Allégorie de la Grammaire, par Gentile da Fabriano, 1412.

Les lecteurs et les critiques littéraires que nous sommes ont pour tâche d’observer, de comprendre et d’étudier la langue des auteurs au programme. Ils ont par conséquent le souci de la grammaire, car la matière première des œuvres, ce sont des mots, dans des phrases elles-mêmes prises dans les articulations sinueuses d’une parole, que les linguistes nomment discours, lequel, quoique ancré dans un genre spécifique, « extra-ordinaire », n’en est pas moins tributaire des usages ordinaires du langage. Ce lecteur critique est dès lors à la fois face à un problème et engagé dans un mystère, pour rependre la distinction que fait Gabriel Marcel de ces concepts (le mystérieux et le problématique) dans son Journal métaphysique : problèmes posés par la langue littéraire de l’œuvre, objectivement placés devant moi, et mystère de l’expression, où je suis engagé, zone indécise où l’en-moi et le devant-moi ne sont plus distinguables (termes de Gabriel Marcel). Je voudrais connaître l’origine de cette parole, sa source secrète, mais je n’en vois que les traces grammaticales…

L’expérience de cette difficulté, pourtant nourricière, peut guider notre approche de la langue pour l’explication et le commentaire de texte. On partira du problème posé devant soi par les modalités de l’expression linguistique pour aller vers le mystère – ou l’inconnu – du sens, ce dernier terme n’étant pas à comprendre comme le magasin des nébulosités mais comme le lieu d’une aventure intellectuelle où rien n’est gagné d’avance, et dont le pari et le risque sont le sel indispensable : un cheminement, donc (methodos), certainement pas une recette.

Il faudrait ainsi tenter d’articuler le problématique et le mystérieux.

Pour le premier (le problématique), je renvoie les étudiants aux bibliographies données en début d’année, et plus précisément aux ouvrages des grammairiens et des linguistes, notamment à la Grammaire descriptive de Roland Éluerd, pratique et efficace, dans un premier temps. J’insisterai plus particulièrement sur les livres, précieux, de Joëlle Gardes Tamine, qui sont aujourd'hui des classiques pour la préparation au CAPES et à l’Agrégation. Dans Pour une grammaire de l’écrit (éd. Belin sup, coll. « Lettres », 2004), l’essentiel est dit et théorisé, en ce qui concerne les modalités d’analyse et les outils conceptuels, dont la terminologie. Le travail grammatical qui s’ensuit conduira tout naturellement le littéraire vers l’analyse du style, qui posera des problèmes particuliers liés, par exemple, aux contraintes fixées par chaque genre. Il reste à ne pas oublier que les questions de techniques sont en réalité les moyens nécessaires à la constitution d’un univers, celui du poète, du romancier ou du dramaturge.

Pour le second (le mystérieux), la réflexion scientifique sur la langue ne doit pas nous faire oublier la part active de l’imaginaire dans le rapport aux mots, surtout quand il s’agit de textes littéraires. On postulera même que la conception voire l’expérience de la langue qui en découlent nous apprennent beaucoup sur la littérature, de même que – ainsi que l’a montré le philosophe Giorgio Agamben dans Stanze (Rivages / Poche, 1998, p. 178) à propos de l’amour courtois – une expérience fantasmatique amoureuse peut aider à comprendre un phénomène social. Ainsi l’exploration historique voire anthropologique de la langue littéraire ne se coupera pas de ce que disent les écrivains de leur « sentiment de la langue », pour reprendre un beau titre de Richard Millet. Du mystérieux nous ferons alors retour au problématique, car c’est une exigence de la pensée à laquelle nous ne pouvons échapper : pour l'étude, tout doit faire problème.

Si les histoires et les grammaires de la langue française doivent faire l’objet de la plus grande attention (commencer par ce petit livre de poche de Mireille Huchon, Histoire de la langue française, Le Livre de Poche, coll. «références /Littérature », 2002, et approfondir avec sa bibliographie), on évitera de se perdre dans des livres comme Notre grammaire est sexy : déclaration d’amour à la langue française (Stock, 2021) : ouvrage vulgairement et inutilement aguicheur, il veut faire avaler la pilule de «l’aride grammaire » à son lecteur en le perfusant, d’un chapitre à l’autre, avec le sérum crétinisant de la « popote libertine ». Dans le registre ludique, on préférera les œuvres de Bernard Cerquiglini (dont L’Invention de Nithard, Minuit, 2018), qui allient à la curiosité oulipienne l’information la plus sûre et une érudition raffinée. Plus mélancoliques ou plus graves, si l’on veut vraiment s’interroger sur « l’amour de la langue », on pourra lire Roland Barthes (« Entretien » de 1979 dans le tome V des Œuvres complètes : « …il n’y a pas une crise de la langue – car les mots s’arrangent toujours pour survivre ; mais il y a une crise de l’amour de la langue. »), Francis Ponge, Pour un Malherbe (Gallimard, 1965), et plus récemment Richard Millet, Le Sentiment de la langue (La Table Ronde, 2003), Alain Borer, De quel amour blessée (Gallimard, 2014), et l’inaugural n° 1 de la revue recueil (janvier 1984), dont le dossier s’intitulait : « Crise de l’amour de la langue ? Réponses, digressions, refus ».

Amour de la langue et amour de la littérature sont même chose pour un littéraire. Une bonne connaissance de la grammaire est de nature à le nourrir durablement. Ci-dessous, de quoi méditer sur la langue, en allant du problématique au mystérieux...


Joëlle Gardes Tamine «De la grammaire à la stylistique. À propos de l'ordre des mots », dans De la langue au style, (dir.) Jean-Michel Gouvard, Presses Universitaires de Lyon, 2005, p. 79.

«Je voudrais profiter de cet article pour me livrer à une réflexion générale, à laquelle d'ailleurs invite le thème du collectif, sur les rapports entre grammaire et stylistique. La question de l'ordre des mots n'y jouera que le rôle d'exemple. En choisissant le terme de grammaire et non celui de linguistique, je m'inscris dans la position restreinte de Jean-Claude Milner dans son Introduction à une science du langage, selon laquelle les langues sont « descriptibles en termes de propriétés1 » indépendantes des circonstances de leur énonciation :

Ce fait peut recevoir un nom plus précis : c'est le fait de la grammaire, le factum grammaticæ. On peut le résumer ainsi : l'activité grammaticale existe dans la plupart des communautés linguistiques. Or, cette activité a des caractères propres ... : en particulier, elle suppose qu'on puisse attribuer des propriétés à une formation langagière sans avoir aucun égard ni à celui qui la profère ni à son éventuel destinataire ni aux circonstances de la profération. D'où il suit que certaines de ces propriétés seront hors circonstances, c'est-à-dire constantes.

C'est parce que je m'intéresse d'abord au fait grammatical ainsi défini que je préfère le terme de grammaire à celui de linguistique, la linguistique intégrant de plus en plus de facteurs extérieurs. Néanmoins, aussi restreint qu'il soit, ce fait grammatical me semble englober ce que l'on place traditionnellement sous le terme de style et, s'il fallait résumer mon propos d'une formule paradoxale et sans doute excessive, je dirais que la stylistique n'existe pas, mais que tout est grammaire. J'aimerais pouvoir disposer d'un terme qui fonde en une seule unité les deux mots séparés. Pour ne pas alourdir la présentation, je continuerai à parler de grammaire et de stylistique, mais en réalité, je devrais dire grammastylistique, grammalistique, stylogrammatique, ou tout autre terme aussi peu engageant. C'est cette position, que tout est grammaire, que je vais essayer de justifier.»

(1) J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Le Seuil, 1995 (1ère édition 1989), 45.


Gilles Philippe, Julien Piat (sous la direction de), La Langue littéraire . – Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, éd. Fayard, 2009, p. 91-92.

« Peu de phrases résument aussi bien le rapport des écrivains à la langue, au tournant des XIXe et XXe siècles, que cette déclaration de Paul Valéry en 1930 : « La syntaxe est une faculté de l’âme. » (Tel quel). De fait, si la recherche d’un lien entre formes grammaticales et processus mentaux a tant conditionné l’autonomisation de la langue littéraire en France, c’est que celle-ci s’est accompagnée de la montée spectaculaire des problématiques psychologiques dans l’ensemble de la littérature européenne, des années 1870 aux années 1930, et de l’avènement des écritures de la conscience après la Seconde Guerre mondiale. Les premières grandes grammaires de la langue française traduisent, elles aussi, cette idée que formes grammaticales et constructions syntaxiques sont à envisager comme la manifestation des catégories de l’intellection. En témoignent leurs titres mêmes : La pensée et la langue de Ferdinand Brunot (1922), Des mots à la pensée de Jacques Damourette et Édouard Pichon (à partir de 1927). Dans cette sorte de parallèle entre langue et pensée, la démarche de Damourette et Pichon, qui utilisent la description de la langue pour remonter aux catégories de l’intellection, inversait simplement, mais sans l’annuler, la démarche de Brunot, qui observait les formes dont la langue dispose pour rendre compte des notions abstraites prélangagières (le temps, la quantité, la cause, etc.).

Or, depuis 1850, la littérature avait fait sienne la mission confiée à la linguistique par Damourette et Pichon en 1927 : « entrer plus avant dans l’analyse de la pensée » (1927, I, § 3). Cependant, ce qui apparaissait aux grammairiens comme un acquis et un préalable – le parallèle entre formes langagières et processus mentaux – n’était pas tel pour les écrivains. Bien au contraire, il s’est agi pour eux de travailler la langue afin de la rendre capable de coïncider avec l’expression de la subjectivité pensante ou de calquer les mouvements du psychisme. C’est d’une telle ambition, et des formes grammaticales résultantes, qu’est issu en bonne partie le renouvellement de la langue littéraire à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. On va le vérifier, en dégageant les trois temps qui se sont succédé et chevauchés historiquement dans cette tâche que s’assigna la littérature d’inventer une langue apte à traduire les contenus et les mécanismes de la pensée : il y eut d’abord, entre 1850 et 1920, un travail « impressionniste » qui voulut obtenir une langue capable de rendre compte du phénomène en tant qu’il apparaît à la conscience ; il y eut ensuite entre 1920 et 1940, une vogue « endophasique » qui chercha à « transcrire » le discours intérieur que le sujet se tient mentalement et qui n’est de fait, en dehors de l’expérience personnelle, accessible qu’à la fiction littéraire ; il y eut enfin, entre 1940 et 1980, une lignée « phénoménologique » qui tenta de rendre compte de la succession infinie des opérations de l’esprit, qu’elles soient verbales ou non. »


Dans une préface au livre de Fabrice Marsac et Jean-Christophe Pellat, Le Participe retrouvé : Grand corpus étiqueté sur le participe passé (éd. L’Harmattan, 2018), évoquant l’organisation de la phrase de Proust, Luc Fraisse croise de manière suggestive la linguistique avec le courant de la critique de la conscience de Georges Poulet et il cite l’article célèbre de Léo Spitzer sur « Le Style de Marcel Proust », dans Études de style (p. 399), en ajoutant : « Car c’est une évidence, mais ô combien peu exploitée toutefois, que la subordination temporelle de la phrase est conditionnée par un rapport personnel de l’écrivain au temps, rapport qui d’ailleurs se refaçonne au fur et à mesure que s’amasse sa prose ; que la grappe d’adjectifs qu’agrège volontiers Proust à un nom se lie à une représentation mentale de l’espace réel. » (p.9).


George Steiner, Grammaires de la création, Gallimard, coll. « nrf essais », 2001, p.14-16.

« Par grammaire, j’entends ici l’organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l’expérience, la structure nerveuse de la conscience lorsqu’elle communique avec elle-même et avec les autres. Je soupçonne – mais ce sont naturellement des domaines presque entièrement conjecturaux – que le futur est un temps apparu relativement tard dans le parler humain. Peut-être s’est-il formé dès la fin du dernier âge glaciaire, en même temps que les ‘futurs » engendrés par le stockage de vivres, par la fabrication et la conservation d’outils au-delà des nécessités immédiates, ainsi que par la découverte très progressive de l’élevage et de l’agriculture. Dans quelque registre « méta » au prélinguistique, il semblerait que les animaux aient connaissance du « présent » et, on l’imagine possèdent une certaine capacité de remémoration. Le futur, la faculté d’évoquer ce qui peut se passer le lendemain de ses obsèques ou dans l’espace stellaire à un million d’années de là, semble être le propre de l’homo sapiens. Il en va de même du subjonctif et des modes contrefactuels, qui sont apparentés, en quelque sorte, aux temps futurs. Pour autant que nous puissions le concevoir, l'homme seul a les moyens de changer son monde par des clauses conditionnelles, de formuler des phrases de ce type : « Si César ne s’était pas rendu au Capitole ce jour-là… » il me semble que cette fantastique « grammatologie », formellement incommensurable, des futurs verbaux, des subjonctifs et des optatifs s'est révélée indispensable à la survie, à l'évolution de l’ ‘animal doué de langage’ face au scandale et à l’incompréhensibilité de la mort individuelle. En un sens bien réel, toute usage humain du verbe ‘être’ au futur est une négation, si limitée soit-elle, de la mortalité, de même que toute usage du ‘si’, d’une phrase au conditionnel, exprime le refus du cours des choses brut et inévitable, du despotisme des faits. Décrivant des cercles dans les champs de force sémantique complexes autour d’un centre ou d'un noyau de potentialités caché, le ‘sera’ où le ‘si’ sont les mots de passe de l’espoir. L’espoir et la peur sont des fictions suprêmes qui tirent leurs forces de la syntaxe. Elles sont aussi inséparables l’une de l’autre qu’elles le sont de la grammaire. »


Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, I, dans Oeuvres, vol. I, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 209.

« J'estime qu'un homme d'un certain âge devrait tout de même savoir que la langue est un héritage laissé par nos ancêtres et qu'il faut transmettre à sa descendance, que l'on doit respecter comme sacré, inestimable et inviolable. Et si vos oreilles sont devenues sourdes, eh bien renseignez-vous, consultez les dictionnaires, utilisez de bonnes grammaires, mais n'ayez pas le front de continuer à pécher ainsi toute la journée ! »


Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes (vol. II), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 229-230.

LE MYSTÈRE DANS LES LETTRES

«De pures prérogatives seraient, cette fois, à la merci des bas farceurs.

Tout écrit, extérieurement à son trésor, doit, par égard envers ceux dont il emprunte, après tout, pour un objet autre, le langage, présenter, avec les mots, un sens même indifférent : on gagne de détourner l’oisif, charmé que rien ne l’y concerne, à première vue.

Salut, exact, de part et d’autre —

Si, tout de même, n’inquiétait je ne sais quel miroitement, en dessous, peu séparable de la surface concédée à la rétine — il attire le soupçon : les malins, entre le public, réclamant de couper court, opinent, avec sérieux, que, juste, la teneur est inintelligible.

Malheur ridiculement à qui tombe sous le coup, il est enveloppé dans une plaisanterie immense et médiocre : ainsi toujours — pas tant, peut-être, que ne sévit avec ensemble et excès, maintenant, le fléau.

Il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun : car, sitôt cette masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité, existant, par exemple, sur une feuille de papier, dans tel écrit — pas en soi — cela qui est obscur : elle s’agite, ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce soit, profusément, flagramment.» (La Revue blanche, septembre 1896).


Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes (vol. II), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 715.

Maurice Guillemot, Le Figaro, 27 août 1896 : Villégiatures — Un coin de Seine — Au pont de Valvins – Samois. (Propos recueillis).

« Il y a à Versailles des boiseries à rinceaux, jolis à faire pleurer; des coquilles, des enroulements, des courbes, des reprises de motifs — telle m'apparaît la phrase que je jette d'abord sur le papier en un dessin sommaire, que je revois ensuite, que j'épure, que je réduis, que je synthétise... et, si l'on obéit à l'invitation de ce grand espace blanc laissé à dessein au haut de la page comme pour séparer de tout le déjà lu ailleurs, si l'on arrive avec une âme vierge, neuve, on s'aperçoit alors que je suis profondément et scrupuleusement syntaxier, que mon écriture est dépourvue d'obscurité, que ma phrase est ce qu'elle doit être — et être pour toujours, puisqu'elle a été faite ainsi pour être imprimée, c'est-à-dire revêtir une forme définitive... sacrée.»


Marcel Proust, À propos du « style » de Flaubert (Nouvelle Revue française, 1920), dans Essais et articles, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 587-588.

«Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c’est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d’en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.), qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d'appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : 'Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel.' Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n'était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu'en permettant de faire jaillir du coeur de la proposition l'arceau qui ne retombera qu'en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l'étroite, l'hermétique continuité du style.»








Richard Millet, Le Sentiment de la langue, La Table Ronde, coll. « la petite vermillon », 2003, p. 19-21.

Une langue où mourir

« Je me réfugie, me tapis, me résigne au plus secret, au plus humble, au plus petit de ma langue ; dès lors, où suis-je – en quel pays, terre, corps – par cette après-midi de lumière ? Comment me tenir dans la langue comme au bord de cette lumière, de ce sous-bois – un peu en retrait des siècles et de moi-même, dans la syntaxe du monde ? Je suis né, j’ai grandi dans un grand bruissement de langues : français méridional, patois du haut Limousin, arabe libanais, arménien, anglais, grec ancien, latin, syriaque – langues qui très tôt me renvoyèrent à moi-même, solitaire, grave, mais soucieux déjà des gestes ostentatoires de l’écrivain. Et maintenant, quelle figure faire parmi mes semblables et les morts ?

Ai-je d’autre histoire que celle de la langue et de la littérature françaises ? Je n’habite pas un pays réel mais ses espaces textuels, rêvés, subjectifs. Seules la vie et la langue nous sont données ; le monde respire ou s’enténèbre dans la langue ; et je ne suis pas tout à fait au monde comme je le suis à la langue. J’arpente d’incertains territoires : l’espace littéraire français, avec ses voies royales, palais, cités, ruines et surtout (selon Ponge) avec «l’anarchie de ses routes, sentiers, chemins de campagne ou de frontières ; espace littéraire français, empire ancien dont je suis, parmi bien d’autres, le veilleur frêle, dérisoire, scribe nostalgique et opiniâtre, tels ces héros guerriers qui toute une vie guettent un improbable ennemi qui est en eux, qui est peut-être nous-même : la fin, la mort de la langue. Et tout qui est à faire.

Dois-je me soucier de l’universalité de l’écriture, d’universalité de la langue (réalité au demeurant douteuse, entre mythe, fantasme et sabir) ? Me requiert plutôt ce qu’une écriture a d’irréductible à la langue (à toutes les langues). Ni message, ni exemplarité : je ne puis témoigner de rien, sinon d’une certaine tension de la langue, de sa plus ou moins grande étrangeté à elle-même.

Nul autre nationalisme, aujourd’hui, que le sentiment de la langue : sentiment exacerbé, injuste et nécessaire, qui fait la solitude étrange de l’écrivain, malgré quelques vivants eux aussi soucieux d’une nouvelle vigueur de la langue, de son exactitude, de son inventivité (aussi éloignée des gravats journalistiques que de la fadeur académique) – soucieux en un mot de sa grandeur (serait grande une langue capable de maintenir dans toute sa singularité le bruire innombrable dont elle provient). »