Luc Fraisse en 2018. (c) Savoir(s), le magazine d'information de l'Unistra.

7e édition des RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY

Conférence de Luc Fraisse sur Du côté de chez Swann, de Marcel Proust, MARDI 26 NOVEMBRE 2019, à 14 heures, salles Saint-Nicolas, 3 rue Jeanne d'Arc, à Compiègne.

Thème de cette nouvelle conférence :

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU : UN ROMAN PHILOSOPHIQUE ?

Luc Fraisse est professeur de Littérature française à l'Université de Strasbourg et membre senior de l'Institut universitaire de France. Éminent spécialiste de l'oeuvre de Proust, il a édité plusieurs volumes de son oeuvre À la recherche du temps perdu, d'abord aux éditions du Livre de Poche classique (La Prisonnière en 2008 et Albertine disparue en 2009), puis aux éditions Classiques Garnier, «Bibliothèque de littérature du XXe siècle», La Prisonnière (À la recherche du temps perdu, t. V), en 2014 et La Fugitive (À la recherche du temps perdu, t. VI), en 2017. Ses nombreux travaux portent sur Proust, Shakespeare, Potocki, Henri Bosco, les rapports entre littérature majeure et littérature mineure, les fondements de l'histoire littéraire et surtout sur le symbolisme de la création littéraire, qu'il a étudié chez de nombreux auteurs. Il dirige la « Bibliothèque proustienne » et la Revue d'études proustiennes aux éditions Classiques Garnier.

En 2013, il a publié un livre magistral de 1340 pages sur les rapports de l'oeuvre de Proust avec la philosophie : L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. «Lettres françaises», 2013. Ouvrage couronné par le prix de la Critique de l'Académie française, en 2014.

L'objectif de cette nouvelle conférence consistera à s'interroger sur les rapports de l'oeuvre proustienne avec la philosophie. Nous tâcherons de cerner les enjeux posés par la notion même de roman philosophique pour caractériser À la recherche du temps perdu, et plus précisément Du côté de chez Swann, qui sera cette année au programme de la classe de Lettres supérieures (2019-2020). Il s'agit là d'un vrai problème littéraire, qui fera peut-être sourciller les philosophes (de la philosophie dans le roman ?) et laissera perplexes les littéraires (la littérature peut-elle être philosophique ?). C'est pourquoi il conviendra de définir les contours de ces champs respectifs - roman et philosophie -, en situant historiquement leur rencontre. Du XVIIIe siècle, avec Rousseau et La Nouvelle Héloïse, Diderot et Jacques le fataliste, aux romans de Hugo, Les Misérables, L'Homme qui rit, Les Travailleurs de la mer, en passant par les «études philosophiques» de Balzac (pensons notamment à La Peau de chagrin, dont le sous-titre de l'édition originale est précisément «roman philosophique»), quels sont les critères qui définissent le caractère philosophique du roman : un personnage philosophe, une histoire qui fait référence à des oeuvres philosophiques ou encore une voix narrative qui disserte et raisonne philosophiquement ? Comment l'énonciation romanesque peut-elle accueillir l'énoncé réflexif ? Des Lumières au romantisme, les modalités de cette association sont-elles identiques ? Tout ce qui relève de la pensée n'appartient pas nécessairement à la philosophie, stricto sensu. Nous verrons ainsi qu'il faudra donner une extension plus large au philosophique qui, dans le roman, ne peut être réduit au conceptuel. Et que dire du roman à thèse ? L'histoire littéraire nous apprend qu'il s'apparente plutôt au roman réaliste (cf. Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l'autorité fictive, PUF, 1983). Aux antipodes, on croise le «roman pensif», selon l'expression de Victor Hugo dans une dédicace de L'Homme qui rit, qui en est comme le modèle. Nous savons en effet que dans Le Roman expérimental, Zola disqualifie pareillement la poésie et la philosophie, qui sont pour lui le propre des «romanciers idéalistes». Zola refuse de frayer avec l'inconnu, dans lequel beaucoup d'écrivains se complaisent, selon lui : «Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre dans les folies des poètes et des philosophes.» (Le Roman expérimental, GF-Flammarion, p. 77.). Ce que le romantisme a tenté d'unir, poésie (1) et philosophie, l'auteur des Rougon-Macquart veut le défaire au nom même de la méthode scientifique de Claude Bernard, qu'il affirme vouloir appliquer à ses romans. S'il paraît évident que le roman de Proust s'élève contre le roman réaliste, est-ce à dire que son ambition philosophique est un héritage du romantisme ? Et quelle est cette ambition ?

Nous partirons de l'essai de Roland Barthes recueilli dans Le Bruissement de la langue, et dont le titre est l'introït de Du côté de chez Swann, «Longtemps, je me suis couché de bonne heure». Barthes y montre que de Jean Santeuil à la Recherche (abréviation communément admise pour À la recherche du temps perdu), en passant par le Contre Sainte-Beuve, Proust hésite entre l'Essai et le Roman. «Cherchant un roman qui ne soit pas fait selon les idées de Sainte-Beuve», il opterait pour une «forme» qui ne soit ni roman ni essai mais les deux à la fois : une «tierce forme», selon le mot de Barthes. De la méditation sur le sommeil, qui ouvre Du côté de chez Swann, à la leçon de philosophie esthétique (sur l'art, l'univers de l'artiste) qui parachève Le Temps retrouvé, Proust développe ce qu'il faut bien appeler des essais théoriques dans un cadre strictement romanesque. Ces essais constituent-ils une forme à part, ainsi que le pense Barthes, ou sont-ils plutôt «sécrétés» par le roman lui-même, selon Luc Fraisse ? Voilà qui incite le lecteur à mettre sa réflexion et sa culture à l'épreuve. Celui-ci sera donc conduit à se demander si, dans le contexte intellectuel de la Recherche, la référence à Bergson est nécessaire pour expliquer les excursus sur la mémoire involontaire, et - de manière plus générale - comment les connaissances philosophiques de Proust, de Leibniz à Schopenhauer, en passant notamment par Kant, Schelling et quelques autres encore, informent son écriture réflexive. N'oublions pas non plus que le célèbre critique littéraire Albert Thibaudet, en 1923, rattache l'oeuvre proustienne aux Essais de Montaigne, tandis qu'Aldous Huxley, dans Along the Road, affirme retrouver dans celle-ci les maximes de La Rochefoucauld sur l'amour... Le cours cernera également cette interférence avec la pensée des moralistes.

Mais comme c'est le cas à chaque «Rencontre», la conférence commencera par interroger notre invité sur son parcours intellectuel, ses passions et, en l'occurrence, son travail de professeur entièrement consacré à la critique, que l'on a coutume de nommer «littérature secondaire». Fasciné, comme Proust, par les cathédrales, Luc Fraisse étudie minutieusement l'édifice des oeuvres littéraires dans ses nombreux ouvrages et articles. Dans L'Oeuvre cathédrale, il propose un dictionnaire qui analyse le symbolisme de la création littéraire dans la Recherche, en s'appuyant sur la connaissance proustienne de l'architecture médiévale. Lisant dans le premier quatrain des «Correspondances» de Baudelaire une image qui éclaire la démarche de Proust («La nature est un temple où de vivants piliers...»), Luc Fraisse explore avec finesse et brio les «forêts de symboles» qui s'étendent de Du côté de chez Swann au Temps retrouvé (On observe également cet intérêt pour le processus de création dans des travaux sur d'autres auteurs. Citons, entre autres Shakespeare, Potocki, Henri Bosco et Claude Simon.). Mais Luc Fraisse est aussi passionné par l'histoire littéraire, à laquelle il a consacré de nombreux travaux, cherchant à faire dialoguer les approches critiques les plus diverses dans une synthèse qui en tire le meilleur. Il accorde, par exemple, une attention toute particulière à «l'étude des sources», qu'il se réapproprie en la remettant en perspective et en la croisant avec des méthodes aussi différentes que celles de Charles Mauron, dans son Introduction à la psychocritique, et Jean Rousset, dans Forme et signification - pour ne citer que ces auteurs. Enfin, Luc Fraisse nourrit tout autant sa réflexion critique en s'inspirant des écrivains eux-mêmes. Citant Julien Gracq au début de La Petite musique du style, il en extrait «un enseignement général sur la création littéraire» qui le guide dans son travail : «Chaque écrivain porte en lui une bibliothèque de formes.» (p. 9). Voilà une belle formule qui semble bien symboliser le regard critique de Luc Fraisse. Il nous fera l'honneur de sa présence le 26 novembre prochain, et nous sommes d'ores et déjà impatients de l'écouter sur le thème de cette 7e édition des Rencontres de Pierre d'Ailly ! Nous le remercions par avance d'accepter de nous faire profiter généreusement de sa grande curiosité intellectuelle et de son immense érudition.

La démarche du cours :

Cette conférence est articulée au cours d'Histoire littéraire sur l'oeuvre de Marcel Proust, écrivain du XXe siècle. Ce cours du lundi fera écho au cours Genres / Notions du vendredi sur le roman. L'approche du problème littéraire énoncé ci-dessus partira du triple questionnement suivant, adapté à la curiosité des futurs Hypokhâgneux : qu'est-ce qu'un roman ? Qu'est-ce qu'un roman philosophique ? Peut-on lire le roman proustien dans cette perspective ?

Contre le séparatisme techniciste (2) et l’émiettement des savoirs, on voudrait montrer aux étudiants - même très modestement - l’unité de la pensée créatrice - de Proust, en l'occurrence - et les convergences des disciplines (études littéraires, philosophie, histoire, sciences humaines), malgré leurs évidentes différences épistémologiques. Le travail et la réflexion de Luc Fraisse sont d’une aide précieuse pour étudier le sens de l’oeuvre proustienne dans cette perspective.

(1) Au sens étymologique de création littéraire.

(2) Le technicisme est la maladie scolaire du formalisme, la réduction du texte à ses procédés, ce qu'il faudrait pouvoir combattre, ne serait-ce que pour redonner goût à la littérature. L'étude des formes littéraires est tout à fait légitime - et même nécessaire : la problématique de cette nouvelle conférence le montre assez ! -, mais elle n'a bien évidemment rien à voir avec la procédémania...


Luc Fraisse a été invité mardi 29 janvier au Collège de France par Antoine Compagnon - dans le cadre du cours annuel de ce dernier consacré à PROUST ESSAYISTE - pour donner une conférence sur le sujet suivant :

« Le roman de Proust se termine-t-il par un essai théorique?»

Visionner la conférence de Luc Fraisse sur le site du Collège de France.


BIBLIOGRAPHIE NON EXHAUSTIVE

Le Processus de la création chez Marcel Proust, Paris, Corti, 1988. Publié avec le concours du C.N.R.S.

Proust en toutes lettres, Paris, Bordas, 1989. En collaboration avec Michel Raimond.

L’Œuvre cathédrale – Proust et l’architecture médiévale, Paris, Corti, 1990. Ouvrage couronné par l’Académie française – prix de l'essai 1991 – ; rééd. augmentée Paris, Classiques Garnier, «Bibliothèque proustienne», 2014.

Lire « Du côté de chez Swann », Paris, Dunod, 1993 ; rééd. Paris, Armand Colin, 2005.

« Roméo et Juliette » et la dramaturgie shakespearienne, Strasbourg, Presses Universitaires, 1994.

Le Mystère de la cathédrale de Gap, documents inédits publiés pour le centenaire (1895-1995), Gap, Éditions des Hautes-Alpes, 1994.

L’Esthétique de Marcel Proust, Paris, SEDES, 1995.

Marcel Proust au miroir de sa correspondance, Paris, SEDES, 1996.

Proust et le japonisme, Strasbourg, Presses universitaires, 1997.

La Correspondance de Proust – son statut dans l’œuvre, l’histoire de son édition, Besançon, Annales littéraires de Franche-Comté, 1998.

« Sodome et Gomorrhe » de Marcel Proust, Paris, SEDES, 2000.

Les Fondements de l’histoire littéraire, de Saint-René Taillandier à Lanson, Genève-Paris, Champion, « Romantisme et modernités », 2002. Prix Roland de Jouvenel de l’Académie française.

Potocki et l’imaginaire de la création, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2006.

L’Histoire littéraire, un art de lire, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque », 2006.

La Petite Musique du style. Proust et ses sources littéraires, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2011.

L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. «Lettres françaises», 2013. Ouvrage couronné par le prix de la Critique de l'Académie française 2014.

Marcel Proust et Reynaldo Hahn. Une création à quatre mains, en collaboration avec Philippe Blay et Jean-Christophe Branger, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2018.

Proust et la stratégie militaire, Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2018.

Proust et Versailles, Paris, Hermann, 2018.