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Gravure de Ronget (1850) pour Adolphe : «Mort d'Ellénore». © BnF


ADOLPHE. ANECDOTE TROUVÉE DANS LES PAPIERS D’UN INCONNU

« Tourmenté d'une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi ; je ne voyais personne qui m'inspirât de l'amour, personne qui me parût susceptible d'en prendre ; j'interrogeais mon cœur et mes goûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m'agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré dans plusieurs occasions un caractère distingué. (…) Offerte à mes regards dans un moment où mon cœur avait besoin d'amour, ma vanité de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. »

Adolphe, édition Garnier Frères, 1955, p. 31-32 et 36.


« Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c'était un devoir sacré pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l'assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m'écouter. En même temps je craignais horriblement de l'affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne : je n'étais à mon aise que lorsqu'elle était contente de moi. Lorsqu'en insistant sur la nécessité de m'éloigner pour quelques instants, j'étais parvenu à la quitter, l'image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l'apaiser. Mais à mesure que je m'approchais de sa demeure, un sentiment d'humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres sentiments.»

Adolphe, édition Garnier Frères, 1955, p. 59-60.


« Dès qu'il existe un secret entre deux cœurs qui s'aiment, dès que l'un d'eux a pu se résoudre à cacher à l'autre une seule idée, le charme est rompu, le bonheur est détruit. L'emportement, l'injustice, la distraction même, se réparent ; mais la dissimulation jette dans l'amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux. Par une inconséquence bizarre, tandis que je repoussais avec l'indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m'étais soumis à ses volontés, mais j'avais pris en horreur l'empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. J'affichais les principes les plus durs ; et ce même homme qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était poursuivi dans l'absence par l'image de la souffrance qu'il avait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d'Ellénore ne détruisaient pas l'impression que produisaient des propos semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l'estimait pas. On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur. »

Adolphe, édition Garnier Frères, 1955, p. 73-74


« J'avais rejeté dans le vague la nécessité d'agir ; elle ne me poursuivait plus comme un spectre ; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au moins des souvenirs d'amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j'avais connu jusqu'alors. J'avais imploré le ciel pour qu'il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cet obstacle s'était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore comme sur un être que j'allais perdre. L'exigence, qui m'avait paru tant de fois insupportable, ne m'effrayait plus ; je m'en sentais affranchi d'avance. J'étais plus libre en lui cédant encore, et je n'éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sans cesse à tout déchirer. Il n'y avait plus en moi d'impatience : il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste. Ellénore s'aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible : elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j'avais évités ; je jouissais de ses expressions d'amour, naguère importunes, précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être les dernières. »

Adolphe, édition Garnier Frères, 1955, p. 130-131.


«Oui, monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez (…) ; je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S’il renferme une leçon instructive, c’est aux hommes que cette leçon s’adresse : il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner (…). La grande question dans la vie, c'est la douleur que l'on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a déchiré le cœur qui l'aimait.» (Réponse de l'Éditeur)

Adolphe, édition Garnier Frères, 1955, p. 149-150.






Le cinéaste Benoît Jacquot avait utilisé le deuxième mouvement du quintette pour piano en mi bémol majeur opus 44 de Schumann pour son adaptation du roman en 2002, avec la sublime Isabelle Adjani. Choix intéressant, que vous pourrez comparer avec le mien.


Pour nourrir la discussion sur le thème Littérature et Musique, reportez-vous au billet daté du 4 mai 2013. Une ébauche de réflexion y est proposée sur l'expérience des tonalités affectives dans l'œuvre littéraire , notamment à l'aide de la musique. J'avais demandé aux Hypokhâgneux de l'époque de rechercher un morceau de musique qu'ils auraient pu associer à un passage lyrique du Lys dans la vallée de Balzac...

Précisions :

1. Il ne convient pas d'écouter la musique pendant la lecture mais plutôt après, dans des moments propices à la méditation sur l'œuvre.

2. Il n'est pas question d'évacuer la réflexion au profit de l'émotion mais de mieux comprendre et saisir celle-ci pour provoquer celle-là :

«L’intelligence du cœur n’exclut pas celle de l’intellect, elle la convoque.»

Thomas Pavel, Comment écouter la littérature ?, éd. Collège de France / Fayard, 2006, pp. 38-39.