Michel Deguy, en février 1988. © LOUIS MONIER / GAMMA RAPHO.

Source : Le Monde (17 février 2022).


Un grand poète est mort le 16 février dernier : Michel Deguy (1930-2022). Le plus bel hommage que nous puissions lui rendre est de le lire, comme nous continuons de lire les oeuvres des poètes, longtemps après qu'ils ont disparu... André du Bouchet, Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, Michel Butor, Lorand Gaspar, Jude Stéfan, Philippe Jaccottet...

Avec Michel Deguy, le poème moderne - à partir du dialogue avec Baudelaire, notamment dans Spleen de Paris, éditions Galilée, 2001 - repose inlassablement cette lancinante question : Qu'est-ce que la poésie ? Elle est, à l’origine a-t-on pu dire, un chant sacré qui est inspiré par la divinité et s’adresse souvent à elle. Les poètes ne l’ont pas oublié et jusqu’au romantisme au moins (après la définition de la poésie se fait plus critique), même si la référence à Dieu ou aux dieux change d’un auteur à l’autre, le poème avoue être l’expression d’un désir de transcendance, d’une recherche de l’inconnu, de l’infini ou encore de l’Idéal qui suppose une élévation vers le sublime, loin du bruit et de la fureur de l’ « ici-bas » qui est, pour Mallarmé, « ignoble » et « a une odeur de cuisine » ((Lettre à Henri Cazalis du 3 juin 1863). Si Michel Deguy reprend l'héritage romantique, c'est pour le questionner, en espérant sortir de l'impasse théologique ou simplement religieuse : poète de l'indivision, de l'esperluette - PO&SIE (1) -, il n'oppose plus l'idéal au réel, l'éternel au quotidien. Toute sa poésie cherche à penser ce qui se joue poétiquement à travers l'expérience du langage, ce qui ne l'empêche pas de s'intéresser à des problèmes qui semblent la dépasser, comme le sublime, auquel il a consacré une étude, «Le Grand-Dire», dans un livre collectif intitulé...Du sublime, éditions Belin, 1988 (réflexion sur les rapports entre phusis - nature - et technè - art -, entre le sublime et l'artifice...) . La poésie, comme l'existence, est figurative, elle est «comme-une», scrute la ressemblance, la « comparution-comparaison » des êtres et des choses. Ainsi que l'écrit Alain Bonfand dans sa préface à Ouï Dire (éd. La Différence, coll. « Orphée », n° 136, p. 16) : « Ce ne sont pas les choses qui se figureraient dans les mots, mais au contraire, c’est le langage qui leur donne figure, qui littéralement les figure, qui donne tournure au chaos, qui le corsète en monde. » D'où la nécessaire méditation de Baudelaire, de Mallarmé, et au XXe siècle de Ponge, tous poètes d'une rhétorique profonde, si par ce dernier adjectif on vise le caractère métaphysique attaché à toute technique, selon Barthes ( Chateaubriand : « Vie de Rancé », dans Nouveaux essais critiques, Points / Essais, p. 112), qui reprend une idée de Sartre, à propos de la technique romanesque chez Faulkner (cf. Situations I). C'est dans ce noeud problématique que se rejoignent chez Michel Deguy poésie et philosophie, jumelage infini (comme pour le vers et la prose), sous les auspices de Kant - en développant de livre en livre une critique de La Raison poétique (éditions Galilée, 2000)-, Heidegger, Ricoeur et Derrida, pour n'en citer que quelques-uns. Cette pensée poétique originale, qui veut s'occuper du monde tel que nous le vivons, a aussi développé tout naturellement une réflexion sur l'écologie : «L'écologie, une "logie" (pensée, parole, dires) de l'"oïkos" (maison, habitation, terre des hommes), n'est pas facultative.» (Écologiques, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd'hui», 2012).

Nous aurons l'occasion d'évoquer en cours cette poésie exigeante et ambitieuse, en essayant de la situer dans le paysage littéraire contemporain, et en lisant et en commentant les extraits proposés dans ce billet. En attendant, on peut feuilleter les deux volumes dont la première de couverture est présentée ci-dessous : ce sont des anthologies de l'oeuvre de Michel Deguy. Les deux sont publiés chez Gallimard, dans la précieuse collection « Poésie / Gallimard » :

(1) Lire le texte, drôle et profond, «Po&Sie», dans Jumelages, éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1978, p. 55-65 :

Po et Sie depuis si longtemps indivis décident, après avoir célébré leurs noces de cendres de diamant, une séparation aux fins de ménager le divorce. (...).


Tombeau de Du Bellay, Gallimard, coll. « Le Chemin » , 1973, p. 187 et 205.

Parages

Mouvement de monde...

Et comment va la vie qui n'est pas éternelle ?

Il y eut la clarté Il y eut l'énigme

Puis ce fut

Il y eut l'énigme Il y eut la clarté

Être parut cela

Il y eut l'énigme il y eut la clarté

Puis fut la terre au centre de la table

Qui sinon ce sera la force des faibles ?

Leçons de ténèbres

Paroi la mort

Paroi la mort adamantine

Est de l'autre côté des murs

Ce mur impénétrable mais

Reculant sous les mains sans dureté

Qui longe tout ce que nous longeons

Elle esquive emmurante enrubannée

Verso qui sonorise nos défilés nos pierres

L'écho vient rebondir à son clos doucereux

L'au-delà est ici les pierres parlent

Doublure en murailles où nous télégraphions

Prisonniers qui s'entendent par ce qui les isole


Gisants, « L'Effacement », Gallimard, 1985, p. 61-63.

Dédicace

Je ne peux écrire ton nom. Les lois l'interdisent. Ayant écrit ton nom, je dirais que je ne le dirai jamais et ainsi le cèlerai-je. Tu es ma chresmologue. Il est écrit que s'accomplisse ton voeu que j'écrive un gisant.

Gisants

Affrontés. Palingenèse qui relie les os d'en bas et ceux d'en haut. Le haut s'alite, devient l'avant. La liaison reforme ce faisceau ; ce mobile arc-boutant. Comment franchir la deuxième enceinte, passée l'ivresse du premier ciel et de la description du réel où les seins glabres se mirent ? Tu sais que j'ai de plus en plus de mal à parler... Comment parler autrement, si l'unité innommable est ce qui tient, en s'en retirant, la demeure où nous met la répulsion universelle, l'hendiadyn divin du pluriel ?

Contenance

Le projet disposerait côte à côte aux quinconces des pages ces figures enlacées qui chiffrent les lettres restantes, et l'art de la poésie qui décontenance les poèmes.

(...)

L'esprit de poésie

toute figure est une figure de pensée...

Une figure est celle du dieu de poésie

Qui se glisse dans la forme de cette figure

En ressemblant à s'y méprendre à cet hôte qui l'accueille

Pour y féconder Alcmène la poésie

p. 125.


La Poésie n'est pas seule . Court traité de poétique, éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1987, p. 19-20 et 42-43.

La poésie est l’expérience d’un questionnement. Il n’y a pas d’une part une vie plus ou moins triviale et «simple aux travaux ennuyeux et faciles », quotidienneté humaine à embûches ou apories en «parcours jusqu’à ce que mort s’en suive, et de l’autre, une disposition inquiète qui transforme ces assurances en paraboles, les perceptions en figures énigmatiques, et relance les questions pour jouer vainement. La poésie ouvre l’existence à son être-en-question(s) — sans réponses. Qu’est-ce qu’être ici, comment y être, «vraiment ». La passion et la puissance figurative de la poésie portent à l’éclairement de questions l’aimer, le douloir, l’œuvrer, le désirer, le donner, le perdre... Elle met en relation les choses entre elles, et les arts entre eux. Sa vigilance sur les manières d’être s’appartient en une langue et en ses langages — en une poétique.

Y a-t-il du fait poétique ?

La lecture d’un texte poétique serait impossible si nous ne connaissions ni ne pouvions correspondre en quelque manière aux questions auxquelles ce poème répond — dans la  perspective où, selon Michel Meyer en sa remarquable « problématologie » : « Ce qui est est réponse à une question qui disparaît dans l’apparition de cela qui était en question et qui est devenu réponse, réponse “déproblématologisée” qui ne laisse présent que son objet.» (1)

Quelle est la question jacente à un poème, que nul lecteur n’attendait et pour cause ? De quoi est-il question avec les choses de la poésie sinon de la question à quoi ça ressemble ; et je ne dis pas que cette question intéresse la seule poésie — art de disjoindre et de conjoindre des syntagmes pour ajointer des choses en choses-de-choses ou images — mais la Dichtung en général, ou art. La question se fibrille ainsi :  — C’est comment — un « paysan-ensoleillé » ; une « fontaine-romaine » ; l’enfer... ? C’est comme ça... A quoi ça ressemble, la poésie ? Ça peut ressembler à ça : un poème enveloppe l’inquiétude de son rapport avec la poésie, cet étrange « tout » qui est partie à ce poème-ci. Un poème a du contenu pour autant qu’il a de la contenance, et sa contenance, autrement dit sa forme, est d’une « capacité » déterminée par la poésie qui la décontenance, par le passage de la poésie qui n’est pas « contenue» dans ce poème (telle est, par exemple, la plainte que fait entendre chaque Regret de Du Bellay en même temps que son « thème » local).

(1) Michel Meyer, De la problématologie, Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1986.


Le Monde, 27 octobre 2016

Michel Deguy : « Un poème est aussi, d’une certaine manière, une histoire de la poésie » (extrait)

Créateur de la revue « Po & sie », éditeur, Michel Deguy est philosophe et poète.

Michel Deguy, de qui ou de quoi vous sentez-vous l’héritier ?

L’héritier d’une tradition, d’une transmission qui fait voisiner depuis 2500 ans ce qu’on appelle philosophie et poésie. Dans ma vie, j’ai toujours été lecteur et enseignant de philosophie, écrivain et lecteur de poésie. Je me situe dans cette médiation entre les deux que j’appelle la poétique.

Ecrire, c’est transmettre, sans doute. Mais quoi et à qui ?

C’est espérer transmettre un attachement à ce monde que l’on va appeler le terrestre. Mais c’est aussi un attachement à la langue, à la beauté de la langue. Un « faire-voir » par le dire. C’est un attachement double, jumeau, croisé, duel. Le ­titre de Francis Ponge est magnifique : ce « parti pris des choses » qui dépend du «compte tenu des mots ». Il ne s’agit pas d’une duplicité, mais d’une dualité fondamentale. Un attachement au terrestre, à ce que les philosophes appellent l’ouverture au monde, c’est-à-dire aux choses du monde. Je dis volontiers : autant de choses, au pluriel, autant de monde, au singulier.

Cette mise en présence du monde ne se produit-elle pas aujourd’hui sans obstacle ?

La chose est en effet menacée par son devenir image, ce qui est une affaire sans précédent. J’observe qu’on ne dit presque plus, dans le propos courant ou médiatique, « l’islam » mais « l’image de l’islam », ni « l’autorité » mais « l’image de l’autorité ». C’est ce que j’appelle le devenir image des choses, ou leur « screenisation », c’est-à-dire ce qui se passe à l’écran, sous l’injonction du vivre en direct.

L’image ne nous rapporterait désormais du monde que des choses dégradées ou lacunaires ?

Je pense surtout que l’image, il faut la faire parler. Autrement dit, on lui fait dire n’importe quoi. Elle représente un danger dans la mesure où on ne parle plus aujourd’hui directement des choses. Cette altération de la chose dans l’image est le champ d’une inquiétude que je place volontiers dans la descendance de Baudelaire et de sa méfiance à l’égard de la photographie, par exemple.

Dans vos livres de poésie et de philosophie, les mots de « relique », « perte », « rebut » reviennent souvent. Face à une ruine, quelque chose du passé ne revient à nous que d’une manière incomplète. Hériter, est-ce recevoir quelque chose qu’il faut compléter ?

Pas compléter, mais transformer, oui. Que reste-t-il aujourd’hui ? C’est une question cruciale. Il y avait autrefois cette boutade devenue obsolète : la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Aujourd’hui, l’injonction serait plutôt : gardons tout ; non plus « Du passé faisons table rase », mais « Du passé, conservons tout ». Le problème se pose en termes de recyclage du passé. Que faire en effet des reliques ? Où sont les reliques ? Elles ne sont plus des objets, des petites choses pour la superstition ou l’idolâtrie ; les reliques sont dans la langue que nous parlons et les œuvres qui nous sont transmises. Il ne faut pas les conserver, mais les transformer. (...).


Michel Deguy, parmi des poètes importants du XXe siècle : propositions de lecture !

Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, coll. « Poésie », 1988 (1967), p. 115-116.

Moi je suis tout prêt à vous dire

que Jacques Dupin Jaccottet

Henri Thomas et Du Bouchet

Guillevic Follain Boissonnas

Pierre Jean Jouve Jean Grosjean

Bonnefoy Oster Francis Ponge

Giroux Limbour et Des Forêts

Michel Deguy et Mandiargues

Sûr que je dois en oublier

et le très cher Armand Robin (...)

c'est beaucoup mieux que mes chansons

Lisez-les On trouve leurs livres

dans les grand-maisons d'édition

s'il en reste car aujourd'hui

ce n'est pas parce qu'on vous aime

qu'on vous publie Et là-dessus

j'aurais mon mot un peu plus tard

Si j'y allais là tout de suite

où trouverais-je un éditeur ?


Michel DEGUY – L'Atelier d'écriture (DOCUMENTAIRE, 1996)


Beethoven, sonate Hammerklavier, opus 106, III. Adagio sostenuto :

Brevets, éditions Champ Vallon, 1993, p. 48 :

Dans la mesure où le sublime de cette musique, comme aurait dit le XVIIIe siècle, consiste dans la tension et la lutte de forces d’ascension et de descente, d’un principe d’élévation et d’un mouvement de retenue et de retombée, de l’équilibre d’un monter et d’un dégravir (…), la grande image, le grand mythe selon lequel la musique peut se mettre en scène pour l’œil qui l’écoute, est celui d’Orphée et d’Eurydice, plus précisément saisi au moment de la descente aux Enfers, de la remontée, et de la perte d’Eurydice.