Philippe Jaccottet © éditions Gallimard.


À PHILIPPE JACCOTTET

Pour mes élèves

UNE LEÇON DE POÉSIE

OU

L'INVISIBLE AMANDE DU VISIBLE

Dans une étude de 1958, reprise dans Une Transaction secrète (Gallimard, 1987), Philippe Jaccottet examine au plus près ce qu’il appelle la seconde naissance à la poésie de Hölderlin, son « allié substantiel », pour reprendre une expression de René Char.

Il constate que les premiers poèmes du jeune Hölderlin, bien que chargés encore de symboles, d’allégories et des lieux communs de l’époque, contiennent en germe la grande poésie des hymnes qui adviendra avec la maturité, et il reconnaît à travers l’image du fleuve la rémanence du thème du voyageur : « Le fleuve, écrit-il, n’est-il pas dans la terre le voyageur par excellence ? » Il décrit Hölderlin en aventurier, mais un aventurier « qui avait peur de l’aventure ; un voyageur déchiré constamment entre l’appel du lointain, de la hauteur, et le poids de l’ombre maternelle, le désir du repos, du sommeil, d’une vie tranquille. »

Cette renaissance poétique, Philippe Jaccottet la voit apparaître au moment précis où le poème procède enfin d’une rencontre bouleversante entre l’expérience intérieure et le dehors du monde. En délaissant la part de convention qui régit, au moins à ses débuts, l’écriture poétique, Hölderlin ramène sur la terre les grandes questions métaphysiques. Sa poésie se fonde ainsi sur la vérité d’une découverte qui le conduit à goûter « l’invisible amande du visible ».

L’invisible amande du visible : voilà une métaphore qui laisse songeur, quand on pense à ses significations symboliques, dans la tradition ésotérique et mystique. Les poètes modernes se sont approprié cette image pour en faire l’emblème de leur quête poétique. Ainsi Yves Bonnefoy, non loin de Philippe Jaccottet, peut-il dire dans L'Inachevable (Albin Michel, 2010) que le poète doit retrouver l’amande du poétique en faisant apparaître dans les mots la présence des choses.

Pour Hölderlin, cette belle et énigmatique amande est ce qui, dans le rapport intime avec la poésie, nous révèle une réalité invisible. Le monde extérieur répond alors à ce qu’il y a de plus profond et de plus caché en nous.

La poésie de Philippe Jaccottet est toute entière dans la recherche et la préservation de cette expérience : retrouver l’invisible dans le visible, l’illimité dans la limite. Mais en sommes-nous encore capables ? Du visage et du paysage sommes-nous en mesure de percevoir la lumière qui justifie le poème ? Accablés par la logorrhée publicitaire, écœurés par les mots du jour aurons-nous la force de désirer une parole pure de tout vacarme médiatique ? L’universel reportage a désormais ses réseaux, dotés de puissants bataillons, et sa rhétorique féroce. Que peut la poésie contre de tels assauts ? La question n’est pas nouvelle : « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? », se demandait Hölderlin en 1800, dans l’élégie intitulée « Pain et vin ». Chaque époque a ses désastres, mais la nôtre, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, a sérieusement compromis l’existence de la parole poétique.

Déjà, un poème de L’Ignorant comparait le poète à un berger, dont le travail est de rassembler ce que le temps et l’absence de vigilance condamnent à sa perte. De l’acceptation de cette fragilité du regard parvient cependant à surgir la poésie la plus propre à nous rendre la beauté du monde, difficile autant que rare. Et le maigre savoir du poète, qui est aussi le maigre feu du berger, peut encore enjoindre la parole à se faire prière et à ressouder un cœur trop prompt à s’enliser dans le désespoir. Malgré notre inhabileté fatale, dirait André Frénaud, citant Rimbaud, le poète de Leçons ne renonce pas au langage, bien qu’il s’en méfie, et à travers lui, à la saisie éblouie d’éclats de transcendance, si par ce mot, sans doute trop lourd de sens, on entend seulement les miroitements infinis de l’amande poétique.

C’est cette articulation de l’invisible et du visible autour de la parole poétique qui inquiète la poésie de Philippe Jaccottet, et qui est au fondement de son art, entre vie et écriture. Promesse d’une foi possible ou d’une espérance prochaine, elle s’interroge sur ses sources dans l’amour de l’ici-bas. Voilà pourquoi nous avons plus que jamais besoin, aujourd'hui, de cette poésie.

RAC

« Postface » à De la poésie, de Philippe Jaccottet, éditions Arléa, 2020 (réédition), p. 77-81. © éditions Arléa