(Avec l’autorisation de l’agence photographique de la RMN-GP)
Portrait présumé de Montaigne (vers 1578) (C) RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda / Première de couverture du numéro de septembre 2013 de la Revue des Deux Mondes, qui questionne les notions d'humanisme et de modernité.
Elèves de classes préparatoires et élèves de Terminale : vous êtes invités à lire et à méditer les textes présentés ci-dessous (auxquels il faut ajouter ceux du dossier qui a été distribué dans les classes), afin de commencer à discuter, sur ce blogue, des problèmes qu'ils posent, en utilisant pour cela la rubrique "COMMENTAIRE". Il serait souhaitable que par ce biais un dialogue s'instaure entre vous, que vous échangiez ainsi vos vues en faisant l'effort de les soutenir toujours par des arguments et des exemples sérieux et pertinents. Ce dialogue humaniste est possible, pour peu que vous surmontiez l'obstacle de la timidité, que j'espère provisoire !
1. Editorial du numéro de septembre de la Revue des Deux Mondes, par Michel Crépu :
Chers lecteurs, à partir de ce mois de septembre 2013, la Revue des Deux Mondes change de présentation. Depuis 1829, les changements ont été nombreux. Pourtant, la plus ancienne revue d’Europe n’a jamais dévié de son cap : décrire, analyser les multiples domaines de la société humaine, cela dans le sillage des premiers encyclopédistes du XVIIIe siècle.
Aujourd’hui, les changements sont d’un autre ordre que ceux dont nos ancêtres furent les témoins. Nous assistons à des mutations inédites qui annoncent les contours d’une nouvelle civilisation. Tout au long des prochains numéros, nous nous attacherons à décrire ces bouleversements. Mutation anthropologique, comme on l’a vu au printemps dernier avec le débat sur le « mariage pour tous », vrai bouleversement dans une culture rompue de longue date à la structure familiale classique ; mutations géopolitiques avec l’irruption d’une diplomatie de l’immédiateté au numérique ; mutations scientifiques avec la possibilité inouïe d’instrumentaliser l’élément humain pour le meilleur et pour le pire ; mutations économiques venant exploser les vieux schémas protectionnistes ou naïvement mondialistes ; mutations esthétiques signant peut-être la fin d’une conception de la création littéraire, artistique, héritée de l’humanisme et de la Renaissance ; le commencement d’une autre expression de soi. Mutations religieuses enfin, où la puissance de la tradition se trouve sans cesse en butte aux contradictions de l’individualisme «hypermoderne», pour reprendre une expression de Gilles Lipovetsky.
La Revue des Deux Mondes fut dans l’entre-deux-guerres, de ceux qui, les premiers, devinèrent la montée du péril nazi, dénoncèrent l’installation des camps du goulag. Sa culture profondément européenne, jamais reniée, l’y a aidée. Tout laisse à penser, désormais, que cette culture européenne est toujours là, mais qu’elle n’est plus au centre du jeu. Est-ce une raison pour jeter l’éponge ? Nous ne le pensons pas. L’immense levée du monde asiatique, les Amériques regardant déjà l’après-Obama montrent au contraire la nécessité d’une présence européenne solide, spirituelle, politique, capable d’assumer une autorité digne de ce nom. C’est le sens ici des interventions d’Herman Van Rompuy aussi bien que de Julia Kristeva. Si l’Europe est malade, c’est de ne pas s’aimer, de n’être plus assez fière et heureuse de ses propres valeurs. La bibliothèque continue de nous y aider, pour ce numéro en compagnie de Dante, à la lumière du grand théologien que fut Romano Guardini.
Chers lecteurs, fidèles depuis si longtemps à la Revue des Deux Mondes, nous vous invitons à poursuivre le voyage avec nous. C’est une nouvelle aventure qui commence, vivons-la ensemble.
Bonne lecture, M.C.
2. Edito Mobile de Michel Crépu, lisible sur le site internet de la Revue des Deux Mondes :
Michel Crépu, Encore un instant, monsieur le bourreau
Lundi 20 mai
Ayant malencontreusement oublié de suivre la conférence de presse du président Hollande, nous avons eu la chance de lire dans le numéro de mai de la revue Études un article fort intéressant de Sylvie Octobre sur les nouveaux modes de lecture de la jeunesse (1). En conclusion de son enquête limpide et bien informée, l’auteur indique qu’on n'a «probablement jamais tant lu que dans le monde contemporain ». Mais que « si avec le numérique, le texte est revenu en maître, il en va tout autrement du livre et de l’imprimé, sauf à imaginer qu’ils deviennent des objets de distinction, occasions de déconnexion des flux, notamment chez ceux qui sont pris dans les scansions temporelles et l’injonction de la connexion permanente et souhaitent, un instant, s’en déprendre ».
À la vérité, cette conclusion nous étourdit par son vocabulaire choisi. Ce qui frappe surtout, c’est ce terrible « instant », mince parcelle de durée qui serait devenue le lot des malheureux esclaves de la « connexion permanente », gémissant après la délivrance. Ainsi en va-t-il désormais de ce que les anciens appelaient du beau mot «otium », le « loisir » : l’essence même de la disponibilité à la méditation, à la réflexion, à la simple rêverie. Ce qui a été la pierre angulaire de l’«homo europeanus » est devenu une issue de sortie hospitalière pour ceux qui n’en peuvent plus d’être considérés comme les parias du tout-numérique. Extraordinaire renversement qui voit la diffraction, le chaos instantané comme mode d’existence prendre en main les affaires du «cogito ». Mais bien entendu, il ne saurait plus être question de « cogito » dans de telles conditions : la mutation que pointe Sylvie Octobre, porte précisément sur la disparition d’une telle réalité conceptuelle. Comme le texte a remplacé le livre, selon un processus désormais bien connu et dont on mesure chaque jour l’effet dévastateur, un réceptacle sensoriel psychique succède à ce brave « cogito » qui nous aura fait tant rire du temps de Samuel Beckett, autant dire il y a mille ans.
De là, comme dans les fonds marins qu’explorait naguère le commandant Cousteau, la formation d’un banc de corail où l’on retrouve, agrippés au rocher comme des malheureux, les inconsolables de la vie intérieure. Qu’est-ce que c’est que ça, la «vie intérieure», nous demande Kevin, 15 ans, élève au lycée de Gif-sur-Yvette. Eh bien, cher Kevin, la «vie intérieure», c’est la petite musique de chambre produite par notre capacité à méditer, à penser, à lui donner une forme. Non pas les étincelles du zapping, mais le continuum d’une forme singulière. Il arrive parfois qu’un tel continuum donne lieu à ce qu’on appelle une « œuvre » littéraire, musicale, picturale. Mais ce n’est pas obligatoire. Cela peut demeurer du domaine privé de la vie spirituelle d’un être humain.
- OK Kevin ?
- Ok m’sieur !
C’est cela, aujourd’hui, cette sphère miraculeuse où l’on apprend à être un homme digne de ce nom, qui se trouve acculé à l’« instant » dont parle Sylvie Octobre dans son passionnant article. Notons bien que cet instant-là n’a rien à voir avec celui dont s’enchantaient Voltaire et tout le XVIIIe siècle avec lui. Non, il s’agit plutôt d’une pause entre deux séances de torture, quand le bourreau fait apporter une gamelle au détenu qui ne veut pas faire partie du « réseau social », ne veut pas twitter, ne veut pas faire partie de quoi que ce soit, ne répond pas aux invitations, à leurs insupportables relances, fuit comme la peste l’idée terrifiante d’avoir des «followers», des « suiveurs », comme les rats suivent le joueur de flûte de Hamelin. Il faut choisir, avoir des « suiveurs » ou des lecteurs. Jusqu’à nouvel ordre, cet éditorial hebdomadaire s’adresse à des lecteurs. À bon follower salut !
(1). « La lecture à l’ère numérique », Études, mai 2013, 11 euros.''
3. Pour éclairer la notion d'otium évoquée dans le texte précédent, voici un extrait du livre de Marc Fumaroli intitulé Paris-New York et retour, Paris, Fayard, 2009, pages 77-78.
«L’équilibre grec et latin entre otium et negotium était resté un idéal de philosophes ou de dignitaires lettrés retirés dans leurs villas. Il disparut avec l’Empire. La forme sévère de l’otium qui s’y substitua dans l’enceinte monastique des cloîtres chrétiens, ora et labora, «prie et œuvre», pendant des siècles de barbarie, demeura un luxe extraordinaire, une oasis de civilisation en voie d’expansion et de défrichage, dans le désert général du besoin et de l’insécurité. Les jeunes plébéiens les plus doués y aspirèrent, et les jeunes nobles qui la préférèrent à la vie guerrière savaient choisir la meilleure part. Il fallut inventer la chevalerie pour les convaincre du contraire. Avec le réveil des villes, à la fin du haut Moyen Âge, laïcs, nobles et bourgeois commencèrent à vouloir, à leur tour, bénéficier d’une forme supérieure d’otium sans pour autant sortir du monde, ni renoncer à ses negotia, ni se lier par des vœux. Ils empruntèrent alors aux moines une version atténuée et privée de leur vie contemplative communautaire, mais ils inventèrent ou réinventèrent aussi, par touches successives, dans leurs hôtels ou leurs châteaux, un otium bien à eux, propre à rendre délicieux et féconds les intervalles de leur vie active : les grâces de la courtoisie, de la civilité et de la galanterie, l’art de la chasse et du tournoi, la culture des Belles-Lettres et des Beaux-Arts, le luxe des parcs, des jardins, de la bonne chère, de la conversation, alternant avec les negotia de l’art de la guerre et de l’art politique. Extraordinaire dilatation profane, épanouie à la Renaissance, des délices dévotes dont les moindres jardiniers, vignerons, confiseurs, pharmaciens, artisans, faisaient leur miel, dans les marges et à l’appui de leurs exercices de piété et de leurs œuvres de miséricorde. Il faut compter parmi celles-ci les hospices publics qu’ils inventèrent et embellirent, non sans passer, aux yeux de nombreux laïcs jaloux ou envieux, pour d’autarciques jouisseurs au milieu de la disette générale et des malheurs des temps. Les fêtes chômées («Dont Monsieur le curé charge toujours son prône», gémit le savetier de La Fontaine) réunissaient riches et pauvres, nobles, bourgeois et gens du peuple non seulement à l’église et en procession, mais dans les festivités et les jeux profanes. La vallée de larmes n’en prélevait pas moins sur tous, comme toujours, son tribut de malheurs, de deuils et de crimes.
Du moins, dans toute la gamme des anciens régimes européens, de l’Atlantique à l’Oder, la courte espérance de vie, l’absence de confort matériel, de liberté et d’égalité politiques qu’on leur a reprochées à bon droit, ne faisaient que porter plus haut le prix d’une existence où le cycle des negotia s’entrecroisait tout naturellement au cycle des otia, communs ou rares, profanes ou religieux, festifs ou mystiques. De nobles ou puissantes individualités se forgeaient dans ce monde rude et injuste, mais où restaient évidents les grands axes selon lesquels une vie humaine peut déployer ses naturelles capacités. Dans son Paradis, Dante fait surgir au sommet du monde créé et du ciel, sur le seuil du Soleil trinitaire chrétien, Bernard de Clairvaux, maître d’une vie contemplative aussi ardente que le grand amour humano-divin du Cantique des cantiques, mais aussi formidable homme d’action dont l’autorité personnelle l’emportait en Europe sur celle des papes de son temps. Il est vrai que Bernard, se maudissant lui-même comme «La Chimère de son siècle», s’est plaint de cette double-vie, mi-monastique (toute contemplative), mi-laïque (tout enfoncée dans l’action politique), qualifiant cette duplicité de «monstrueuse», puisqu’elle l’éloignait du souverain bien, la conversation avec Dieu. La réciprocité entre la contemplation et l’action que postulaient Aristote et Cicéron est devenue une antithèse et un problème pour la théologie morale chrétienne. Il faudra attendre saint Thomas pour surmonter cette aporie.»
4. « L’Esprit au temps du web », chronique du journaliste Brice Couturier, diffusée sur France-Culture, jeudi 25 octobre 2012.
« Dans le numéro de mai dernier de la revue Le Débat, où vous avez publié votre fameux article, Raffaele Simone, Caroline Leclerc relevait un changement des pratiques de lecture des étudiants. Dans une France de 2012, où leur nombre s’est accru de manière spectaculaire, écrivait la directrice éditoriale des éditions Armand Colin, on aurait pu s’attendre à une nette progression des ventes d’ouvrages d’introduction générale aux sciences humaines. Or, toutes leurs collections enregistrent de sensibles baisses.
Et ce phénomène s’est manifesté, poursuivait-elle, avant même l’arrivée d’internet. Il y a longtemps que les étudiants ont pris l’habitude de « grapiller » des pages isolées en les photocopiant. Bien sûr, internet a aggravé les choses. En moyenne, les étudiants, dit-elle, passent 26 heures en moyenne par semaine sur internet, « autant d’espace retranché à la lecture ».
En outre, internet a diffusé une culture de la gratuité qui fait qu’on ne veut pas payer davantage pour les livres que pour la musique ou pour la presse.
Et Caroline Leclerc de conclure : « les processus d’acquisition du savoir seront différents, faits de lectures sur Internet, d’informations trouvées sur Wikipedia, recoupées avec des articles de revues libres d’accès… Il est clair que les processus d’apprentissage n’ont plus rien à voir avec la lecture linéaire et la constitution d’un socle générale de connaissances progressives. »
Tous les enseignants du supérieur se plaignent de voir leurs étudiants prendre pour le nec plus ultra des connaissances actuelles, un simple article contributif déniché sur wikipedia ; et de retrouver des paragraphes entiers de revues, recopiés et collés, dans les travaux qu’on leur rend.
Or le savoir, dans la conception humaniste classique, est un cheminement personnel à travers lequel l’individu se forme. La « Bildung » ne se résume nullement à une simple accumulation de connaissances ; elle implique un perfectionnement de la personnalité, une formation de soi au contact des grandes œuvres de l’esprit.
Détenir sur sa liseuse tous les grands classiques de la littérature européenne est en soi une prouesse technique extraordinaire. Mais le type de lecture qu’induit internet, avec l’habitude des navigations/divagations, ne permet pas l’attention suivie qu’exige la lecture d’un ouvrage savant dans le cadre feutré d’une bibliothèque. « Nous butinons d’une information à l’autre. Nous nous arrêtons pour éclairer un détail, dérivons sur wikipedia et, pour finir, nous avons oublié le texte dont nous étions partis », confesse, pour sa part, Antoine Compagnon, dans ce même numéro 170 du Débat. Comme vous l’écrivez, Raffaele Simone,« la médiasphère fait prévaloir le papillonnage sur la concentration. »
Tout cela est indéniable. Mais vous n’ignorez pas que d’autres excellents auteurs nous promettent un nouvel âge, « un humanisme numérique », comme Milad Doueihi.
Car le livre numérique ne sera pas exactement un livre. Comme la voiture automobile imitait la voiture à cheval, le livre numérique comporte encore des pages numérotées, défile horizontalement et fait l’objet d’une lecture passive. Mais de plus en plus, il sera inter-actif, remis à jour et réécrit par son auteur, mais aussi par ses lecteurs. Et surtout il est déjà beaucoup plus qu’un livre, puisqu’il peut comporter d’autres contenus – cartes, images, vidéos, liens hypertextes, etc. Et ainsi nous donner envie de redécouvrir des pans de notre culture en les enrichissant. Je rêve d’une édition numérique de mon cher Plutarque, enrichie de reconstitutions virtuelles de ses héros en pleine action, sur le forum ou leurs champs de bataille...
C’est pourquoi il est possible d’espérer qu’au lieu de liquider la culture humaniste, comme vous le craignez, le numérique lui offre une ultime chance. Sur le mode de la «longue traîne» qui fait qu’une œuvre ancienne, reléguée parce que trop peu demandée, retrouve un public.»
Ajout du 04/11/2013 :
Bibliographie complémentaire :
• Revue Le Débat n°170, mai-août 2012, éditions Gallimard : Le livre, le numérique.
• BON, François, Après le livre, Paris, éditions du Seuil, coll. « Débats », 2011.
• DOUEIHI, Milad, La Grande conversion numérique, suivi de Rêveries d’un promeneur numérique, Paris, éditions du Seuil, coll. «Points / Essais», 2011.
• DOUEIHI, Milad, Pour un humanisme numérique, Paris, éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2011.
• SIMONE, Raffaele, Pris dans la Toile. – L’Esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2012.
• CASATI, Roberto, Contre le colonialisme numérique. – Manifeste pour continuer à lire, éditions Albin Michel, coll. « Bibliothèque des idées », 2013.
Un entretien avec Roberto Casati sur France Culture (Emission du 10/10/2013) :
http://www.franceculture.fr/emission-l-invite-des-matins-roberto-casati-2013-10-10
Roberto CASATI
Philosophe
Directeur de recherche au CNRS et rattaché à l’ Ecole polytechnique
Enseigne à Dartmouth College dans le New Hamphire
11 réactions
1 De Reynald André Chalard - 21/10/2013, 12:19
LE DÉBAT EST OUVERT !
Je rappelle quelques consignes :
1. Les élèves et étudiants qui participeront à la « Conférence-Débat » de Michel Crépu sont invités à déposer dans cette rubrique « Commentaires » les idées et les questions suscitées par la lecture du dossier qui leur a été fourni ainsi que des textes qui figurent dans le billet ci-dessus.
2. La signature du commentaire ne doit comporter que le prénom suivi de la première lettre majuscule du nom et de la classe. Exemple : Gaston C. KH (ou HK ou PC ou TL1 ou TL2…).
3. Le commentaire doit être argumenté et exprimé sur un ton courtois et respectueux de la thèse adverse, ce qui signifie tout simplement faire preuve d'honnêteté intellectuelle.
4. Tous les participants sont incités à dialoguer les uns avec les autres, en reprenant ou en discutant une idée ou un exemple qui auraient été formulés par l’un d’entre eux. La conversation cultivée – et non le monologue solipsiste, dogmatique et capricieux des forums anonymes – est seule capable de fonder un dialogue humaniste. Elèves des classes préparatoires, vous êtes encouragés à donner l’exemple. La parole est à vous !
2 De Mohamed S. - 21/10/2013, 21:51
Il y aurait bien évidemment beaucoup à dire sur chacun de ces quatre textes, et malheur à qui n’eût aimé disserter sur l’otium en s’abandonnant, précisément, à sa volupté contemplative et créatrice ! Mais il faut peut-être remettre ces plaisirs spirituels à plus tard, et essayer de discerner, entre les lignes de ces quatre réflexions, la grande idée —la grande question, en réalité— qui les sous-tend, les traverse et, de fait, révèle leur appartenance à une semblable communauté critique. Cette question peut être formulée ainsi, à mon sens : comment, en un temps de progrès techniques qui bouleversent notre rapport à la connaissance, parvenir, encore, à faire valoir une certaine idée de l’Homme, héritée de la Renaissance ? Ou si l’on préfère: comment être encore humaniste à l’ère de l’individu « hypermoderne »?
J’aimerais d’abord m’attarder sur ce terme, « humanisme », l’un des plus galvaudés, peut-être, de ce temps. On le prête à tout et à tous, l’on en use pour tout, on le surinvestit, on le sur-utilise : tout est un humanisme et chacun, au bout de sa bonne action quotidienne, se réclame humaniste. Qu’à cela ne tienne ! Hélas, cette dégradation de la valeur du mot par la multiplication de ses usages serait moins inquiétante si elle n’aboutissait, in fine, à un oubli progressif de son sens originel, véritable. Qu’est-ce, en son essence, que l’humanisme ? Je répondrais : un certain rapport au Savoir, à la Culture et à l’Esprit ; un rapport construit autour de l’humilitas et de la libido sciendi : de l’humilité devant l’immensité du savoir et d’amour —presque charnel— de ce même savoir. Etre humaniste, c’est tenir le Savoir à la fois pour une fin et pour un moyen : une fin, en effet, dans la mesure où l’on considère que c’est par le Savoir que l’homme se perfectionne dans sa relation au monde (par la découverte), aux autres (par la conversation et le dialogue) et à lui-même (par la méditation, l’otium); et moyen, puisque le Savoir doit toujours être utilisé en vue d’étendre…le Savoir. Etre humaniste c’est, enfin, se souvenir que c’est par l’exercice permanent de son esprit, le goût de l’effort pour connaître, l’amour des livres, l’éloge de la connaissance et du dialogue, que l’homme se grandit et constitue, dans cette sorte de théâtre que constitue l’univers, « le spectacle le plus digne d’admiration et d’émerveillement », pour reprendre la belle formule de l’humaniste Pic de la Mirandole.
L’humaniste, en somme, paraît être tout ce que l’individu moderne n’est pas, qui semble avoir sinon abandonné la culture du savoir à un funeste sort, du moins, pris ses distances avec elle. C’est en vérité moins d’un abandon du savoir que d’une redéfinition du rapport à lui qu’il s’agit: l’homme moderne accède à celui-ci plus rapidement et avec moins d’efforts, il l’a au bout du clic : il a Internet. Nous y voilà donc, Internet. Je n’en finirai pas si je devais faire la liste de tous les griefs qu’Internet porte à l’esprit humaniste : l’on s’accordera à dire qu’ils sont fort nombreux. Le pire d’entre eux, à mon sens, est celui-ci : ce qu’Internet fait gagner en vitesse dans l’accès à la connaissance, il le fait perdre en qualité dans l’intelligence de la connaissance. En d’autres termes, Internet permet de s’informer mais point de connaître ; de trouver mais jamais de critiquer (c’est-à-dire, littéralement, de mettre en crise) ce que l’on trouve ; d’apprendre vite mais de comprendre mal. Je ne suis cependant pas de ceux qui croient que les deux esprits, celui d’Internet et celui de l’humanisme, soient incompatibles. Je pense en effet qu’il est encore possible d’être humaniste aujourd’hui. L’inverse serait d’ailleurs un comble : cela signifierait que l’esprit humaniste n’aura su dialoguer. Impensable. Alors dialoguons.
Evacuons rapidement l’argument, un peu absurde, qui ferait du Progrès l’ennemi de la connaissance, et de l’évolution technique, la Némésis de la culture. L’on sait depuis Auguste Comte au moins que le déploiement naturel et inexorable de l’Esprit humain tendait vers un progrès scientifique et technique. La seule question, en vérité, qu’il faut se poser est la suivante : comment, sans perdre le goût de la culture, composer avec ce qui améliore tant notre condition, que la culture finit, soit par paraître superflue voire inutile, soit par perdre sa densité ?
Une seule réponse me semble possible : c’est l’intelligence. Je veux dire par là qu’Internet n’est pas un dieu qu’il faudrait vénérer aveuglément : c’est un outil, et un outil formidable, à condition d’être bien utilisé. Je vais répéter ce que d’autres ont dit et redit : Internet n’est ni bien ni mauvais en soi : il est simplement ce que l’on en fait. Et c’est en ce point que l’intelligence doit être convoquée ; et par intelligence, j’entends la capacité à trouver la juste mesure, l’équilibre, la médiêtè dont parlait Aristote, entre l’information que l’on glane et le travail critique qui doit s’en suivre, fait de lectures complémentaires, de méditations personnelles, de confrontations avec d’autres œuvres. La valeur d’un savoir n’apparaît véritablement que passée au prisme de l’intelligence et de l’esprit de l’Homme, pensée par eux, pétrie par eux, ré-fléchie par eux. Croire en l’Homme et en la formidable capacité de sa plus belle faculté : c’est aussi cela, être humaniste.
Le drame de ce temps est peut-être qu’il n’a plus confiance en l’esprit. La dictature de la «chose concrète», la suspicion dont est frappée la culture, l’impatience essentielle devant l’acquisition du Savoir (impatience qui a pour malheureuse conséquence la vitesse avec laquelle l’on se jette devant l’écran de l’ordinateur dès qu’une question se pose à nous) sont autant de symptômes d’un désaveu à peine voilé de l’esprit et de sa puissance théorique. «Oser penser par soi-même», selon l’injonction kantienne, est devenu aujourd’hui risqué : non parce que c’est une démarche caduque, mais parce qu’Internet, prétendument, penserait mieux. Là gît le Mal : par un curieux et proprement inquiétant retournement, la créature a réussi à persuader le créateur de son ignorance et de son incapacité.
Cela me fait dire que toutes les crises qui frappent ce temps —crise des identités, crise de la culture, crise des valeurs, etc.— n’ont pour origine qu’une crise essentielle : la crise de l’Homme. J’ignore quelles en sont les causes profondes.
Michel Foucault, notre maître à tous, prédisait en 1966, dans Les Mots et les Choses « la fin prochaine de l’Homme », « invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente » et dont le visage était près de s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Il ne parlait naturellement pas d’une extinction de l’espèce humaine, mais du recul de l’Homme en tant que sujet principal du savoir. Il se peut qu’il ait eu raison, et que pendant près de quarante années, la question de l’Homme se soit posée avec moins d’acuité. Mais en ce début de millénaire, je ne suis pas certain qu’une autre question méritât plus profonde réflexion. L’Homme est de retour. Mais dans un état préoccupant.
Il faut, en ce temps, un Humanisme nouveau, fondé sur les valeurs de l’ancien, auxquelles on adjoindrait les exigences de la modernité.
3 De Reynald André Chalard - 22/10/2013, 10:04
Merci Mohamed de votre contribution brillante, nuancée et suggestive. Je précise –pour ceux qui ne vous connaissent pas encore – que vous êtes un ancien khâgneux de Pierre d’Ailly, spécialisé en Lettres modernes et actuellement étudiant en Master à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris.
Il est entendu qu’Internet sera ce que nous en ferons. A nous d’éviter la tentation qui guette l’apprenti sorcier ! Mais voilà, que faisons-nous d’Internet, que pouvons-nous en faire, c’est-à-dire aussi arrivons-nous à le penser, à le contrôler et à le plier à nos valeurs humanistes, celles que nous - professeurs et étudiants notamment - portons à bout de bras en croyant que l'éducation est encore possible (en présupposant aussi que ces valeurs sont partagées parce qu’elles sont partageables ; mais c’est là un point qui est souvent discuté) ? Il est sans doute important de distinguer au moins deux domaines au sein même de l’Internet –qui ne sont certes pas étrangers l’un à l’autre- :
- 1. l’information et le rapport au savoir ;
- 2. la communication et les rapports interhumains.
Et dans ces deux domaines, il conviendrait de se pencher un peu sur les « usages » sociaux et politiques qui en sont faits. Je ne donne ci-dessous que quelques pistes de réflexion (il y en a bien d’autres !), sur lesquelles Michel Crépu attire, selon moi, notre attention. Je tiens à dire que ces questions sont posées sans préjuger de leurs réponses (il faut se méfier de la pensée binaire). Mais, comme disait Alain, «Le doute est le sel de l'esprit» :
1. Que deviennent l’imprimé, le rapport aux livres (et nos modes de lecture), à la culture en général ; que fait-on d’Internet à l’école ? Permet-il de se forger un esprit critique, une (prise de) conscience politique ?
2. Les réseaux sociaux sont-ils de nature à favoriser voire à créer des relations humaines « authentiques » (à charge pour chacun de définir plus précisément ce dernier terme, qui me paraît toutefois immédiatement compréhensible) ? Quel est, par exemple, le sens du mot « ami » sur tel réseau bien connu ? Pour 1. et 2. : Comment évaluer la massification des pratiques « internautiques » et leurs effets d’indifférenciation et d’uniformisation ? Peut-on ne pas en tenir compte ?
On m’objectera que l’on n’a pas attendu Internet pour constater que la presse, la télévision et les médias en général produisent inévitablement ces phénomènes de masse. Oui mais ne peut-on pas dire que, par l’interactivité permanente qu’il propose, Internet modifie considérablement et autrement la conscience de soi et la perception d’autrui ? Ce sont ces métamorphoses qui devraient nous inciter à réfléchir. Si l’on peut se réjouir du formidable progrès technologique du numérique, ne peut-on pas simultanément maintenir ce questionnement inquiet sur ses fins, afin d’en éviter les pièges et ainsi préférer la pensée à l’extase ? C’est ainsi que pour ma part j’interprète les propos de Michel Crépu.
A vous de poursuivre cette réflexion, en choisissant l’aspect qui vous paraîtra le plus intéressant. Les commentaires peuvent être courts et même se limiter à de simples questions. C'est à vous !
4 De Alicia B HK - 01/11/2013, 22:32
Je reprends ci-dessous les questions posées par le commentaire précédent et tente d'y répondre partiellement, quelquefois seulement sur une partie de la question. (En effet ces questionnements en amènent beaucoup d'autres, mais je tiens à rester concentrée sur une partie et tenter de développer plutôt que de tout aborder)
1. Que deviennent l’imprimé, le rapport aux livres (et nos modes de lecture), à la culture en général ; que fait-on d’Internet à l’école ? Permet-il de se forger un esprit critique, une (prise de) conscience politique ?
Pour la première question, je vais partir tout d'abord d'une réponse «personnelle», et plutôt «bornée» : les liseuses numériques ne peuvent pas remplacer un «bon livre», pour moi (je parle là d'ouvrages conséquents, comme des romans ou des recueils, sans parler des revues). Jamais je ne retrouverai en elles l'odeur d'un livre, la sensation de tourner les pages, le fait de posséder l'ouvrage dans ses mains, sa belle couverture, le changement d'ambiance si l'on lit à son chevet ou en plein jour dans son salon, le fait d'avoir une bibliothèque que l'on voit s'agrandir au fil des années, et dont on est fier autant que lorsque l'on voit que son jardin est de plus en plus fleuri (sans parler du mal de tête que cela me donnerait à force de fixer l'écran). Non, jamais au grand jamais je ne pourrai me passer de cela, du moins cela est sûr pour les livres que je chéris . Après, si l'on veut être plus nuancé, alors oui, bien entendu, le fait de pouvoir trouver des textes sur internet est très avantageux, par exemple lorsque l'on a une série de poèmes extraits de recueils différents à lire, dans ce cas-là, je vais plutôt me tourner vers internet (même si je vais les imprimer parce que rien ne vaut un document papier).
2. Les réseaux sociaux sont-ils de nature à favoriser voire à créer des relations humaines « authentiques » (à charge pour chacun de définir plus précisément ce dernier terme, qui me paraît toutefois immédiatement compréhensible) ? Quel est, par exemple, le sens du mot « ami » sur tel réseau bien connu ?
Comme toute question, on ne peut pas répondre simplement, par «noir ou blanc». Ici, particulièrement, car tout dépend de ce que l'on fait de ces réseaux sociaux. Il existe des personnes qui semblent attirées par le bouton «ajouter comme ami», et qui rajoutent tout le monde et n'importe qui, se sentant regonflées chaque fois qu'elles voient le compteur du nombre «d'amis» remonter, et qui en viennent à en avoir des centaines, sans jamais leur adresser la parole, que ce soit «pour de vrai» ou même en «discussion instantanée en ligne», ou alors se contentent de «Salut ça va ? -Oui et toi ? -Super !». Bien entendu, si l'on part de ce constat, on peut se dire qu'il est impossible apparemment de créer des relations humaines «authentiques», que ce soit par des réseaux sociaux ou tout autre «relation numérique». Cependant, si l'on est sincère ou que l'on partage une même passion, que l'on tombe sur des gens bien, on peut instaurer des relations humaines, réelles, qui auraient été impossibles sans internet. Je parle en connaissance de cause. Sans trop détailler là-dessus, je peux dire que j'ai connu cette expérience. Au tout début, j'étais très méfiante de tout ce qui concernait internet, pensais que tout était néfaste, cette notion «d'amis» qui semblait fictive sur un certain réseau social connu, ou même les forums de discussion dont je pensais à chaque fois que l'on ne pouvait croire aux informations que l'on y trouvait. Mais, par curiosité, aimant bien une série télévisée, je me suis retrouvée à venir de temps en temps sur un forum, qui m'a fait découvrir des personnes. Très perplexe au début, j'ai finalement compris que les personnes avec qui je discutais étaient sincères, comme je l'étais moi-même à chacun de mes commentaires. Cela a été difficile, car on ne peut «jamais vraiment savoir sur internet», quand on n'est pas en face d'une personne. C'est pourquoi ayant prévu un projet ensemble, nous avons voulu nous rencontrer «pour de vrai». J'y ai trouvé des personnes formidables, honnêtes, que jamais je n'aurais connues sans cela, de par l'âge (de 16 à 65 ans) ou le lieu de résidence de chacun. C'était peut être seulement un «coup de chance» que chacun ait été sincère, mais il n'y aurait pas eu internet, je n'aurais jamais pu les rencontrer, alors qu'elles sont désormais de vraies amies. Ceci n'est bien sûr qu'un exemple, et comme on ne peut généraliser sur le fait qu'à chaque fois l'on tombe sur des psychopathes, on ne peut pas non plus généraliser sur le fait que l'on tombe chaque fois sur des «gens bien». Je pense qu'il faut avoir une vue d'ensemble, connaître les avantages comme les inconvénients, savoir faire la part du vrai et du faux. Je ne pense pas qu'Internet ou les réseaux sociaux aient une «nature». Concrètement, ce sont les internautes qui se servent d'internet ou des réseaux sociaux pour exposer leur nature, la diffuser.
Je pense qu'il existe une confusion quant au terme que l'on utilise tout le temps pour un réseau social, celui «d'ami». Car même si, lorsque l'on ajoute quelqu'un, on doit cliquer tout d'abord sur «ajouter comme ami», on peut classer la personne et la mettre en tant que «connaissance». Ainsi, on peut partager une information avec toutes les personnes que l'on souhaite, même les «moins proches», mais pour cela il faut les «ajouter comme ami». (je mets les termes «moins proches» entre guillemets car tout dépend de l'avis qu'a chaque personne de ces mots. Je vous donne donc la mienne ; les personnes que je qualifie de «moins proches» ne correspondent pas non plus à des personnes que l'on a croisées une fois dans sa vie, mais à des personnes qui ont été proches à un moment de sa vie mais que l'on n'a plus l'occasion de voir souvent, cependant on se sent toujours assez proche pour leur faire part de certaines nouvelles importantes de notre vie. Pour que cela soit plus clair, on peut dire «amis» les personnes que l'on inviterait au repas de mariage, et les «connaissances» seraient celles que l'on inviterait au vin d'honneur). Mais les autres utilisateurs ne voient pas les distinctions amis/connaissances d'une personne, et peuvent avoir l'impression que cette personne a «trop d'amis» (car dans ce cas-là tous sont qualifiés «d'amis»). Il alors faut faire attention à ne pas juger trop vite non plus, et ne pas se dire qu'une personne a sur le réseau social «85 amis» alors qu'elle n'en a «en vrai que 15». Car cette même personne peut en avoir mis seulement 15 en «amis» et les autres en «connaissance». (J'ai eu du mal à m'exprimer dans ce paragraphe, où il faudrait presque montrer des captures d'écran de ce réseau social correspondant aux termes du texte, ou peut-être que d'autres idées viendront pour rendre le tout plus compréhensible. Toute suggestion sera bienvenue pour m'aider à éclaircir cette idée sur les paramètres du réseau social)
5 De Reynald André Chalard - 02/11/2013, 00:24
Merci de votre intéressant témoignage, Alicia. Je laisse vos camarades réagir, avant d'ajouter mon grain de sel.
6 De Kim C HK - 02/11/2013, 13:20
Bonjour à tous ,
je réagirai simplement sur la question du livre et du support numérique du texte.
Je suis en accord avec Alicia , certes rien ne vaut l'odeur du papier imprimé d'un livre neuf , ni le moment où je mets ma vie sur pause pour flâner dans une librairie , lire les 4 èmes de couverture , me laisser aller à la rêverie dont parle Michel Crépu avant de choisir celui qui m'accompagnera pendant quelques jours , quelques semaines parfois. Mais nous aimons les livres et par esprit de contradiction je dirai que le support numérique peut avoir du bon; il peut permettre à certains plus réticents à l'égard d'un livre ou d'une librairie de découvrir peut-être des chefs-d'oeuvre de la littérature. Et si la technologie le permet alors pourquoi ne pas en profiter ? Cela me fait penser à la loi de Murphy : « Tout ce qui peut mal tourner, va mal tourner». L'exemple des livres numériques est un bon exemple pour dénoncer la technique. Cependant je pense qu'on ne peut l'appréhender que sous un angle négatif. Et même pour nous en hypokhâgne il est en effet tout de même pratique, après avoir acheté déjà beaucoup de livres en début d'année (ce qui représente un certain budget), de trouver d'autres textes ou passages de textes auxquels les professeurs nous ont conseillé de nous référer sur internet.
7 De Reynald André Chalard - 04/11/2013, 11:03
Merci, Kim, de votre contribution. Je suis d’accord avec vous : le « support numérique » peut être un formidable outil, et il ne s’agit pas - encore une fois - de « dénoncer la technique » par principe. Entre le pessimisme de la loi de Murphy et l’euphorie à tout crin, que pensez-vous de l’optimisme tragique selon Viktor Emil FRANKL, qui consiste à se poser constamment la question du sens ?
Il serait intéressant que vous - et vos camarades - décriviez davantage vos pratiques de lecture, en particulier lorsque vous utilisez des supports numériques. Lit-on une œuvre littéraire de la même façon, selon qu'elle figure dans un livre imprimé, sur une tablette ou qu'elle est simplement disponible sur internet sous la forme d'un fichier (PDF par exemple) ? Qu'est-ce qui change ? Y a-t-il enrichissement de la lecture ? Qu'est-ce qui est préféré, préférable et quel est le sens de cette préférence ?
Vous pouvez aussi répondre - je m'adresse à tous - à ce que dit Alicia de l'intérêt et du sens du réseau social.
A vous de nourrir ces dialogues !
8 De Lucie D. [HK] - 10/11/2013, 13:30
Bonjour tout le monde.
Je vais aborder comme l'ont fait précédemment mes camarades le rapport des livres numériques et celui du livre "traditionnel" (à ne pas prendre dans un sens péjoratif).
Comme mes camarades, j'ai une préférence pour les livres imprimés, car tout simplement j'ai eu toujours l'habitude de celui-ci depuis que je sais lire.
Mais il faut l'avouer, le livre numérique possède plusieurs avantages:
Premièrement, le prix : il est vrai que les livres peuvent coûter très cher surtout quand ils ne sont pas en poche.
Deuxièmement, l'avantage, assez utile je dois dire, de lire sur un écran est qu'on peut prendre des notes sans "abîmer" le livre. J'ai toujours été réticente à vouloir prendre des notes sur les marges d'un livre, même dans le cadre d'une étude en cours, car cela me donne l'impression de le "salir" d'une certaine façon, un peu comme si je n'en prenais pas soin (c'est un sentiment assez difficile à expliquer). Le numérique permet de prendre des notes en ayant la possibilité de les effacer et ne donne pas ce sentiment, car de mon point de vue, nous n'avons pas le même rapport avec le livre numérique qu'avec le livre papier. Ce rapport est, d'une certaine manière celui de la propriété, les livres, que nous achetons, sont les nôtres, nous savons que nous devons en prendre soin, d'une certaine façon nous les respectons. A la différence d'un livre numérique qui n'est pas quelque chose de concret, de matériel, nous ne le possédons pas vraiment.
Troisièmement, les livres numériques prennent tout simplement moins de place que les livres '"traditionnels" et ont moins de risques de prendre la poussière. Nous n'avons pas tous la place de ranger nos livres sur de belles étagères comme nous le voyons dans les films ou alors comme nous nous imaginons la bibliothèque de nos rêves. Dans mon cas, ne voulant pas vendre ou donner mes livres même ceux que j'avais au début de mes lectures, je suis obligée de les ranger dans des cartons, ce que je trouve assez désolant. Les livres numériques sont tranquillement stockés sur un disque dur, n'étant pas des fichiers très encombrants.
Le principal inconvénient que je trouve au livre numérique est le suivant:
Dans le cadre du cours de Lettres sur Victor Hugo que nous avons commencé il y a peu de temps, je me suis mise à la lecture de L'homme qui rit. Je l'avais trouvé sur internet dans son intégralité, je l'ai donc commencé sur un support numérique mais j'ai rapidement ressenti le besoin de le lire en livre, je n'avais plus envie de le lire numériquement, car à tout moment je me disais "je vais être encore devant un écran", nous passons beaucoup de temps sur les écrans que ce soit sur un portable, un ordinateur ou une tablette. Lire un "vrai" livre nous permet de faire une pause de tout ça, de ne pas passer notre temps sur un écran même pour lire.
9 De Reynald André Chalard - 11/11/2013, 15:57
Merci de votre contribution, Lucie. D’une certaine manière, vous êtes encore « dévouée » au livre imprimé –comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs – et vous n’utilisez le numérique que pour ses aspects « pratiques ». Votre mode de lecture n’en est pas vraiment bouleversé. Mais que dire d’une Œuvre qui serait réduite à un Texte manipulable à merci par les seules potentialités de l’Internet ? Nous ne sommes peut-être pas encore tous confrontés à ce fait, mais cela ne saurait tarder, et c’est pourquoi il est utile et même nécessaire d’y réfléchir.
Toute la question est de savoir si le nouvel humanisme – que nous appelons tous de nos vœux – viendra nécessairement du numérique ou s’il ne faudra pas –quelle que soit la technique – (re)définir et maintenir des principes directeurs et régulateurs « a priori » pour humaniser cet instrument qui nous apparaît aussi désirable qu’inéluctable. Dans ce cas, il y aura sans doute des choix à faire et des limites à poser. Qu’en pensez-vous ?
10 De Alexandre F [HK] - 16/11/2013, 18:02
Ci-après je tenterai de réagir aux questions déjà abordées. J'ai essayé d'évoluer librement dans ma réflexion, de simples sauts de lignes différencient donc les questions que j'ai voulu soulever:
Internet est un outil. Un outil je crois singulièrement remarquable en tant qu’il est, et encore maintenant, inédit. Mais s’il est susceptible de beaucoup apporter, il comporte aussi de nombreux défauts, par exemple celui de la perte de temps, temps que l’on pourrait passer à utiliser un support plus instructif. Internet propose en effet une interface de divertissement si alléchante qu’on a vite fait de s’y vautrer pour y trouver justement ce que l’on y recherche : de l’amusement, de la vanité. Le risque couru est en fait de trop s’évader à travers le numérique dans le but d’échapper au quotidien en s’enfermant dans une autre dimension, virtuelle où – puisque les pages affichées à l’écran sont le résultat de notre recherche – l’on peut choisir de voir ce qu’on veut et cela en persistant dans une illusion consciente que nous profitons de la vie lorsque nous « surfons » pour colmater notre temps libre… Quand le portail s’ouvre, la barre de recherche nous attire parce qu’elle nous rappelle que les informations et la culture sont à bout de bras. Mais nous sommes aussi conscients que toutes les distractions sont à portée de main : il suffit d’un clic pour tout obtenir.
Les réseaux sociaux sont en partie responsables de la langueur à laquelle peut mener internet. Certains réseaux sociaux et particulièrement facebook pour ne pas le nommer, ne proposent malheureusement pas qu’une plateforme numérique développant le social. Il s’agit de grandes sociétés. C’est pourquoi on y retrouve de nombreuses publicités. Les slogans nous assaillent déjà dans la vie courante, pourquoi s’y exposer une fois encore ? Mais ce n’est pas tout. Un « mur » d’informations plus ou moins utile (en général moins) nous incite à regarder des vidéos, des photos – qui ne nous intéressent pas réellement ¬– de nos « amis » (qui ne le sont pas toujours vraiment). S’agit-il alors tant des autres ? Facebook est d’après son nom un « livre ouvert » sur notre « profil », nous-même. Mais on peut s’y créer une identité et développer notre narcissisme par la même occasion en se dévoilant au monde entier et cela sous notre plus beau jour, notre « face » ensoleillée, (voire sous un angle embelli physiquement et/ou moralement). En ce sens, le réseau n’a plus grand-chose de social et ne s’apparente qu’à nous tendre un miroir de nous-même que nous comparons à celui des autres, eux-mêmes en train de se contempler (à la manière de Narcisse et non d’Hugo malheureusement…). Le « follower » se perçoit alors différemment lui-même en se « virtualisant » en tant qu’il développe un « Moi » imaginaire, ce qui modifie également sa relation à l’autre.(Je n’expose ici bien sûr que le cas de l’utilisation « majoritaire » de ce réseau social.)
Cependant , il existe indéniablement en ce qui concerne la communication une certaine forme de communication pas si éloignée de notre « véritable » communication, par exemple grâce aux discussions instantanées proposées par beaucoup de sites. Internet et l’impression de liberté que procure le virtuel ont vite fait de favoriser notre tendance à nous livrer, à accorder à autrui un trop plein de confiance qui peut poser nombre de problèmes, le premier étant : comment savoir lorsque l’on se trouve face à un écran si la personne à qui l’on parle est (ou non) recommandable ? L’être humain est bien complexe, sûrement plus vide qu’il ne le pense et surtout plus qu’il ne le croit quand il vagabonde virtuellement à travers cet illimité qui défile sous ses yeux. Aux yeux de certains, le mensonge, la perfidie et autres vices seraient non dissimulables dans une discussion face à face. Or le fait est qu’un « malade » peut se cacher aussi bien devant un correspondant étranger sur la « toile » –que nous avons tissée mais dans laquelle nous nous engluons bien souvent un moment ou un autre – que dans une personne face à nous. La vie courante nous réserve aussi quelquefois des surprises. On peut être étonné de découvrir que l’on ne connait pas vraiment une personne que l’on côtoie. On peut aussi être déçu de voir que telle est enfermée dans une caste sociale et ne fait que jouer avec une image. Car même si nous cultivons tous, plus ou moins consciemment, une image de nous-même que nous formons (avec une certaine vanité) pour nous prouver par le biais des autres que notre existence n’est pas vaine et juger de notre valeur par cette même occasion ; on peut être déçu de la superficialité des autres. Les « salut ça va ? » que certains s’échangent sur les réseaux sociaux sont-ils si ridicules ? Nos manières, acquises, de saluer dans la vie courante sont elles beaucoup plus sincères ou s’agit-il aussi d’une politesse ? Je crois que les deux peuvent être aussi sincères que vaniteux et qu’il faut veiller à ne pas voir dans cette formule qu’un égoïsme simplement parce qu’elle est écrit sur un support virtuel plutôt que prononcée. Les rapports interhumains virtuels demeurent tout de même loin d’être ceux que l’on entretient dans la vie courante.
Je concède évidemment qu’internet offre une alternative bien plus aisée pour exercer n’importe quelle scélératesse. Internet est une porte ouverte – peut on parler de porte alors qu’il semble si difficile de la fermer – pour les manipulateurs mais la vie courante peut aussi être le terrain d’attaque des « malades ». Internet élargit donc encore le champ des possibilités par le truchement duquel le « mal » (en tout genre) peut s’immiscer.
Bien que le virtuel ait un aspect très pratique, notamment pour ce qui est de la frappe (!), le rapport aux livres et aux différents modes de lecture qu’a la génération moderne est pour le moins effrayant. La génération des enfants nés après 2000 se verront confrontés au virtuel tellement tôt qu’ils apprécieront peut être bien davantage la lecture de livres numériques que de versions papiers. Il ne faut donc pas perdre de vue le fait que nos « modes » de lecture s’inscrivent dans une « mode » esthétique, le « mode de lecture » résidant ainsi dans une habitude. Pour ceux qui ont à rebours d’abord connu les livres papiers, l’odeur des pages au papier épais, de l’encre, du cuir, préfèrent plutôt les livres traditionnels et moi qui ai connu assez tôt les deux aspects du livre, je donne raison aux anciens ! (terme progressiste). A qui donner raison ? Tout dépend je crois du type de surface numérique. Certaines liseuses proposent des écrans avec de l’encre, écran non LCD et non rétro éclairés. Ces liseuses sont donc comme les livres papiers influencés par la luminosité naturelle. La lecture sur un écran LCD n’est pas du même confort car elle fatigue les yeux et rappelle les autres médias virtuels comme la télévision, l’ordinateur. On peut donc évoluer vers de nouveaux modes de lecture et ces liseuses « Non-LCD » me paraissent concilier les attentes de lecteurs amoureux de livres classiques et ceux attachés (ou enchainés) aux nouvelles technologies en évolution rapide et constante. Il faut donc comme avec n’importe quel produit mis sur le marché peser le pour et le contre pour en tirer le meilleur avant d’accorder à la liseuse ou au livre papier une valeur supérieure à l’autre.
Internet attire aussi essentiellement par l’immédiateté des informations qu’on y trouve. Mais la culture ne s’absorbe pas d’un simple clic. Et on se sert de la plupart des informations que l’on collecte de manière immédiate. L’immédiateté est bel et bien là, mais les informations sont tellement accessibles que la culture que l’on en tire peut n’être qu’illusoire…On ne trouve en effet que ce que l’on recherche, ce qui implique que l’intitulé de l’objet de la recherche doit être de notre fait mais aussi que tout est si facile à dénicher que les recherches n’engagent pas forcement notre réflexion. Si l’on prend un exemple politique, on pourra chercher sur tel candidat telle information le dégradant si l’on souhaite renforcer son opinion à son encontre, et de la même manière chercher une information le mettant sur un piédestal. Le problème qui se pose alors n’est plus tant celui de l’immédiateté que de la correspondance de nos recherches et des réponses : on peut trouver sur ce géant qu’est internet tout et son contraire. On pourrait de manière humaniste penser qu’autant de points de vue différents réunis sur un même module est extraordinaire mais il ne s’agit pas là que d’avis : des vérités contraires peuvent être exposées et détruire toute forme de « vérité » objective.
Quant au questionnement sur l’internet dans le milieu de l’éducation, la réponse m’apparait aussi simple que désolante. Tout nous étant donné, les élèves ont une propension à chercher les réponses de leurs devoirs sur le net ce qui annihile leur réflexion. On peut néanmoins noter qu’un élève recopiant un devoir sur un camarade ne réfléchira pas davantage (sûrement moins) que celui qui fait ses recherches sur la toile en collectant les corrigés trouvés pour ensuite les reformuler.
Le problème du virtuel est enfin aussi lié à l’utilisation que l’on en fait. On doit donc utiliser cet outil qu’est le virtuel et plus particulièrement internet à bon escient. Il est impératif de se méfier de l’aspect privé des réseaux sociaux (publics). Mais il n’existe pas de publicité visant à l’apprentissage d’une correcte utilisation de ces choses. On s’inscrit facilement, en mentant sur son âge, les termes d’utilisation semblent engager à moins lorsque l’on clique sur une croix que lorsque l’on signe. Or nous devrions tous lire ces termes…
L’évolution monumentale qui fut et qui est– car nous ne maitrisons que peu ces technologies – le développement du virtuel, du numérique et la toile n’est pas désastreuse ; c’est une évolution capable d’un progrès (évolution positive). Il faut cependant avouer qu’avec internet, tout nous est servi sur un plateau, un plateau sur lequel repose des mets qui nous sont inconnus et qui peuvent s’avérer délicieux (utiles) comme nocifs.
11 De Reynald André Chalard - 16/11/2013, 19:09
Merci de cette riche contribution, Alexandre.
Vos remarques aux accents parfois pascaliens sur la vanité sont intéressantes et méritent que l’on s’y arrête. Il y aurait beaucoup à dire, en effet, sur l’efficacité redoutable du miroir narcissique que nous tendent ces réseaux sociaux, et dont le piège me paraît être la définition que donne Milan Kundera de l'attitude « kitsch », dans L’Art du roman : «Le besoin du kitsch (…), c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue ». p. 160 de l’édition folio (Je sens que je vais me faire beaucoup d’ « amis » avec cette citation…). On peut évidemment objecter que des usages plus intelligents et plus suggestifs de ces réseaux sont fort heureusement possibles. Dans Le Monde des Livres daté du vendredi 15 novembre, voici ce qu’écrit le journaliste Jean Birnbaum :
On dénonce souvent l'obscurantisme qui prolifère sur les réseaux sociaux. Mais on souligne trop rarement combien l'héritage des Lumières s'y déploie, lui aussi, notamment à travers cette tradition indissociablement politique et littéraire qu'est l'ironie. Sur Twitter, par exemple, il est des plumes admirables, célèbres ou anonymes, capables d'éclairer tel ou tel fait d'actualité d'une lumière à la fois implacable et drôle. En 140 signes, ces épigrammes dévoilent et font rire, elles éveillent les consciences en rayonnant sur un réseau mondial où les mots d'ordre ne font qu'un avec les mots d'esprit. Parce qu'il est à la fois social et satirique, ce réseau s'inscrit dans la tradition de l'ironie voltairienne.
Ces propos appellent des commentaires, dont je vous laisse - à tous - l'initiative.
La technique fait partie de la réalité humaine et, comme telle, elle est nécessairement ambivalente : elle peut être bonne ou néfaste, tout dépend de ce que nous en faisons. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme l’écrit Gargantua à son fils Pantagruel dans une lettre fameuse. On ne saurait mieux dire…
Pour la lecture « numérique », je vous renvoie à la chronique de Brice Couturier sur France-Culture, au sujet du livre de Roberto Casati, dont j’ai cité le titre ci-dessus. Se fondant sur les ouvrages de Milad Doueihi, il montre que le numérique entraîne déjà des modes de lecture non linéaires, « un savoir-lire hybride » (imiter le livre imprimé serait pour ce dernier une erreur qui méconnaît la nature même du numérique). Nous ne savons pas ce que cela produira à long terme, voilà probablement ce qui nous inquiète .
http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-brice-couturier-le-livre-numerique-pas-le-meme-livre-2013-10-10