Michel Crépu est journaliste, écrivain et rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes. Ses livres sur Bossuet, Charles Du Bos, Chateaubriand et plus récemment Philippe Jaccottet s'apparentent à des « exercices de lecture», au sens que Marc Fumaroli a conféré à cette belle expression : une écoute attentive – et souvent admirative - de l’œuvre, accompagnée d’intelligence critique, sans but théorique, bref une exercitatio qui est aussi une manière de résister à l’air du temps (cf. Marc Fumaroli, « Préface » aux Exercices de lecture, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2006.).
Plus modeste par la taille et par la portée, centré efficacement sur l’actualité de ce qui se publie aujourd’hui mais toujours préoccupé de penser « le monde comme il va », le texte que l’on donne à lire ci-dessous aux hypokhâgneux relève néanmoins du même souci critique : dégager les « enjeux métaphysiques » de notre époque à la lumière des livres, même s’ils ne nous éclairent pas tous de la même façon, loin s’en faut. Vous lirez donc cette chronique littéraire volontairement polémique qui, sous l’apparence de l’éreintement et de la diatribe, propose une réflexion suggestive sur l’engouement technologique. Aux lecteurs que nous sommes de poursuivre cette méditation. Que nous approuvions ou contestions la thèse de Michel Crépu, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle ne laisse pas indifférent. Vous essaierez donc de comprendre pourquoi, en observant comment l’auteur polémise contre la célébration de ce qu’il appelle la « magie technologique» (formules qui font mouche, comparaisons drolatiques, références littéraires et philosophiques stimulantes, art de l’ironie et du sarcasme, etc.).
Que cette étude soit pour vous l'occasion de découvrir le monument historique - toujours vivant - que représente la Revue des Deux Mondes, fondée en 1829, et largement dominée par la littérature – du moins à ses débuts (1830-1848) – puisque des écrivains aussi importants que Musset, Vigny, Sainte-Beuve, Stendhal – et même Hugo et Balzac- y collaborèrent. Je vous signale que le site de la revue propose sous son onglet « Archives » une consultation gratuite de ses articles au format PDF.
http://www.revuedesdeuxmondes.fr/user/tocs.php
La Condition inhumaine
Par Michel Crépu
Lundi 6 mai 2013
Le plus frappant, finalement, à la lecture de La Condition numérique (1) par Jean-François Fogel et Bruno Patino, c’est qu’il soit si affreusement mal écrit. Mauvaise nouvelle : la preuve est faite que deux des meilleurs, reconnus sur la place pour traiter de ce phénomène de société capital, ne sont pas capables de présenter un discours cohérent sur le sujet. Comme dit notre ami le professeur Nicolas Boileau, de l’Institut de technologies de Las Vegas, Californie : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » Désolé les gars, mais il y a quelque chose qui cloche. Cela se voit d’ailleurs tout de suite à la soupe qui est servie ici, constituée de grumeaux non démêlés, restes d’humanisme honteux, rognons de scientisme post-moderne, sociologisme de formules en l’air qui ne veulent rien dire, pseudo-synthèses contorsionnées n’arrivant pas à faire les raccords. À côté, l’Homme-serpent de la Foire du Trône a l’air d’un infirme en petite chaise. On ne s’étonne donc pas que les auteurs aient éprouvé le besoin de donner un titre de roman célèbre à chacun de leurs chapitres. Message subliminal de derrière les formules : « Ne vous inquiétez pas, nous vous parlons du même monde : il y une passerelle entre la Bibliothèque de l’humanisme européen et l’outre monde de la connexion illimitée. » Ce rafistolage destiné à compenser, au nom de la littérature, une carence conceptuelle a quelque chose de consternant dans son petit tour de passe-passe.
Était-il donc si difficile de dire les choses comme elles sont ? Que non, non et non, il ne s’agit pas du même monde, qu’il y a une différence de nature entre le geste créateur (littéraire, musical, pictural, comme on voudra), l’expérience de la relation humaine, expérience foncière d’altérité et le geste proto-grégaire de la créature post-warholienne en mal de célébrité (par pitié, une nanoseconde pour moi tout seul : ne me laissez pas tout seul dans les espaces infinis !) ? Qu’il y a plus d’électrons dans un centimètre de Cézanne que dans mille millions de connexions ? Était-ce donc un Himalaya philosophique de noter qu’une telle constatation ne conduit nullement à s’enfuir tout nu dans les bois, mais à penser, en même temps, un comble de civilisation et un comble de barbarie ? À tout prendre, c’est encore ce bon vieil Arthur C. Clarke et son bon vieux 2001, l'Odyssée de l’espace qui a eu le mot juste (cité d’ailleurs par Fogel et Patino, qui ont lu tous les gourous de la techno): « Toute technologie raisonnablement efficace est impossible à distinguer de la magie. » C’est exactement cela qu’il faut penser : une prodigieuse opération de magie technologique en perpétuel exorcisme du vide, de la séparation. La connexion ne signifie rien d’autre : un médicament technique contre la finitude. La magie tient à l’effet d’immédiateté : immédiateté illusoire, bien sûr, jamais assez immédiate, toujours en retard d’un milliardième de clic, mais qui épate les benêts, comme autrefois on les menait au cirque, admirer mille pigeons dans le chapeau du clown (à vrai dire, le clown était plus fort).
Pourquoi ne pas prendre acte de cette rupture qui se manifeste paradoxalement comme un contraire de rupture, mais au contraire un comble de possibilités infinies ? Le monde numérique n’est pas un monde, il n’est même pas une condition : ce qu’il offre est techniquement prodigieux et impossible à vivre. Le fantasme terrifiant de la Communauté hypertentaculaire est une rupture avec le sens de la limite, de la mesure, fondement de l’Humanisme européen depuis Aristote et Thomas d’Aquin. Le centre de gravité de la civilisation européenne a reposé sur ce sens de la limite, à l’image du sujet humain, lui-même conçu à l’image de Dieu : en sortir, c’est entrer dans l’invivable. Misère de ce mirage du « lien démultiplié », où Fogel et Patino se plaisent à voir une nouvelle figure du lien solitude-social. La vérité est que cette rupture entraîne dans sa chute à la fois le solitaire et le social. Baudrillard, décrié par nos auteurs, avait parfaitement pressenti cela en voyant dans l’empire du virtuel un effacement de l’autre, une annulation même de la mort (que l’on se souvienne de sa lumineuse lecture de la première guerre du Golfe, qui concluait à une disparition de l’événement en tant que parole de l’Histoire). On se console presque que Baudrillard ne soit pas là pour contempler une telle débâcle intellectuelle.
C’est ici, bien sûr, que les bons esprits voudraient que les chemins se séparent. D’un côté le « réac » replié dans son château, tisonne une dernière bûche en relisant Joseph de Maistre ; de l’autre le peuple élu des followers qui vont où on leur dit d’aller, tels les disciples du temps de Jésus. On voudrait qu’il n’y ait d’autre choix que de suivre le mouvement ou périr noblement. Alternative bien entendu inadmissible, sauf à contresigner son brevet d’esclave patenté. Nous ne sommes pas de ce pain-là. Être contemporain de son temps implique une expérience de la tension polémique, une clarté dans la définition des enjeux métaphysiques (il n’y en a pas d’autres). Aujourd’hui le numérique n’est pas identifié à la hauteur requise. Phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité, il symbolise un débordement aveugle de puissance technique, une « force qui va », ayant échappé depuis longtemps à ses premiers géniteurs-sorciers. N’est-il pas loin le temps où l’on tenait que Facebook et Twitter allaient en finir avec les despotismes archaïques, comme une guerre du fluide contre l’opaque? On a vu au contraire que le fluide se moquait comme d’une guigne de servir les intérêts de la démocratie en marche. On a constaté que le politique résistait, par essence, à la mise en buzz de l’événement. Comment eût-il pu en aller autrement dès lors qu’il y a encore, çà et là – mais oui – de la guerre pour de bon ? On en a rebattu depuis sur le « réseau social » : expression impropre, datant d’un XIXe siècle utopiste, le siècle d’avant les catastrophes où l’on se complaît aujourd’hui à ranimer de vieux braseros. Au fond, il est extraordinaire de voir comme le XIXe siècle continue de mener la danse dans les têtes. Par sa confusion, son incapacité à tenir un discours contemporain, la Condition numérique en est un symptôme spectaculaire.
(1) Jean-François Fogel et Bruno Patino, La Condition numérique, Grasset, 2013, 216 pages.
http://www.revuedesdeuxmondes.fr/news/edito.php?code=120
(Texte publié avec l’aimable autorisation de l’auteur).
Quelques livres de Michel Crépu :
Charles Du Bos, éditions du Félin.
Tombeau de Bossuet, éditions Grasset, 1997.
Ce vice encore impuni, précédé de Le Silence des livres, par George Steiner, éditions Arléa, 2006.
Le Souvenir du monde.- Essai sur Chateaubriand, éditions Grasset, 2011.
Lecture : Journal littéraire (2002-2009), éditions Gallimard, coll. « L’Infini », 2012.
En découdre avec le pré. – Sur Philippe Jaccottet, éditions des crépuscules, 2012.
4 réactions
1 De Théo C. - 22/05/2013, 18:26
Je commencerai, pour débuter l'élaboration d'un rapide commentaire de cette chronique par la discussion de ce passage, qui me semble résumer l'ensemble de ce texte :
"C’est exactement cela qu’il faut penser : une prodigieuse opération de magie technologique en perpétuel exorcisme du vide, de la séparation. La connexion ne signifie rien d’autre : un médicament technique contre la finitude."
- La teneur moraliste et doctrinale, certes propre au Critique, est à mon sens fortement dommageable. Un parti pris idéologique, et tout à la fois élitiste, est ici adopté, outre celui de prétendre énoncer La Vérité, qui est celui de la Culture.
"Alternative bien entendu inadmissible, sauf à contresigner son brevet d’esclave patenté."
"Inadmissible" ? Pour qui ? Peut-être le "réac" ? Mais qu'est ce que le "réac" sinon un individu qui s'est lui-même asservi à une cause qu'il juge supérieure ? Qu'un individu trouve tout à fait inintéressant de suivre la vie d'un follower, c'est tout à fait concevable, mais qu'un individu juge indigne d'intérêt la lecture de de Maistre, par exemple, l'est également. Le "réac" est tout autant soumis, esclave, que ne l'est n'importe quel individu qui partage sa vie sur Tweeter, Facebook, en cela qu'ils sont chacun partisans de deux Idées, certes différentes par leur nom, mais identiques dans leur nature, supérieures à eux-mêmes. Le jugement de valeur porté m'apparaît dès lors absurde, et il ne saurait exister.
- L'auteur évoque la rupture apportée par le (non?-)monde numérique, qu'il semble juger pour ainsi dire totale dans notre monde judéo-chrétien. Très bien. Une rupture est, selon le Larousse, une interruption brusque. L'on aurait donc un évènement, internet, qui viendrait faire s'effondrer le concept de la mesure, de la finitude, et entériner l'infinité et l'excès ? Il ne s'agit pas là d'une question rhétorique, mais d'une question sincère. En revanche, la rupture n'a pas eu lieu ; internet n'est que la continuité d'innovations amorcées depuis la Révolution industrielle visant à réduire l'espace-temps expérimenté par l'Homme. Plutôt que de plaindre la mort d'Idées anciennes au profit de nouvelles, il vaut mieux examiner ce que la technologie pourrait M'apporter. Certains trouveront leur intérêt dans l'info people, l'immédiateté pseudo-magique - Weber ne parlait-il pas déjà du "désenchantement du monde" ? - d'autres dans la possibilité de consulter des journaux numériques d'information.
- La connexion comme médicament contre la finitude : donc la finitude serait considérée comme une maladie par la masse ignorante dont elle souhaiterait se débarrasser. Cependant, cela ne serait pas souhaitable pour la savante élite. Examinons le cas des individus perdus dans cette masse, qui existent bel et bien en tant qu'hommes ayant leurs intérêts propres, appartenant à une culture, une histoire. Ne serait-ce qu'en adoptant la méthode matérialiste dialectique, qu'a apporté aux individus devant s'aliéner pour (sur)vivre ce culte de la mesure sinon des contraintes supplémentaires ? Il fallait en effet agir selon les ordres de Dieu, ou plutôt de ses fonctionnaires, soit se taire, trimer, et espérer une mort paisible. La rupture annoncée par internet, la démesure, en opposition claire avec les fondements philosophiques et donc religieux, européens ne serait-il dès lors pas l'annonce de l'expérience divine sur Terre ? L'infini, la démesure, déshumaniseraient donc, pour rendre divins - à moins que le contraire ne se passât, et que ce fût le caractère bestial qui fît son apparition, mais qu'importe, si l'individu y trouve son intérêt ? - et finalement faire prendre conscience à l'individu qu'il est un Moi, un Unique, qui s'il le souhaitait, et en trouvait l'intérêt, pourrait se revendiquer comme tel et se dérober à toute autre aliénation que son propre intérêt. Pour l'élite prosélyte, cela serait une catastrophe que les intérêts populeux, ne formant non plus une masse, mais une association d'individus, divergeassent des leurs !
Ce commentaire n'est pas aussi poussé qu'il devrait l'être, mais voilà l'impression que cette chronique me donne.
2 De Reynald André Chalard - 26/05/2013, 16:30
Merci Théo de votre contribution, polémique elle aussi, qui affirme avec une certaine autorité un point de vue critique susceptible de faire l’objet d’une discussion. Je vous en félicite et souhaiterais que vos camarades s'expriment à leur tour, avec des arguments précis, sur cette question essentielle.
Je me demande toutefois si vous ne vous méprenez pas sur l'article de Michel Crépu. Vous insinuez que ce dernier parle au nom d'une élite cultivée qui mépriserait le peuple, c'est-à-dire, dans son esprit, "la masse ignorante". Mais vous oubliez que les auteurs du livre incriminé (La Condition numérique) font partie de cette élite. Voilà qui invite à la nuance, n'est-ce pas ?
Vous affirmez aussi que la "teneur" du texte est "moraliste et doctrinale", ces deux termes étant évidemment employés ici avec de fortes connotations péjoratives. Je trouve que l'humour de notre écrivain atteste plutôt le contraire : ne pas "moraliser" mais démystifier les idées reçues, ce qui est -il est vrai - le propre du moraliste dans notre tradition littéraire, à supposer que Michel Crépu accepte cette nouvelle casquette. Je ne comprends donc pas ce que vous appelez le "parti pris idéologique". Si comme le pense Roland Barthes, "l'idéologie (...) c'est précisément l'idée en tant qu'elle domine : l'idéologie ne peut être que dominante." (Le Plaisir du texte, p. 53), alors il me semble que la moindre des choses est de bien la situer : quel est le discours dominant sur internet aujourd'hui ? Et qui le défend ?
Pour finir, je dirai que ce qui me paraît intéressant dans les propos de Michel Crépu, c'est qu'il veut éviter la caricature d'un affrontement manichéen entre les inconditionnels du numérique et ses détracteurs, les "technolâtres" et les "technophobes" ou encore entre les attendrissants "Petite Poucette" et "Grand-papa Ronchon", que Michel Serres oppose avec un amusement un peu agaçant dans son Discours sur la vertu prononcé le 6 décembre 2012 à l'Académie française (http://www.academie-francaise.fr/discours-sur-la-vertu-seance-publique-annuelle-18). Michel Crépu, lui, revendique cette exigence qui ne me paraît pas scandaleuse : "Être contemporain de son temps implique une expérience de la tension polémique, une clarté dans la définition des enjeux métaphysiques (il n’y en a pas d’autres). Aujourd’hui le numérique n’est pas identifié à la hauteur requise." C'est dans ce cadre qu'il prend le parti de ce que vous appelez la "Culture", que vous écrivez avec une majuscule, comme pour signaler qu'il faut s'en méfier. Oui, un jugement de valeur est porté sur le numérique au nom de ou à partir de cet héritage commun, qui me paraît plus être du côté de la pensée critique, donc salutaire, que d'une classe dominante (mais vous avez parfaitement le droit de le penser - faut-il le dire ? -, à charge pour vous d'être plus convaincant). Je n'insiste pas, vous l'avez compris : le salut - si toutefois c'était possible - ne viendra pas d'internet, auquel vous donnez le pouvoir hypothétique d'abattre tous les pouvoirs abusifs, mais précisément de cette pensée critique.
Cela vaut bien que l'on se moque un peu des moutons de Panurge ( followers ?) que nous sommes tous en puissance, n'est-ce pas ?
3 De Théo C. - 02/06/2013, 15:20
Merci de me donner la possibilité de préciser davantage mon propos en en montrant les insuffisances.
- "Voilà qui invite à la nuance, n'est-ce pas ?"
Je ne le crois pas car s'il m'apparaît que les trois individus ici - plutôt Monsieur Crépu d'ailleurs, que j'ai pu lire contrairement aux deux autres auteurs - sont de cette élite culturelle, qui élèvent comme sacrée ( sacer : inviolable) la Culture - il me faut d'ailleurs préciser que la majuscule employée n'est non pas une marque péjorative, mais un moyen de nommer la Culture comme Idée. Si la forme est identique pour toutes ces personnes, le contenu de chacune des conceptions de la Culture s'en trouve différent. Par conséquent, si un regard dépité, méprisant est porté sur la masse, ce regard n'est effectivement pas tout à fait le même bien que les adjectifs qui le qualifient aient une portée similaire.
- Il y a sur ce point une méprise, en effet, qui relève de la terminologie comme vous me l'aviez souligné en cours. Lorsque je parle de "parti pris idéologique", j'entends le parti pris de la Culture, conçue comme sacrée. J'ai employé le mot "idéologique comme étant un discours sur les idées, et ici plus particulièrement, un discours en définitive sur l'Idée de Culture.
Aux interrogations que vous posez, je répondrai ceci : serait-il juste d'envisager les utilisateurs sous cet angle ? Réduire les utilisateurs, quels qu'ils soient à une simple idéologie est très commode, mais ne serait-ce pas simplifier au risque de rentrer, sinon dans de la spéculation, dans des propos qui s'éloignent de la réalité ? N'est-il pas superflu de désirer - ou vouloir ? - connaître ce que représente, ce qu'apporte Internet, la technologie plus généralement, pour la Culture, ainsi que pour les autres ? Car souhaiter connaître cela pour la Culture, c'est finalement agir pour la Culture, qui elle, ne vous le rendra jamais, tandis que pour les autres, ceux-là le sauront toujours mieux que vous ce qu'est la technologie, internet etc. car chaque individu est un Moi indicible.
- Je commencerai par la question du salut qui pourrait éclairer quelque peu sur mes propos. Je ne crois pas que le salut provienne de la pensée critique, car la Critique elle-même est la consécration de valeurs, d'une Idée, qu'elle soit parfaitement idiosyncratique ou non, peu importe. Le salut passe à mon sens par la liberté, en tant qu'elle est l'absence de sacré, l'absence d'inviolable, et que seul subsiste Mon Moi, auquel Je soumets toutes ces Idées, que je m'approprie, que je fais Mienne, pour une chose qui relève de la nature humaine, à savoir l'instinct de survie "développé" qui résulte en l'intérêt personnel. En cela, la pensée critique n'étant plus salutaire, je la conçois comme une pensée qui s'affirme supérieure à ce qu'elle critique, et en cela se considère supérieure, donc dominante.
4 De Reynald André Chalard - 11/06/2013, 21:22
Merci, Théo, de cet effort de réflexion. Ce dialogue se prolongera mardi 19 novembre, en présence de Michel Crépu, qui viendra nous rendre visite au lycée Pierre d'Ailly. Il vous a déjà donné un début de réponse par courriel. Il aura l'occasion de préciser son point de vue grâce aux questions que vous pourrez lui poser.
Je suis malgré tout tenté de vous dire qu'il n'est pas question de "sacraliser" la Culture, d'en faire une divinité vengeresse qui s'en prendrait aux innocents, "la masse ignorante", pour reprendre votre expression. Mais ne pas "consacrer" des valeurs, est-ce se condamner à refuser les "valeurs" ? Un monde humain est-il possible sans "valeurs" ? Le moyen alors de ne pas sombrer dans le nihilisme ? La pensée critique, en principe, n'a pas pour but d'établir une Idée - qui serait cette "idéologie" dont j'ai donné la définition dans mon premier commentaire - : la pensée critique, c'est avant tout la critique de la pensée, le seul moyen de faire obstacle au Dogme.
Enfin, une inquiétude me vient, lorsque je lis votre définition de la liberté, qui fait coexister voire cheminer "l'absence de sacré" et le "Moi indicible" de l'individu que vous appelez de vos vœux. Sur ce point, je me place dans le sillage de l'anthropologue René Girard, dans son livre La Violence et le Sacré : si le sacré, c'est la projection de la violence des hommes dans des pratiques rituelles, qu'advient-il de cette violence dans le processus de désacralisation intégrale que vous prônez? La violence hors du rite n'est plus que chaos, violence anarchique. De ce point de vue-là, le refoulement du sacré est mortifère car négation de ce qui est au fondement de l'humain.
Tout cela est évidemment "discutable", et je suis persuadé que nous aurons prochainement l'occasion d'en discuter. Ce que j'exprime dans ce commentaire n'engage que moi, bien entendu.