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Une des nombreuses affiches réalisées pour célébrer en 2009 le centenaire de la Nouvelle Revue Française (NRF) © Gallimard et Fondation Bodmer.

Les Hypokhâgneux se sont essayés cette année à un exercice de lecture critique, en s'appuyant sur une anthologie de chroniques, L'Oeil de la NRF, dans laquelle ils devaient choisir un texte pour en rédiger le compte rendu, en étant particulièrement attentifs à la manière dont l'auteur cernait les enjeux de l'oeuvre commentée. Il s'agissait d'en saisir l'essentiel, en s'inspirant de l'exigence de lecture, qu'un tel travail suppose, mais aussi de l'exigence stylistique du critique, qui était le plus souvent un écrivain. Comme le rappelle Jean Schlumberger, en 1909, dans le n° 1 de La Nouvelle Revue Française (p. 11), cette expérience de la lecture nécessite deux dispositions fondamentales : l'admiration et l'intelligence.

(Sur la nature de cet exercice et sur «l'esprit NRF», on peut consulter, sur ce blogue, les billets suivants : 10 mars et 18 avril 2013 ; 30 décembre 2014. En 2013, le compte rendu portait sur une oeuvre choisie dans la bibliographie donnée en début d'année. Et il devait s'inspirer de l'intelligence critique des chroniques de la NRF, à travers l'exemple d'André Malraux).


Voici deux comptes rendus, choisis parmi les meilleurs, dont les auteurs sont Sarah et Thibaut :

Lolita, de Vladimir Nabokov

(par Dominique Aury)

« La littérature n'est pas un scandale, c'est un chef-d’œuvre »

Lolita a été publié à Paris en août 1955, en langue anglaise. Dominique Aury rédige sa critique en mai 1959, soit quatre ans plus tard. La première phrase de sa critique fait un retour sur la publication de l’œuvre et adopte un ton quasi prophétique : « un roman qui allait devenir célèbre : Lolita ».

En quelques mots, notre auteur rappelle qui est Vladimir Nabokov : un écrivain américain d'origine russe, dont la notoriété, en 1955, est déjà bien établie. Dominique Aury souligne le paradoxe qui règne chez cet auteur : « On dit qu'il y avait en lui Voltaire en lutte avec Dostoïevski».

Toutefois, malgré sa notoriété, Vladimir Nabokov rencontre de nombreuses difficultés à publier Lolita. En effet, le roman est jugé trop scandaleux. En faisant référence à différents titres d'ouvrages qui ont eux aussi rencontré des difficultés de publication, tels l' Ulysse de James Joyce, ou encore Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne, de Henry Miller, Dominique Aury semble ancrer Lolita dans une longue tradition d'ouvrages certes scandaleux, mais qui sont avant tout des chefs-d’œuvre.

Dominique Aury revient donc minutieusement sur toutes ces difficultés de publication, afin de montrer en quoi elles ont contribué à enfermer l’œuvre dans une spirale sans fin de scandale. En France, le seul recours possible pour la publication de Lolita était de passer par The Olympia Press. Or, cela n'a fait que renforcer l'aspect scandaleux du roman, qui a dès lors été assimilé à un texte érotique. Parallèlement à la rigidité des Anglais, qui saisissent tous les exemplaires de Lolita qu'ils peuvent trouver, les Américains accueillent plus favorablement le roman de Nabokov, qui est d’emblée considéré comme un chef-d’œuvre.

Dominique Aury pose alors une question fondamentale, qui reviendra tout au long de sa critique : un chef-d’œuvre peut-il ou non être scandaleux ? En tout cas, aux «U.S.A.», malgré quelques critiques, l'enthousiasme l'emporte. Cet enthousiasme est tout particulièrement souligné par Dominique Aury à travers l'exemple des mères qui ne rêvent que de faire de leurs petites filles la nouvelle Lolita d'Hollywood. Cet exemple en lui-même scandaleux contribue à renforcer le propos de l'auteur : l'art surpasse toute forme de scandale. Tous ces démêlés aboutissent enfin à la parution française en août 1955, malgré une résistance toujours bien présente en Angleterre. L'auteur ne manque pas de souligner, avec un ton ironique et quelque peu acerbe, cette réticence des Anglais en évoquant le «dernier bastion de la respectabilité ». Mais pourquoi tant de réticences, « quelle est la question ? »

Cette question, fort intéressante, à laquelle Dominique Aury tâche de répondre dans sa critique, est la suivante : la littérature est-elle dangereuse ? Dans un premier temps, Dominique Aury affirme que « si la littérature est efficace, il semble qu'elle devrait aussi être dangereuse ». Mais si la littérature peut en effet être dangereuse, il reste à déterminer « quelle sorte de littérature peut être dangereuse ? ». Selon notre auteur, il est impératif de laisser de côté les érotiques et les policiers qui, même s'ils semblent a priori les plus dangereux, ne sont en réalité que ce qu'on pourrait appeler une « littérature de défoulement », car ils permettent d'assouvir, sans danger, «les instincts secrets de luxure et de meurtre des plus paisibles citoyens ». Le ton ironique de l'auteur se note encore ici à travers les différents exemples utilisés, qui reflètent bien l'absurdité de la situation : « Ce n'est pas pour avoir lu Sade que Jack l’Éventreur massacrait les prostituées de Londres ».

Après avoir exclu ces deux genres de la littérature, Dominique Aury tâche de donner une définition de cette dernière, et du roman plus particulièrement : « Le roman est le miroir qu'un magicien promène à travers le monde ; la vie s'y reflète, la sienne, celles des autres, celle de chacun ». Mais cette définition amène un autre problème : quelle frontière sépare le miroir du modèle ? On se reconnaît généralement au personnage qu'on observe, mais si l'on ne s'y reconnaît pas, on pourrait avoir envie de lui ressembler, et c'est là que naît le scandale. Parce qu'il a osé montrer au grand jour des conduites communément jugées indignes, alors même qu'il condamnerait ces conduites, l'écrivain est voué à être rejeté par la société et ses bonnes mœurs. L'auteur prend différents exemples, notamment les Liaisons dangereuses, de Laclos. Elle dit très ironiquement à propos de Mme de Merteuil, en empruntant la voix de ses détracteurs : « Nous ne laisserons pas nos femmes et nos filles fréquenter une créature aussi perverse, aussi perdue, disent les maris et les pères, et les préfets de police ». Ici, la polysyndète souligne bien le ton ironique de l'auteur. Son ironie se renforce d'ailleurs avec l'emploi d'un contre-exemple, à propos de Marx : « Il aurait mieux valu se méfier, dix ans plus tôt, d'un inconnu nommé Marx, qui venait d'écrire le Manifeste du Parti communiste ». Ainsi, Dominique Aury reproche à la société de se scandaliser à propos de chefs-d’œuvre, alors même qu'elle accueille avec insouciance, voire dans une complète indifférence, les textes les plus scandaleux, ou du moins ceux qui auront un véritable impact sur elle.

Après cette réflexion sur l’œuvre littéraire, Dominique Aury revient à Lolita et tente d'analyser ce qui constitue le scandale. Elle relève deux composantes de ce-dernier. La première, « c'est qu'une chose estimée choquante, ou honteuse, existe », et la deuxième, « c'est qu'on en parle ». Pourtant, notre auteur défend vivement l’œuvre de Vladimir Nabokov. Tout d'abord, elle évoque de nouveau la réaction de l'Angleterre face à la publication de Lolita et tente de comprendre celle-ci. Pour elle, les Anglais ont confondu expression et autorisation. L'argument de Philip Toynbee (si un seul cas existe, il faut interdire le livre) apparaît ici clairement comme excessif. De nouveau, à l'esprit étriqué de la société anglaise s'oppose la libéralité américaine. Dominique Aury va jusqu'à renverser les rôles : « il existe des petites filles plus dangereuses que des vamps ». Second argument en faveur de Lolita : notre auteur rappelle que tout au long de son œuvre, Vladimir Nabokov ne cesse de condamner la conduite du séducteur de Lolita. Enfin, elle rappelle la beauté du style de Nabokov, qui se garde bien de toute indécence.

Mais à côté de tous ces arguments plus ou moins «rationnels», Dominique Aury évoque le véritable enchantement (dans le sens étymologique qu' a le mot carmen donc) que suscite Lolita. Après un bref résumé de l’œuvre, l'auteur met en lumière cet enchantement suscité par l'intensité et la vérité de l'amour dépeint par le séducteur lui-même : « Seule rayonne la vérité de cet amour ». Cet enchantement naît d'ailleurs probablement d'une véritable communion entre Nabokov et son pays d'accueil, l'Amérique : l'Amérique a fourni un cadre tout nouveau à Nabokov, et en échange Nabokov « a donné à la beauté de l'Amérique un langage ». Ainsi, la maîtrise et la beauté du langage élèvent le fait divers, le scandale brut, au rang de chef-d’œuvre. L'histoire d'amour, c'est donc aussi celle de Nabokov avec la langue anglaise. Toutefois, comme le souligne Dominique Aury, l'histoire est appelée à revêtir d'autres parures, c'est-à-dire à être traduite dans d'autres langues. Cette « métamorphose » apparaît dès lors comme un trait caractéristique de toutes les grandes œuvres.

La question du scandale qui marque la critique de Dominique Aury se résout dans les dernières lignes : l’œuvre et l'enchantement qu'elle génère anéantissent le scandale : « A la vérité, il n'y a jamais à la fois littérature et malheur, littérature et scandale ». Ainsi, l'auteur sépare vivement la littérature du scandale : le scandale est omniprésent, et ce depuis la nuit des temps (l'auteur fait notamment référence à un fait divers de la même année : l'affaire des Ballets Roses). Au contraire la littérature est le résultat d'un miracle. Par conséquent, Lolita est, et ne peut-être, qu'un chef-d’œuvre de la littérature.

Sarah D.


Le Procès, F. Kafka, 1925.

Critique de Denis de Rougemont, datant du 1er mai 1934.

Franz Kafka naît en 1883 dans une famille composée d’un père négociant, sévère et rude, d’un côté, et d’une mère plus douce, davantage tournée vers les questions littéraires et intellectuelles. Kafka fréquente très tôt des cercles littéraires et en 1906, il obtient son doctorat en droit. Il entre alors à l’Office d’assurances contre les accidents du travail, où il restera jusqu’à sa mort en 1924. De ce fait, Kafka connaissait très bien le milieu juridique et la misère du peuple. Le Procès est donc le fruit d’une réflexion constante sur le sens, le fonctionnement et surtout les failles d’une justice décadente.

Denis de Rougemont (1905 - 1985) fut pendant vingt ans le contemporain de Kafka. Il s’intéresse aux lettres et, après avoir suivi des cours en psychologie et en linguistique, il obtient une licence ès lettres. Il s’installe en France et s’établit dans plusieurs cercles littéraires. Il collabore, notamment, à la Nouvelle Revue Française, dans laquelle il publie en 1932 un «Cahier de revendications de la jeunesse française». Deux ans plus tard, il écrit sa critique du Procès de Kafka, paru en 1925, à titre posthume.

Pour reprendre en somme les mots de Denis de Rougemont, on peut décrire l’œuvre ainsi : Le Procès est l’histoire d’un homme, K., qui se réveille un jour avec deux hommes à sa porte. Ils ont reçu l’ordre de l’arrêter, mais personne ne sait véritablement le crime qu’il a commis. Aussitôt, K. est remis en liberté tandis qu’un procès est engagé. Tout le roman montre alors les tentatives, de plus en plus désespérées, du personnage pour faire avancer un procès qui n’aura finalement jamais lieu. Pour ce faire, il doit faire face à un système judiciaire que Rougemont qualifie d’ «insaisissable, infiniment pédant, corrompu et capricieux». En effet, K. ne trouve jamais de véritable allié dans cette lutte, dont il ne comprend même pas le sens. Le trajet du personnage nous fait éprouver un profond dégoût pour cet environnement alentour qui semble le condamner sans raison, de même que le personnage de K., assez complexe dans son caractère, devient vite l’objet de notre pitié. Quoi qu’il fasse, il ne peut pas fuir ce poids omniprésent qu’est son procès. Même les avocats, théoriquement censés l’aider, comme Me Huld, sont en fait inutiles, et tout avance si lentement que l’on désespère d’arriver à un résultat. Bien que omniprésente, la justice semble totalement désorganisée et incapable de procéder à quoi que ce soit. Comme le dit Rougemont, ses bureaux sont parfois dans «des greniers», ce qui est assez comique. Pour finir, K. meurt pitoyablement, d’un couteau dans le cœur, et de manière inattendue pour le lecteur, sans même s’opposer, ayant perdu tout espoir de réussite dans son procès qui s’avère en fait être une condamnation pour sa vie entière.

Une certaine forme d’obscurantisme et d’étroitesse règne dans le roman, car le héros est constamment menacé par le fait de perdre son procès, tandis que le monde entier semble vouloir l’empêcher de le gagner. Tout ne fonctionne que par on-dit et par rumeurs : «on dit que votre procès va mal» ou encore «j’étais avec un collègue ce matin, qui me parlait de votre procès…». Ainsi, tout bouge et rien n’avance. Pour Rougemont, «il est difficile d’imaginer un livre plus profond. On a même l’impression, en le lisant, de lire pour la première fois un livre absolument profond». Cela vient probablement de ce que le roman est construit de manière à mettre en évidence des vérités de manière plutôt explicite. On nous dit que Kafka «se borne à décrire les apparences avec une minutie qui suffit à dénoncer leur absurdité réelle». En effet, on peut affirmer que Le Procès possède une dimension descriptive majeure, qui vise à décrire les travers de la justice, et on peut souligner que cette description passe en grande partie par des dialogues. K. rencontre de multiples personnages qui lui apportent tous un avis nouveau sur son cas. Son oncle puis son avocat lui conseillent d’attendre et de laisser faire la justice, tandis que d’autres comme le négociant, M. Block, lui font véritablement comprendre que tout est perdu d’avance alors que le prêtre du dernier chapitre amorce l’idée que K. est peut-être vraiment coupable. On voit bien que K. est un homme qui ne se livre pas à des jugements explicites sur ce qu’on lui décrit, au contraire : il apprend à connaître sous tous ses angles ce système judiciaire qui le condamne. Rougemont l’explique très bien en disant : «C’est ainsi une suspension du jugement qui est tout le drame du Procès. Constatation de la réalité telle qu’elle est, et en même temps, au moment où la révolte point, constatation de la vanité absolue de toute appréciation, de toute prise de parti, - de tout acte. C’est ce qu’on pourrait appeler la vision métaphysique».

Rougemont souligne donc la dimension «métaphysique» du roman de Kafka. On y trouve en effet des réflexions aussi bien philosophiques que religieuses, toutes centrées sur le thème de «l’Angoisse». Du point de vue philosophique, on peut retrouver dans Le Procès la naissance de l’existentialisme, car K. est accusé sans savoir pourquoi et sans savoir où cela va le mener. Ainsi, il se retrouve en liberté mais constamment oppressé : c’est l’idée de l’existentialisme, qui nous «condamne à être libre». Par extension, cette liberté met en avant la responsabilité du sujet, qui se construit finalement à partir de ses actions. On retrouve dans Le Procès de nombreuses maximes témoignant de cette idée, telles que : «On veut exclure la défense, autant que faire se peut ; tout doit reposer sur l’accusé» (chapitre 7) ou «il vaut souvent mieux être dans les chaînes que d’être libre» (chapitre 8). En fait, l’individu ne peut pas se défaire de ce fardeau qu’est sa liberté, tout comme K. ne peut pas se défaire de ce fardeau oppressant qu’est son procès : K., tout comme chaque individu, est en permanence jugé (par un procès ou par toute autre instance morale) non pour ce qu’il a fait, mais plutôt pour ce qu’il fait.

Par extension, ce souci permanent amène à une réflexion sur la religion et les tentatives de l’Homme pour oublier ce poids, qu’est sa liberté : «est-ce par hasard si la théologie chrétienne rend compte de presque toutes les situations de ce livre ?» nous dit Rougemont. Dans ce roman, K. est livré seul face à tout un système judiciaire complexe et intransigeant, qui représente en fait le vie de l’Homme «livré seul face à un Dieu (un juge, ici) qu’il ne connaît pas, parce qu’il ne connaît pas le Christ». Lorsque Rougemont nous dit que les avocats «parlent comme des prêtres», il a en effet raison, car ces avocats, et notamment Me Huld, s’expriment en maximes, traitant du système qu’ils servent. On nous présente les avocats comme les seuls capables de nous mener vers la phase finale du procès, tout comme on nous présente les prêtres comme les seuls capables de nous mener à la connaissance du Christ, c’est-à-dire de nous-même : «ainsi, la foi au Christ est la seule possibilité qui soit donnée à l’homme de marcher, d’échapper à 'l’arrêt' ; mais c’est aussi par cette foi, et parce qu’elle nous permet de faire un pas et 'd’en sortir' que nous connaissons notre état, que nous mesurons le réel, et que nous pouvons l’avouer».

Ces deux réflexions sur la liberté de l’Homme et sur sa foi convergent dans le livre pour mettre en avant l’absurdité de notre existence. Ce n’est pas par hasard si le chapitre «Fin» est précédé du chapitre «Dans la Cathédrale». Dans ce dernier, K. est mis face à sa condition par un prêtre, comme dans le processus que nous décrit Rougemont. Il apprend donc à se connaître. Mais il apprend aussi et surtout que rien ne pourra le délivrer de sa liberté : il peut avouer le réel. C’est pourquoi, dans le chapitre suivant, K. ne tente même pas de résister à son assassinat, qui est autant une mort physique qu’une mort psychologique ou morale.

Ce roman permet ainsi de se rendre compte de l’absurdité réelle des choses qui nous entourent, et de nous-même. C’est en fait un roman profondément pessimiste, car toutes les actions du personnage sont vaines. Le Procès de Kafka est donc bel et bien, comme le dit Rougemont, «un livre absolument profond».

Thibaut M.


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