L'oeil de la NRF

(Avec l'autorisation des éditions Gallimard)

Voici un nouvel exercice d’écriture proposé aux Hypokhâgneux.

Il s’agit d’écrire un compte rendu de lecture – le corpus des œuvres à lire cette année donne des titres possibles – en prenant pour modèle – il faudrait dire aussi pour guide – la chronique que Malraux rédigea en 1928 sur l’œuvre d’Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux, roman extraordinaire soit dit en passant… Le texte figure après ces lignes. Il est extrait d’une anthologie de chroniques littéraires ( L'Oeil de la NRF, Folio / Gallimard, 2009) qui ont paru dans la prestigieuse revue NRF (La Nouvelle Revue Française), fondée notamment par André Gide en 1908. On peut trouver cette revue encore aujourd’hui dans les bonnes librairies. Le numéro 603 du mois de mars 2013 est d’ailleurs consacré à Marcel Proust.

Le but à atteindre - avec cet exercice, qui devrait devenir une pratique régulière - est ambitieux mais essentiel : en imitant le style d’auteurs qui ont le souci de la langue et la mémoire de la littérature, l’Hypokhâgneux acquiert savoir et savoir-faire de maîtres expérimentés en la matière, c’est-à-dire qu’il apprend par là à lire et à écrire : lire les oeuvres littéraires et écrire la lecture de ces oeuvres - pour rependre une expression de Roland Barthes - avec précision, efficacité et élégance ! Cette forme d’ « innutrition » chère aux poètes de la Pléiade est donc bien une imitation qui doit être considérée comme une activité intellectuelle fondamentale et non pas comme un asservissement. Loin de rendre l’élève servile (les métaphores du moule et du formatage ne manqueront pas de pleuvoir en guise d’objections…), elle lui apprend que la pensée se conquiert par l’étude et l'assimilation des oeuvres d’autrui, et que l’originalité est un vain mot, si c’est croire que l’on « invente » tout seul.

Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), l’anthropologue René Girard rappelle que « Si les hommes, tout à coup, cessaient d’imiter, toutes les formes culturelles s’évanouiraient. » Et d’ajouter que l’école a sans doute oublié le bien-fondé de cette observation capitale, à la suite d’une méprise sur le sens de ce comportement principiel et ses possibles conséquences politiques et sociales (Editions du Livre de Poche, coll. "Biblio", p. 14-17) .

Nous examinerons en classe par quels moyens, par quelles techniques il est possible d'asseoir une telle pratique : l'étude du "style" de l'auteur est évidemment utile, et même nécessaire. Mais il ne faut pas se cacher derrière de piètres recettes. Seule la fréquentation intime et régulière de la littérature permettra cette appropriation nourricière, car on ne peut pas faire l'économie de la culture . Par conséquent, et pour reprendre les mots de Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue françoyse (1549), il est urgent dès maintenant de "lire et relire premièrement" et de "feuilleter de main nocturne et journelle" les oeuvres qu'un Moderne aussi suggestif qu'Italo Calvino a pu appeler des Classiques (cf. son livre intitulé Pourquoi lire les classiques)...

Laissons le dernier mot au poète Paul Valéry, dont le paradoxe - avec sa condition digestive - est à méditer :

« Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. » Paul Valéry, « Choses tues », dans Tel quel, 1941 (mais « Choses tues » a d’abord paru séparément en 1930).


1er décembre 1928

ANDRÉ MALRAUX

Battling le ténébreux d’Alexandre Vialatte

Voici un livre où l’on rencontre le merveilleux ; on sait combien ils sont rares en France. Ce merveilleux n’est pas toujours pur, et un fantastique rhénan dont la source se devine l’alourdit parfois ; mais, à cette lecture, j’ai trouvé, à plusieurs reprises, le même ordre de plaisir qu’à celle de Nerval. Laissons l’intrigue sans importance - ce titre « sportif » suffira à créer un malentendu- au moyen de laquelle s’expriment, non des personnages, non des hommes, mais des êtres réduits à cet état de mythes distincts que nous propose le début de l’adolescence. Le Principal, Rétine, Battling, Manuel, ont sans doute une vie humaine dont les échos nous parviennent parfois (c’est l’être social que le souvenir et la rêverie ont détruit ici ; les sentiments individuels : l’amour, l’amitié surtout, gardent leur force) ; mais tous ces personnages ont d’abord une vie légendaire. Par leur seule existence, ils se réduisent, dès qu’ils entrent dans le monde de l’auteur, à un état poétique dont les deux pôles sont ceux qu’exprimèrent jadis la féerie et la comédie italienne. D’où, de quoi, naissent donc ces personnages d’une féerie moderne ? De ne pas avoir de but. La puissance créatrice des collégiens - la lampe de Manuel ne ressemble pas à Ubu par hasard- semble tenir à ce qu’un être imaginaire qui vit sans attaches satisfait toujours, chez ceux qui le créent, le besoin particulier de libération. Le collège paraît absurde au collégien, qui voit ce qu’il a d’arbitraire, qui devine combien il est différent des maisons où agissent les hommes. Il est un cadre ; et tous les rêves des collégiens tendent d’abord à une poésie capable de détruire ce cadre, puis tous les autres. On peut prêter à Fantasio toutes les métamorphoses d’une nuit de Walpurgis, non une profession, non une obsession, sinon celle de son rêve et de sa liberté. « Qu’est la vie d’un adolescent qui veut vivre, hors de ce que les hommes ont de commun et de leurs passions, dans un univers particulier ? Comment cet univers et la passion se heurteront-ils ? » Battling le Ténébreux est une réponse à cette double question. Chacun de ses personnages s’est réfugié dans le rêve qui l’habite, a substitué son ordre à celui des hommes ; mais l’art de l’auteur consiste à supprimer le mouvement qui mène le personnage du réel au rêve, à le peindre comme si les rapports qui naissent du réel pouvaient s’établir à l’intérieur de son rêve.

Il n’existe pas de critique, à proprement parler, d’un livre conçu dans cet esprit. Pourquoi dire à l’auteur que je regrette qu’Erna soit Allemande, et que la caricature de Manuel soit dans le style de Georg Grosz ? Tout cela est peut-être nécessaire à sa rêverie. Il s’agit seulement de savoir si cette rêverie peut s’imposer, s’il existera un monde de M. Vialatte comme il en existe un d’Alain-Fournier, un d’Hoffmann, un de Mac Orlan. Et la rue des Merveilles qui obsède l’adolescent, cette rue où des marchands turcs vendent des objets singuliers sous les lanternes vénitiennes, le cabaret « Mexico » où règne le sachem, la cour où Battling se réfugie entre les poubelles des rêves et sa méchanceté, le vieillard au melon gris, les sculptures de Manuel, tous les éléments de la folie lyrique de l’adolescence nous montrent le chemin d’un Pays de l’Oisiveté dont la description, si M. Vialatte l’entreprend quelque jour, agrandira précieusement le domaine, non du rêve, mais de la rêverie française.

Extrait de L’œil de la NRFCent livres pour un siècle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, pp. 67-69.

La suite, en cours...