CIORAN (1911-1995)

Extrait de Cioran, Divagations, Gallimard, 2019, mais écrit en 1945 :



« Quand je regarde le calme d’outre-monde des paysages, la sublime indifférence des arbres, la dissémination du soleil sur les vertes stupeurs de l’esprit en proie à l’étonnement, quand des gisements de la sensibilité il suinte à la surface du cœur une nostalgie sans contenu qui ceint l’espace d’une aura fragile et funèbre, alors la beauté me semble être à l’âme le pire poison qu’elle ait jamais goûté. »


Stéphane Barsacq, Cioran, éd. du Seuil, 2011, ch. II :

Sur les deux versants qui composent son œuvre, roumain et français, Cioran semble être le héros d’un conte de Villiers de L’Isle-Adam, un tortionnaire de la délicatesse morale dont l’âme chante à reculons. Prenons l’histoire du bourreau-musicien. Tribulat Bonhomet a appris de Platon et de Buffon que les cygnes, prêts d’expirer, chantent divinement leur mort. Il s’agit donc de les tuer pour jouir des accents de leur agonie. L’entreprise est difficile. A la moindre alarme, un cygne noir, qui fait le guet, jette une pierre dans l’étang et la troupe s’évanouit. C’est à force de patience et de cruel amour que Tribulat Bonhomet, par une sorte de danse immobile, insensiblement s’incorpore aux oiseaux, étreint leur cou de ses gantelets et se délecte de leur trépas. Après tout, Néron, pour exciter sa voix, n’a-t-il pas mis le feu à Rome ? Il faut que le grain pourrisse.

J’ai écrit, note Cioran, « pour injurier la vie et pour m’injurier. Le résultat ? Je me suis mieux supporté, comme j’ai mieux supporté la vie ». Beaucoup de Cioran est dans cette formule : un pessimisme foncier et sa métamorphose inattendue, grâce à un humour salvateur, mais aussi bien grâce à une pratique du style, conçu comme une « apothéose » qui l’apparente au dandy de la tradition baudelairienne. Comme le souligne le poète Armel Guerne, Cioran « apporte une forme d’humour nouvelle et singulière, la gravité particulière d’un sourire », devant « la fin du monde en gargouillis ». Mais Cioran est encore celui qui a le mieux parlé de lui-même dans des épigrammes avec lesquelles aucun de ses ennemis n’a pu rivaliser : « anti-prophète », «penseur crépusculaire », « ange réactionnaire », il a été un « destructeur qui ajoute à l’existence, qui l’enrichit en la sapant » - bref, un « nostalgique de l’âge des cavernes et du siècle des Lumières ». Mieux : «Hamlet chez les Midinettes ». Rassemblant en lui le tact et l’enfer, Cioran fut certes « réprouvé élégant ». Toutefois, ces images exactes risqueraient de masquer la part la plus singulière des écrits de cet homme, qui fit de l’excès en général une manière d’être. En effet, tour à tour lyrique, polémique, explosive, ramassée et laconique, son œuvre est d’abord une méditation infinie sur Dieu, Sa mort et l’impossibilité d’y conclure… Lui-même « balloté entre le cynisme et l’élégie », ne confiait-il pas, entre rage et pitié, prier « par dégoût » ? (...)