1967, A cette époque, elle étudiait le cas Eduard Einstein. Décédé deux ans auparavant, ce fils du célèbre physicien, brillant, mais atteint dès 20 ans d'une schizophrénie qui le fit interner l'intriguait. Après sa thèse, elle s'était permis une petite parenthèse pour s'intéresser à ce scientifique qu'elle admirait. Je ne lui en voulais pas. Je pensais plutôt que ça me changerait, d'entendre parler d'un vrai personnage, plutôt que des noyaux qui explosent et des formules moroses. Il est vrai que je n'ai jamais eu l'esprit scientifique comme elle, mais plutôt artistique et rêveur. Je me trompais. Avec ce petit Einstein, c'était la première pierre qui tombait dans la claire fontaine de nos vies. Arden, notre fils, était mort trois mois après sa naissance et Eduard et lui, les appelait les évaporés. Ce petit bébé c'était la véritable invention de nos vies, et non pas ces équations, ces procédés physiques ou mes tableaux, juste lui. Lui, dans le théâtre de sa vie, dont le quatrième mur s'est abaissé trop tôt, lui qui me dit au revoir de là haut. C'est là qu'elle a lâché. J'ai retrouvé, un soir en revenant de mon atelier, un dessin : Elle avait tracé d'une main tremblante les contours du divan de Staline. Ce Staline qui avait donné l'ordre de déportation des deux milles intellectuels russes et leurs familles dont sa sœur et son père, alors qu'elle avait quatre ans et devait se cacher. Sur le dessin, elle avait déposé un morceau de Palladium. Numéro atomique 46, comme elle l'appelait, cet élément auquel elle avait consacré sa vie. C'était là l'échange des princesses du temps : la vie qu'elle m'avait confié contre une fleur de regret qu'elle déposait au fond de mon cœur. Nue, elle est sortie de la chambre pour me voir. Elle m'avait attendu. Elle avait les yeux emplis de larmes. Pour moi, elle avait quitté sa mère, tout ce qui lui restait de famille. Pour moi, elle était partie de son pays natal qu'elle s'était pourtant promis de ne jamais quitter. Et peut-être, elle le regrettait. Alors elle m'a dit : «Il faut beaucoup aimer les hommes comme toi, mais pas trop, non, jamais trop. » Après, elle est partie, pour ne plus revenir.

Henri

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