métaphore de la lutte des hommes contre les ténèbres. De la gravité funèbre et somptueuse de l'ouverture du mouvement à la déchirante puissance de l'acmé, il me semblait qu'il y avait là un chemin qu'emprunte en partie le roman ; chemin conduisant de la mélancolie (là aussi) à la révolte. » Mohamed Mbougar Sarr


LITTÉRATURE ET PEINTURE

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Francisco de Goya, Le Chien (1819-1823). Musée du Prado, Madrid.

« Je me tins longuement devant ce tableau, et plus je le regardais, plus il me semblait qu'il disait mille fois mieux une chose simple que j'avais tenté de dire dans le roman : le monde est une boue dans laquelle l'homme s'enlise, mais ce n'est qu'au cœur de cette boue qu'il peut espérer le salut. "Le remède dans le mal", si j'ose dire. C'est pour moi tout le sens du regard du petit chien ; regard triste, mais qui est la dernière chose qui le raccroche à quelque chose, hors-champ. Sans ce regard, il serait déjà enseveli par le marécage du monde. Nombre de personnages de Terre ceinte pourraient être ce petit chien, je crois. » Mohamed Mbougar Sarr