Patrick DANDREY © Sipa

Source : France Inter.

9e édition des RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY

Conférence de Patrick Dandrey sur les Fables de La Fontaine, prévue MARDI 23 NOVEMBRE 2021, à 14 heures, salles Saint-Nicolas, 3 rue Jeanne d'Arc, à Compiègne.

INFORMATION DU 15/11/2021 : pour des raisons sanitaires et sécuritaires (covid +vigipirate), la conférence aura exceptionnellement lieu au lycée Pierre d'Ailly, en salle Imago Mundi.

Thème de cette nouvelle conférence :

« LA FONTAINE FABULISTE OU LES NOCES DE MORALE ET POÉSIE»

Patrick Dandrey est professeur émérite de littérature française du XVIIe siècle à la faculté des Lettres de la Sorbonne («Sorbonne-Université»). Membre de la Société Royale du Canada (Académie des Arts, Lettres et Sciences humaines), membre correspondant de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, il préside la Société des Amis de Jean de La Fontaine. Spécialiste de la littérature et de la culture du XVIIe siècle français, Molière et La Fontaine notamment, et de l’ancienne médecine de l’âme, en particulier l’imaginaire de la mélancolie, il leur a consacré une vingtaine d’ouvrages, autant d’éditions critiques et travaux éditoriaux, et un peu moins de deux cents études et articles .

L’objectif de cette nouvelle conférence sera de s’interroger, avec Patrick Dandrey, sur le sens de l’apologue et de sa poétique dans ses rapports avec la morale classique. Nous lirons avec attention les deux recueils des Fables de La Fontaine, selon le parcours indiqué sur le programme de travail remis aux Hypokhâgneux. Du genre à la fois argumentatif et narratif décrit par Aristote dans sa Rhétorique (II, 20), où il cite déjà Ésope comme auteur de référence et du vaste corpus ésopique, constamment enrichi et adapté par des érudits et des pédagogues, jusqu’au XVIIe siècle, que reste-t-il dans l’œuvre de notre fabuliste ? Sorte d’«exemple» inventé (par opposition aux « faits passés »), la fable (logos) – comme la parabole socratique -fait partie, selon Aristote, des nombreux moyens de persuasion dont peut user un orateur dans le domaine des «preuves communes », et convient « aux discours qui s’adressent au peuple » (Rhétorique, « Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », p. 805-806). Genre sérieux d’abord destiné aux adultes, sa propension à étayer un enseignement moral a tout naturellement intéressé les rhéteurs et les pédagogues, qui ont très tôt utilisé les collections anonymes de fables dites « ésopiques » (nous verrons en cours ce qu’il faut penser d’Ésope en tant qu’auteur des fables qui lui sont associées) comme supports d’exercices préparatoires pour la formation scolaire et plus précisément rhétorique des enfants et des adolescents : c’est ce que montrent dès le Ier siècle de notre ère l’Institution oratoire du pédagogue romain Quintilien et les Progymnasmata ( au sens d’ « exercices préparatoires ») du rhéteur alexandrin Aelius Théon. C’est que, dans l’apologue ésopique, le récit se double d’une moralité qui tire la leçon de l’histoire racontée. Le problème littéraire qui nous intéressera concerne l’articulation de la fiction et de son interprétation morale, en ce qu’elle noue subtilement l’esthétique et l’éthique à l’œuvre dans tout texte littéraire. Loin d’opposer l’une à l’autre, nous verrons au contraire comment La Fontaine tire parti de la nécessité de plaire pour instruire (cf. « Le Pâtre et le Lion », VI, 1, vers 3-6), l’enseignement perdant ainsi le caractère apparemment univoque qu’il pouvait avoir chez Ésope. C’est que, tout en reprenant à son illustre prédécesseur les parties constitutives de la fable (le récit, ou « le corps », et la moralité, ou « l’âme », selon La Fontaine, dans sa «Préface »), il « métamorphose » (mot de Patrick Dandrey) le genre en en complexifiant et la forme et la portée. La Fontaine exploite en effet la capacité de l’apologue ésopique à dire sans dire tout en disant, comme Aristote le montre déjà dans les exemples qu’il donne de l’usage de la fable… A partir de ces récits symboliques qui contiennent des hommes déguisés en animaux, notre auteur fabrique une œuvre dont il affirme, toujours dans sa « Préface », que ses parties « ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances. Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. » (p. 41 de l’édition du Livre de Poche, dont l’éditeur est Jean-Charles Darmon).

Ces propos très suggestifs nous aideront à problématiser notre lecture des Fables : 1) en réfléchissant à la fonction de la moralité : ce qu’elle dit ne se fige plus seulement dans la rigidité d’une formule gnomique. Très souvent, elle se déduit du récit ou est incluse dans une sorte de préambule qui semble ne pas tout dire, comme c’est le cas dans « Le Fou qui vend la sagesse » (IX, 8). La moralité est aussi enjouée ou légère, jamais frivole, elle peut formuler un pessimisme que l’on serait tenté de rapprocher de Port-Royal. Dans « L’Araignée et l’Hirondelle» (X, 6), la pseudo-moralité ne présente aucune injonction morale, aucune prescription éthique mais se fonde sur un constat : le monde est fait de puissants et de faibles, et le Ciel semble approuver cette inégalité. D’ailleurs, de quelle « morale » procède-t-elle, cette moralité retravaillée par La Fontaine ? Quelle part accorder à ce que Nietzsche appelle la « moraline » , dans L’Antéchrist notamment (§2, où il l'oppose à la virtù, vertu - «dans le style de la Renaissance» - qui est force et énergie) : à savoir le prêt-à-penser moral (expression de Jean-Charles Darmon) - la bien-pensance, dirait-on aujourd'hui -, qui est à l’éthique ce que la langue est à la parole : une réalité externe qui précède l’auteur, et avec laquelle ce dernier doit composer ? N’allons toutefois pas croire que tout ce qui se présente comme «moral» relève de la moraline. Comme le souligne Paul Bénichou dans ses Morales du Grand Siècle, la difficulté réside dans la nécessité de bien distinguer ce qui appartient à l’individuel et ce qui, en revanche, renvoie au social. Il reste que l’humanisme de La Fontaine, comme celui des Classiques, a renoncé aux abstractions de la scolastique pour privilégier « l’expérience directe de la vie et de la société », selon Bénichou, qui définit « l’angle moral », sous lequel il veut aborder les œuvres du XVIIe siècle, « en tant qu’(elles) prétendent répondre aux problèmes de la vie et de la conduite humaine. » La Fontaine sera ainsi approché comme un «moraliste », selon la définition qu’en donne Louis Van Delft dans ses travaux (notamment Le Moraliste classique : essai de définition et de typologie, Droz, 1982), c’est-à-dire un observateur critique plus qu’un moralisateur ; 2) en cernant précisément le problème littéraire qui découle du précédent : dans quelle mesure peut-on vraiment parler de critique sociale et politique chez La Fontaine ? Comment dépasse-t-il le plan strictement «moral » pour s’attacher à une réflexion concrète sur les réalités de son temps ? L’évolution du fabuliste est évidente, du premier au second recueil ( de 1668 à 1679), et sans doute plus frappante encore quand on regarde de près le livre XII, publié en 1694. Contrairement à La Bruyère, dont Les Caractères prennent acte de ce que Paul Hazard nomme «la crise de la conscience européenne », dans le livre du même titre (où l’affirmation du Bourgeois comme «nouveau modèle d’humanité » favorise progressivement une conscience de classe – Colbert succède à Fouquet…), La Fontaine appartient, lui, à la génération précédente, si bien que ses critiques de la société, déjà présentes dans le premier recueil, n’ont pas la même envergure ni la même portée que celles du second. C’est du moins l’hypothèse qui sera la nôtre, et que nous tenterons d’étayer à la lumière des travaux de Patrick Dandrey. Voilà qui nous permettra d’évaluer « l’engagement » (notion problématique à définir et à situer historiquement !) de La Fontaine, que Jean Giraudoux, dans ses Cinq tentations de La Fontaine (Grasset, 1938), associe aux Vauban, Fénelon et autres La Bruyère, qui auraient osé remettre en question « la description magnifique » que «toute la littérature du XVIIe siècle (aurait) donné du règne de Louis XIV» ; 3) en se demandant en quoi consistent les « autres connaissances » dispensées par l’apologue : Comment notre fabuliste s’approprie-t-il la transposition allégorique fondée sur la transposition du monde humain dans l’univers animal, à partir de la tradition ésopique ? Que nous apprend la fable des rapports que l’humain entretient avec l’animal ? D’un recueil à l’autre, cette question se complexifie : le « Discours à Madame de la Sablière » et celui adressé « A Monsieur le duc de La Rochefoucauld », tous deux auteurs de maximes et proches des milieux jansénistes, attestent que la fable n’est pas réductible à la satire mais s’impose comme une forme littéraire pensante voire philosophante… Quand La Fontaine discute la thèse cartésienne des animaux machines, ses preuves sont des fables où les bêtes ne sont plus des symboles mais des êtres à part entière, dont l’observation lui permet de redéfinir le rapport de l’homme à l’humanité. Sa philosophie de la vie provient de sa lecture des anciens épicuriens comme elle est aussi influencée par la pensée de Pierre Gassendi, grand adversaire de Descartes ; 4) en n'oubliant pas, enfin, comme l'affirme Georges Couton dans l'introduction de La Politique de La Fontaine (Les Belles Lettres, 1959) que «l'esprit général du XVIIe siècle est de trouver partout enseignement, symbole allégorie» et que, selon Patrick Dandrey, «il n' y a guère de grande poésie dont la signification ne soit lovée dans l'orbe de la forme» («Moralité», dans la revue Littératures classiques, supplément 1992). Comment comprendre la poésie des fables de La Fontaine ? Une fable qui devient poème reste-t-elle toujours un apologue ? La figure, l'art de l'emblème, auquel la fable lafontainienne est redevable, et le tour poétique ne sont pas de vains ornements ou des suppléments d'âme : ils sont la forme-sens de l'apologue.

Mais comme c'est le cas à chaque «Rencontre», nous interrogerons notre invité sur son parcours intellectuel, ses passions et, en l'occurrence, son travail de professeur entièrement consacré à la critique, que l'on a coutume de nommer «littérature secondaire». Son dernier ouvrage est consacré à Trois adolescents d’autrefois, Champion /Essais, 2021 (le beau titre de cet ouvrage est repris à un roman de François Mauriac). Il s’agit d’une étude qui s’intéresse au Rodrigue du Cid, à l’Agnès de L’École des femmes et à l’Hippolyte de Phèdre. Cette méditation sur l’adolescence de ces trois personnages célèbres, adolescence oubliée et délaissée par l’histoire littéraire, commence par une définition de la vieillesse qui prend l’allure d’un retour sur soi, à travers le prisme merveilleux de la fiction et de l’art des classiques. Elle nous autorisera, nous l'espérons, à demander à Patrick Dandrey quel «adolescent d'autrefois» il fut, comment l’amour de la littérature le saisit un jour au point de le décider à y consacrer sa vie. Il nous expliquera sans doute comment, du théâtre de Molière, dont il a minutieusement étudié les grandes pièces, il est passé à une réflexion plus générale sur la mélancolie à l’époque baroque, puis aux Fables de La Fontaine, dont il a savamment exploré la « poétique » dans un ouvrage aujourd'hui essentiel sur la question. Dans son Itinéraire d’un chercheur (texte disponible sur son site personnel), on peut lire cette confidence enthousiasmante : «La littérature, pour moi, c’est du concept qui danse, de la beauté qui pense.» Voilà une belle formule qui semble bien symboliser le regard critique de Patrick Dandrey. Ses travaux, qui en sont la parfaite illustration, ont judicieusement confirmé le célèbre jugement d'André Gide sur La Fontaine : «C’est un miracle de culture. Sage comme Montaigne ; sensible comme Mozart. » André Gide, Voyage au Congo, chapitre premier, Gallimard, Folio, 1995 (1927), p. 14. Il nous fera l'honneur de sa présence le 23 novembre prochain, et nous sommes d'ores et déjà impatients de l'écouter sur le thème de cette 9e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly ! Nous le remercions par avance d'accepter de nous faire profiter généreusement de sa curiosité intellectuelle, aussi fine qu'élégante, et de son immense érudition.

La démarche du cours :

Cette conférence est articulée au cours d’Histoire littéraire sur les Fables de La Fontaine, que les Hypokhâgneux auront lues dans l’édition citée ci-dessus (Ce cours du lundi fera écho au cours Genres / Notions du vendredi sur la Poésie). L’œuvre étant riche et complexe, un corpus précis et délimité dans les deux recueils leur a été proposé, afin de rendre plus simple et plus efficace la réflexion du cours, dont les linéaments viennent d’être exposés . Toujours dans son Itinéraire d’un chercheur, Patrick Dandrey précise que c’est «entre la spécificité poétique et l’anthropologie historique que se situe mon itinéraire, autrement dit au croisement de l’humain et du texte. » C’est très modestement que nous tâcherons d’imiter cette démarche, qui nous paraît depuis longtemps déjà être le meilleur rempart contre le séparatisme techniciste et l’émiettement des savoirs : le technicisme est la maladie scolaire du formalisme, la réduction du texte à ses procédés, ce qu'il faudrait pouvoir combattre, ne serait-ce que pour redonner goût à la littérature. L'étude des formes littéraires est tout à fait légitime - et même nécessaire -, mais elle n'a bien évidemment rien à voir avec la procédémania...

BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE DE PATRICK DANDREY

La Fabrique des Fables : essai sur la poétique de La Fontaine, éd. Klincksieck, 1991. Revue, corrigée et augmentée, sous le titre : La Fabrique des Fables. Suivi de Pour comprendre (enfin ?) La Cigale et la Fourmi. Klincksieck, 2010, « Librairie Klincksieck ».

Molière ou l’esthétique du ridicule. Klincksieck, 1992. « Librairie Klincksieck ». Revue, corrigée et augmentée. Klincksieck, 2002, « Librairie Klincksieck ».

Le «Cas» Argan. Molière et la maladie imaginaire. Klincksieck, « Bibliothèque d’Histoire du Théâtre », 1993. Refondue et augmentée : Klincksieck, « Jalons critiques», 2006.

Dom Juan ou la critique de la raison comique. Honoré Champion, 1993, « Bibliothèque de littérature moderne ». Corrigée et mise à jour, Honoré Champion, 2011, « Lumière classique ».

La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée. Gallimard, 1995, « Découvertes ». Réédition, 2008.

L‘Éloge paradoxal de Gorgias à Molière. Presses Universitaires de France, 1997, « Écriture ». Réédition Hermann, 2015, « Les Collections de la République des Lettres».

La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière. 1- Sganarelle et la médecine ou de la mélancolie érotique. 2- Molière et la maladie imaginaire ou de la mélancolie hypocondriaque. Klincksieck, 1998, « Bibliothèque française et romane ».

(...) La suite de cette bibliographie, à peine esquissée ici, est consultable sur le site personnel de Patrick Dandrey.


Astrée, une tragédie lyrique de Pascal Collasse, sur un livret de Jean de La Fontaine, 1691.

Extrait du prologue par l'Ensemble La Bellezza, direction artistique Solène Riot.

Dans ces lieux les dons de Flore

Font accourir les Zéphyrs,

Et les larmes de l'Aurore

Se joignent à leurs soupirs.

Les fleurs n'en sont que plus belles

Jouissez de leurs attraits :

Flore à leurs grâces nouvelles

Donne ici de nouveaux traits.

Toutes saisons n'ont pas ces richesses légères

Dont l'émail peint nos champs de diverses couleurs :

Bergers, venez cueillir les fleurs,

N'y venez point sans vos bergères ;

Jouissez des dons du printemps :

Tout finit, profitez du temps.