Revue des Deux Mondes 2013Revue des Deux Mondes 2009

Michel Crépu est journaliste, écrivain et rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes. Ses livres sur Bossuet, Charles Du Bos, Chateaubriand et plus récemment Philippe Jaccottet s'apparentent à des « exercices de lecture», au sens que Marc Fumaroli a conféré à cette belle expression : une écoute attentive – et souvent admirative - de l’œuvre, accompagnée d’intelligence critique, sans but théorique, bref une exercitatio qui est aussi une manière de résister à l’air du temps (cf. Marc Fumaroli, « Préface » aux Exercices de lecture, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2006.).

Plus modeste par la taille et par la portée, centré efficacement sur l’actualité de ce qui se publie aujourd’hui mais toujours préoccupé de penser « le monde comme il va », le texte que l’on donne à lire ci-dessous aux hypokhâgneux relève néanmoins du même souci critique : dégager les « enjeux métaphysiques » de notre époque à la lumière des livres, même s’ils ne nous éclairent pas tous de la même façon, loin s’en faut. Vous lirez donc cette chronique littéraire volontairement polémique qui, sous l’apparence de l’éreintement et de la diatribe, propose une réflexion suggestive sur l’engouement technologique. Aux lecteurs que nous sommes de poursuivre cette méditation. Que nous approuvions ou contestions la thèse de Michel Crépu, nous sommes obligés de reconnaître qu’elle ne laisse pas indifférent. Vous essaierez donc de comprendre pourquoi, en observant comment l’auteur polémise contre la célébration de ce qu’il appelle la « magie technologique» (formules qui font mouche, comparaisons drolatiques, références littéraires et philosophiques stimulantes, art de l’ironie et du sarcasme, etc.).

Que cette étude soit pour vous l'occasion de découvrir le monument historique - toujours vivant - que représente la Revue des Deux Mondes, fondée en 1829, et largement dominée par la littérature – du moins à ses débuts (1830-1848) – puisque des écrivains aussi importants que Musset, Vigny, Sainte-Beuve, Stendhal – et même Hugo et Balzac- y collaborèrent. Je vous signale que le site de la revue propose sous son onglet « Archives » une consultation gratuite de ses articles au format PDF.

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La Condition inhumaine

Par Michel Crépu

Lundi 6 mai 2013

Le plus frappant, finalement, à la lecture de La Condition numérique (1) par Jean-François Fogel et Bruno Patino, c’est qu’il soit si affreusement mal écrit. Mauvaise nouvelle : la preuve est faite que deux des meilleurs, reconnus sur la place pour traiter de ce phénomène de société capital, ne sont pas capables de présenter un discours cohérent sur le sujet. Comme dit notre ami le professeur Nicolas Boileau, de l’Institut de technologies de Las Vegas, Californie : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » Désolé les gars, mais il y a quelque chose qui cloche. Cela se voit d’ailleurs tout de suite à la soupe qui est servie ici, constituée de grumeaux non démêlés, restes d’humanisme honteux, rognons de scientisme post-moderne, sociologisme de formules en l’air qui ne veulent rien dire, pseudo-synthèses contorsionnées n’arrivant pas à faire les raccords. À côté, l’Homme-serpent de la Foire du Trône a l’air d’un infirme en petite chaise. On ne s’étonne donc pas que les auteurs aient éprouvé le besoin de donner un titre de roman célèbre à chacun de leurs chapitres. Message subliminal de derrière les formules : « Ne vous inquiétez pas, nous vous parlons du même monde : il y une passerelle entre la Bibliothèque de l’humanisme européen et l’outre monde de la connexion illimitée. » Ce rafistolage destiné à compenser, au nom de la littérature, une carence conceptuelle a quelque chose de consternant dans son petit tour de passe-passe.

Était-il donc si difficile de dire les choses comme elles sont ? Que non, non et non, il ne s’agit pas du même monde, qu’il y a une différence de nature entre le geste créateur (littéraire, musical, pictural, comme on voudra), l’expérience de la relation humaine, expérience foncière d’altérité et le geste proto-grégaire de la créature post-warholienne en mal de célébrité (par pitié, une nanoseconde pour moi tout seul : ne me laissez pas tout seul dans les espaces infinis !) ? Qu’il y a plus d’électrons dans un centimètre de Cézanne que dans mille millions de connexions ? Était-ce donc un Himalaya philosophique de noter qu’une telle constatation ne conduit nullement à s’enfuir tout nu dans les bois, mais à penser, en même temps, un comble de civilisation et un comble de barbarie ? À tout prendre, c’est encore ce bon vieil Arthur C. Clarke et son bon vieux 2001, l'Odyssée de l’espace qui a eu le mot juste (cité d’ailleurs par Fogel et Patino, qui ont lu tous les gourous de la techno): « Toute technologie raisonnablement efficace est impossible à distinguer de la magie. » C’est exactement cela qu’il faut penser : une prodigieuse opération de magie technologique en perpétuel exorcisme du vide, de la séparation. La connexion ne signifie rien d’autre : un médicament technique contre la finitude. La magie tient à l’effet d’immédiateté : immédiateté illusoire, bien sûr, jamais assez immédiate, toujours en retard d’un milliardième de clic, mais qui épate les benêts, comme autrefois on les menait au cirque, admirer mille pigeons dans le chapeau du clown (à vrai dire, le clown était plus fort).

Pourquoi ne pas prendre acte de cette rupture qui se manifeste paradoxalement comme un contraire de rupture, mais au contraire un comble de possibilités infinies ? Le monde numérique n’est pas un monde, il n’est même pas une condition : ce qu’il offre est techniquement prodigieux et impossible à vivre. Le fantasme terrifiant de la Communauté hypertentaculaire est une rupture avec le sens de la limite, de la mesure, fondement de l’Humanisme européen depuis Aristote et Thomas d’Aquin. Le centre de gravité de la civilisation européenne a reposé sur ce sens de la limite, à l’image du sujet humain, lui-même conçu à l’image de Dieu : en sortir, c’est entrer dans l’invivable. Misère de ce mirage du « lien démultiplié », où Fogel et Patino se plaisent à voir une nouvelle figure du lien solitude-social. La vérité est que cette rupture entraîne dans sa chute à la fois le solitaire et le social. Baudrillard, décrié par nos auteurs, avait parfaitement pressenti cela en voyant dans l’empire du virtuel un effacement de l’autre, une annulation même de la mort (que l’on se souvienne de sa lumineuse lecture de la première guerre du Golfe, qui concluait à une disparition de l’événement en tant que parole de l’Histoire). On se console presque que Baudrillard ne soit pas là pour contempler une telle débâcle intellectuelle.

C’est ici, bien sûr, que les bons esprits voudraient que les chemins se séparent. D’un côté le « réac » replié dans son château, tisonne une dernière bûche en relisant Joseph de Maistre ; de l’autre le peuple élu des followers qui vont où on leur dit d’aller, tels les disciples du temps de Jésus. On voudrait qu’il n’y ait d’autre choix que de suivre le mouvement ou périr noblement. Alternative bien entendu inadmissible, sauf à contresigner son brevet d’esclave patenté. Nous ne sommes pas de ce pain-là. Être contemporain de son temps implique une expérience de la tension polémique, une clarté dans la définition des enjeux métaphysiques (il n’y en a pas d’autres). Aujourd’hui le numérique n’est pas identifié à la hauteur requise. Phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité, il symbolise un débordement aveugle de puissance technique, une « force qui va », ayant échappé depuis longtemps à ses premiers géniteurs-sorciers. N’est-il pas loin le temps où l’on tenait que Facebook et Twitter allaient en finir avec les despotismes archaïques, comme une guerre du fluide contre l’opaque? On a vu au contraire que le fluide se moquait comme d’une guigne de servir les intérêts de la démocratie en marche. On a constaté que le politique résistait, par essence, à la mise en buzz de l’événement. Comment eût-il pu en aller autrement dès lors qu’il y a encore, çà et là – mais oui – de la guerre pour de bon ? On en a rebattu depuis sur le « réseau social » : expression impropre, datant d’un XIXe siècle utopiste, le siècle d’avant les catastrophes où l’on se complaît aujourd’hui à ranimer de vieux braseros. Au fond, il est extraordinaire de voir comme le XIXe siècle continue de mener la danse dans les têtes. Par sa confusion, son incapacité à tenir un discours contemporain, la Condition numérique en est un symptôme spectaculaire.



(1) Jean-François Fogel et Bruno Patino, La Condition numérique, Grasset, 2013, 216 pages.



http://www.revuedesdeuxmondes.fr/news/edito.php?code=120

(Texte publié avec l’aimable autorisation de l’auteur).

Quelques livres de Michel Crépu :

Charles Du Bos, éditions du Félin.

Tombeau de Bossuet, éditions Grasset, 1997.

Ce vice encore impuni, précédé de Le Silence des livres, par George Steiner, éditions Arléa, 2006.

Le Souvenir du monde.- Essai sur Chateaubriand, éditions Grasset, 2011.

Lecture : Journal littéraire (2002-2009), éditions Gallimard, coll. « L’Infini », 2012.

En découdre avec le pré. – Sur Philippe Jaccottet, éditions des crépuscules, 2012.