Portrait de MontaigneRevue des Deux Mondes septembre 2013

(Avec l’autorisation de l’agence photographique de la RMN-GP)

Portrait présumé de Montaigne (vers 1578) (C) RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda / Première de couverture du numéro de septembre 2013 de la Revue des Deux Mondes, qui questionne les notions d'humanisme et de modernité.

Elèves de classes préparatoires et élèves de Terminale : vous êtes invités à lire et à méditer les textes présentés ci-dessous (auxquels il faut ajouter ceux du dossier qui a été distribué dans les classes), afin de commencer à discuter, sur ce blogue, des problèmes qu'ils posent, en utilisant pour cela la rubrique "COMMENTAIRE". Il serait souhaitable que par ce biais un dialogue s'instaure entre vous, que vous échangiez ainsi vos vues en faisant l'effort de les soutenir toujours par des arguments et des exemples sérieux et pertinents. Ce dialogue humaniste est possible, pour peu que vous surmontiez l'obstacle de la timidité, que j'espère provisoire !

1. Editorial du numéro de septembre de la Revue des Deux Mondes, par Michel Crépu :

Chers lecteurs, à partir de ce mois de septembre 2013, la Revue des Deux Mondes change de présentation. Depuis 1829, les changements ont été nombreux. Pourtant, la plus ancienne revue d’Europe n’a jamais dévié de son cap : décrire, analyser les multiples domaines de la société humaine, cela dans le sillage des premiers encyclopédistes du XVIIIe siècle.

Aujourd’hui, les changements sont d’un autre ordre que ceux dont nos ancêtres furent les témoins. Nous assistons à des mutations inédites qui annoncent les contours d’une nouvelle civilisation. Tout au long des prochains numéros, nous nous attacherons à décrire ces bouleversements. Mutation anthropologique, comme on l’a vu au printemps dernier avec le débat sur le « mariage pour tous », vrai bouleversement dans une culture rompue de longue date à la structure familiale classique ; mutations géopolitiques avec l’irruption d’une diplomatie de l’immédiateté au numérique ; mutations scientifiques avec la possibilité inouïe d’instrumentaliser l’élément humain pour le meilleur et pour le pire ; mutations économiques venant exploser les vieux schémas protectionnistes ou naïvement mondialistes ; mutations esthétiques signant peut-être la fin d’une conception de la création littéraire, artistique, héritée de l’humanisme et de la Renaissance ; le commencement d’une autre expression de soi. Mutations religieuses enfin, où la puissance de la tradition se trouve sans cesse en butte aux contradictions de l’individualisme «hypermoderne», pour reprendre une expression de Gilles Lipovetsky.

La Revue des Deux Mondes fut dans l’entre-deux-guerres, de ceux qui, les premiers, devinèrent la montée du péril nazi, dénoncèrent l’installation des camps du goulag. Sa culture profondément européenne, jamais reniée, l’y a aidée. Tout laisse à penser, désormais, que cette culture européenne est toujours là, mais qu’elle n’est plus au centre du jeu. Est-ce une raison pour jeter l’éponge ? Nous ne le pensons pas. L’immense levée du monde asiatique, les Amériques regardant déjà l’après-Obama montrent au contraire la nécessité d’une présence européenne solide, spirituelle, politique, capable d’assumer une autorité digne de ce nom. C’est le sens ici des interventions d’Herman Van Rompuy aussi bien que de Julia Kristeva. Si l’Europe est malade, c’est de ne pas s’aimer, de n’être plus assez fière et heureuse de ses propres valeurs. La bibliothèque continue de nous y aider, pour ce numéro en compagnie de Dante, à la lumière du grand théologien que fut Romano Guardini.

Chers lecteurs, fidèles depuis si longtemps à la Revue des Deux Mondes, nous vous invitons à poursuivre le voyage avec nous. C’est une nouvelle aventure qui commence, vivons-la ensemble.

Bonne lecture, M.C.

2. Edito Mobile de Michel Crépu, lisible sur le site internet de la Revue des Deux Mondes :

Michel Crépu, Encore un instant, monsieur le bourreau

Lundi 20 mai

Ayant malencontreusement oublié de suivre la conférence de presse du président Hollande, nous avons eu la chance de lire dans le numéro de mai de la revue Études un article fort intéressant de Sylvie Octobre sur les nouveaux modes de lecture de la jeunesse (1). En conclusion de son enquête limpide et bien informée, l’auteur indique qu’on n'a «probablement jamais tant lu que dans le monde contemporain ». Mais que « si avec le numérique, le texte est revenu en maître, il en va tout autrement du livre et de l’imprimé, sauf à imaginer qu’ils deviennent des objets de distinction, occasions de déconnexion des flux, notamment chez ceux qui sont pris dans les scansions temporelles et l’injonction de la connexion permanente et souhaitent, un instant, s’en déprendre ».

À la vérité, cette conclusion nous étourdit par son vocabulaire choisi. Ce qui frappe surtout, c’est ce terrible « instant », mince parcelle de durée qui serait devenue le lot des malheureux esclaves de la « connexion permanente », gémissant après la délivrance. Ainsi en va-t-il désormais de ce que les anciens appelaient du beau mot «otium », le « loisir » : l’essence même de la disponibilité à la méditation, à la réflexion, à la simple rêverie. Ce qui a été la pierre angulaire de l’«homo europeanus » est devenu une issue de sortie hospitalière pour ceux qui n’en peuvent plus d’être considérés comme les parias du tout-numérique. Extraordinaire renversement qui voit la diffraction, le chaos instantané comme mode d’existence prendre en main les affaires du «cogito ». Mais bien entendu, il ne saurait plus être question de « cogito » dans de telles conditions : la mutation que pointe Sylvie Octobre, porte précisément sur la disparition d’une telle réalité conceptuelle. Comme le texte a remplacé le livre, selon un processus désormais bien connu et dont on mesure chaque jour l’effet dévastateur, un réceptacle sensoriel psychique succède à ce brave « cogito » qui nous aura fait tant rire du temps de Samuel Beckett, autant dire il y a mille ans.

De là, comme dans les fonds marins qu’explorait naguère le commandant Cousteau, la formation d’un banc de corail où l’on retrouve, agrippés au rocher comme des malheureux, les inconsolables de la vie intérieure. Qu’est-ce que c’est que ça, la «vie intérieure», nous demande Kevin, 15 ans, élève au lycée de Gif-sur-Yvette. Eh bien, cher Kevin, la «vie intérieure», c’est la petite musique de chambre produite par notre capacité à méditer, à penser, à lui donner une forme. Non pas les étincelles du zapping, mais le continuum d’une forme singulière. Il arrive parfois qu’un tel continuum donne lieu à ce qu’on appelle une « œuvre » littéraire, musicale, picturale. Mais ce n’est pas obligatoire. Cela peut demeurer du domaine privé de la vie spirituelle d’un être humain.

- OK Kevin ?

- Ok m’sieur !

C’est cela, aujourd’hui, cette sphère miraculeuse où l’on apprend à être un homme digne de ce nom, qui se trouve acculé à l’« instant » dont parle Sylvie Octobre dans son passionnant article. Notons bien que cet instant-là n’a rien à voir avec celui dont s’enchantaient Voltaire et tout le XVIIIe siècle avec lui. Non, il s’agit plutôt d’une pause entre deux séances de torture, quand le bourreau fait apporter une gamelle au détenu qui ne veut pas faire partie du « réseau social », ne veut pas twitter, ne veut pas faire partie de quoi que ce soit, ne répond pas aux invitations, à leurs insupportables relances, fuit comme la peste l’idée terrifiante d’avoir des «followers», des « suiveurs », comme les rats suivent le joueur de flûte de Hamelin. Il faut choisir, avoir des « suiveurs » ou des lecteurs. Jusqu’à nouvel ordre, cet éditorial hebdomadaire s’adresse à des lecteurs. À bon follower salut !



(1). « La lecture à l’ère numérique », Études, mai 2013, 11 euros.''

3. Pour éclairer la notion d'otium évoquée dans le texte précédent, voici un extrait du livre de Marc Fumaroli intitulé Paris-New York et retour, Paris, Fayard, 2009, pages 77-78.

«L’équilibre grec et latin entre otium et negotium était resté un idéal de philosophes ou de dignitaires lettrés retirés dans leurs villas. Il disparut avec l’Empire. La forme sévère de l’otium qui s’y substitua dans l’enceinte monastique des cloîtres chrétiens, ora et labora, «prie et œuvre», pendant des siècles de barbarie, demeura un luxe extraordinaire, une oasis de civilisation en voie d’expansion et de défrichage, dans le désert général du besoin et de l’insécurité. Les jeunes plébéiens les plus doués y aspirèrent, et les jeunes nobles qui la préférèrent à la vie guerrière savaient choisir la meilleure part. Il fallut inventer la chevalerie pour les convaincre du contraire. Avec le réveil des villes, à la fin du haut Moyen Âge, laïcs, nobles et bourgeois commencèrent à vouloir, à leur tour, bénéficier d’une forme supérieure d’otium sans pour autant sortir du monde, ni renoncer à ses negotia, ni se lier par des vœux. Ils empruntèrent alors aux moines une version atténuée et privée de leur vie contemplative communautaire, mais ils inventèrent ou réinventèrent aussi, par touches successives, dans leurs hôtels ou leurs châteaux, un otium bien à eux, propre à rendre délicieux et féconds les intervalles de leur vie active : les grâces de la courtoisie, de la civilité et de la galanterie, l’art de la chasse et du tournoi, la culture des Belles-Lettres et des Beaux-Arts, le luxe des parcs, des jardins, de la bonne chère, de la conversation, alternant avec les negotia de l’art de la guerre et de l’art politique. Extraordinaire dilatation profane, épanouie à la Renaissance, des délices dévotes dont les moindres jardiniers, vignerons, confiseurs, pharmaciens, artisans, faisaient leur miel, dans les marges et à l’appui de leurs exercices de piété et de leurs œuvres de miséricorde. Il faut compter parmi celles-ci les hospices publics qu’ils inventèrent et embellirent, non sans passer, aux yeux de nombreux laïcs jaloux ou envieux, pour d’autarciques jouisseurs au milieu de la disette générale et des malheurs des temps. Les fêtes chômées («Dont Monsieur le curé charge toujours son prône», gémit le savetier de La Fontaine) réunissaient riches et pauvres, nobles, bourgeois et gens du peuple non seulement à l’église et en procession, mais dans les festivités et les jeux profanes. La vallée de larmes n’en prélevait pas moins sur tous, comme toujours, son tribut de malheurs, de deuils et de crimes.

Du moins, dans toute la gamme des anciens régimes européens, de l’Atlantique à l’Oder, la courte espérance de vie, l’absence de confort matériel, de liberté et d’égalité politiques qu’on leur a reprochées à bon droit, ne faisaient que porter plus haut le prix d’une existence où le cycle des negotia s’entrecroisait tout naturellement au cycle des otia, communs ou rares, profanes ou religieux, festifs ou mystiques. De nobles ou puissantes individualités se forgeaient dans ce monde rude et injuste, mais où restaient évidents les grands axes selon lesquels une vie humaine peut déployer ses naturelles capacités. Dans son Paradis, Dante fait surgir au sommet du monde créé et du ciel, sur le seuil du Soleil trinitaire chrétien, Bernard de Clairvaux, maître d’une vie contemplative aussi ardente que le grand amour humano-divin du Cantique des cantiques, mais aussi formidable homme d’action dont l’autorité personnelle l’emportait en Europe sur celle des papes de son temps. Il est vrai que Bernard, se maudissant lui-même comme «La Chimère de son siècle», s’est plaint de cette double-vie, mi-monastique (toute contemplative), mi-laïque (tout enfoncée dans l’action politique), qualifiant cette duplicité de «monstrueuse», puisqu’elle l’éloignait du souverain bien, la conversation avec Dieu. La réciprocité entre la contemplation et l’action que postulaient Aristote et Cicéron est devenue une antithèse et un problème pour la théologie morale chrétienne. Il faudra attendre saint Thomas pour surmonter cette aporie.»

4. « L’Esprit au temps du web », chronique du journaliste Brice Couturier, diffusée sur France-Culture, jeudi 25 octobre 2012.

« Dans le numéro de mai dernier de la revue Le Débat, où vous avez publié votre fameux article, Raffaele Simone, Caroline Leclerc relevait un changement des pratiques de lecture des étudiants. Dans une France de 2012, où leur nombre s’est accru de manière spectaculaire, écrivait la directrice éditoriale des éditions Armand Colin, on aurait pu s’attendre à une nette progression des ventes d’ouvrages d’introduction générale aux sciences humaines. Or, toutes leurs collections enregistrent de sensibles baisses.

Et ce phénomène s’est manifesté, poursuivait-elle, avant même l’arrivée d’internet. Il y a longtemps que les étudiants ont pris l’habitude de « grapiller » des pages isolées en les photocopiant. Bien sûr, internet a aggravé les choses. En moyenne, les étudiants, dit-elle, passent 26 heures en moyenne par semaine sur internet, « autant d’espace retranché à la lecture ».

En outre, internet a diffusé une culture de la gratuité qui fait qu’on ne veut pas payer davantage pour les livres que pour la musique ou pour la presse.

Et Caroline Leclerc de conclure : « les processus d’acquisition du savoir seront différents, faits de lectures sur Internet, d’informations trouvées sur Wikipedia, recoupées avec des articles de revues libres d’accès… Il est clair que les processus d’apprentissage n’ont plus rien à voir avec la lecture linéaire et la constitution d’un socle générale de connaissances progressives. »

Tous les enseignants du supérieur se plaignent de voir leurs étudiants prendre pour le nec plus ultra des connaissances actuelles, un simple article contributif déniché sur wikipedia ; et de retrouver des paragraphes entiers de revues, recopiés et collés, dans les travaux qu’on leur rend.

Or le savoir, dans la conception humaniste classique, est un cheminement personnel à travers lequel l’individu se forme. La « Bildung » ne se résume nullement à une simple accumulation de connaissances ; elle implique un perfectionnement de la personnalité, une formation de soi au contact des grandes œuvres de l’esprit.

Détenir sur sa liseuse tous les grands classiques de la littérature européenne est en soi une prouesse technique extraordinaire. Mais le type de lecture qu’induit internet, avec l’habitude des navigations/divagations, ne permet pas l’attention suivie qu’exige la lecture d’un ouvrage savant dans le cadre feutré d’une bibliothèque. « Nous butinons d’une information à l’autre. Nous nous arrêtons pour éclairer un détail, dérivons sur wikipedia et, pour finir, nous avons oublié le texte dont nous étions partis », confesse, pour sa part, Antoine Compagnon, dans ce même numéro 170 du Débat. Comme vous l’écrivez, Raffaele Simone,« la médiasphère fait prévaloir le papillonnage sur la concentration. »

Tout cela est indéniable. Mais vous n’ignorez pas que d’autres excellents auteurs nous promettent un nouvel âge, « un humanisme numérique », comme Milad Doueihi.

Car le livre numérique ne sera pas exactement un livre. Comme la voiture automobile imitait la voiture à cheval, le livre numérique comporte encore des pages numérotées, défile horizontalement et fait l’objet d’une lecture passive. Mais de plus en plus, il sera inter-actif, remis à jour et réécrit par son auteur, mais aussi par ses lecteurs. Et surtout il est déjà beaucoup plus qu’un livre, puisqu’il peut comporter d’autres contenus – cartes, images, vidéos, liens hypertextes, etc. Et ainsi nous donner envie de redécouvrir des pans de notre culture en les enrichissant. Je rêve d’une édition numérique de mon cher Plutarque, enrichie de reconstitutions virtuelles de ses héros en pleine action, sur le forum ou leurs champs de bataille...

C’est pourquoi il est possible d’espérer qu’au lieu de liquider la culture humaniste, comme vous le craignez, le numérique lui offre une ultime chance. Sur le mode de la «longue traîne» qui fait qu’une œuvre ancienne, reléguée parce que trop peu demandée, retrouve un public.»

Ajout du 04/11/2013 :

Bibliographie complémentaire :

• Revue Le Débat n°170, mai-août 2012, éditions Gallimard : Le livre, le numérique.

• BON, François, Après le livre, Paris, éditions du Seuil, coll. « Débats », 2011.

• DOUEIHI, Milad, La Grande conversion numérique, suivi de Rêveries d’un promeneur numérique, Paris, éditions du Seuil, coll. «Points / Essais», 2011.

• DOUEIHI, Milad, Pour un humanisme numérique, Paris, éditions du Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2011.

• SIMONE, Raffaele, Pris dans la Toile. – L’Esprit au temps du Web, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2012.

• CASATI, Roberto, Contre le colonialisme numérique. – Manifeste pour continuer à lire, éditions Albin Michel, coll. « Bibliothèque des idées », 2013.

Un entretien avec Roberto Casati sur France Culture (Emission du 10/10/2013) :

http://www.franceculture.fr/emission-l-invite-des-matins-roberto-casati-2013-10-10

Roberto CASATI

Philosophe

Directeur de recherche au CNRS et rattaché à l’ Ecole polytechnique

Enseigne à Dartmouth College dans le New Hamphire