Jean Starobinski (1920-2019). (c) Le Temps, juin 2016


L'approche de l'oeuvre littéraire élaborée de livre en livre par Jean Starobinski est placée sous le signe de la relation critique et consiste - pour le dire vite - en une démarche de lecture et d'interprétation du texte qui articule trois moments successifs : 1) « la vigilance philologique », qui s'assure de la bonne compréhension des mots et des expressions situés dans leurs contextes historique et linguistique ; 2) «l’étude “immanente” des caractères objectifs du texte : composition, style, images, valeurs sémantiques » ; 3) « la dimension “existentielle”, la dimension psychologique et sociologique » et « les problèmes habituellement traités par l’histoire littéraire » pour remédier à l'insuffisance de l'étape précédente, défaillante quand la parole poétique est transgressive et échappe au «jeu réglé» des codes littéraires. Starobinski ajoute : «Voici réapparaître la valeur d'événement de l'oeuvre, événement procédant d'une conscience et trouvant son accomplissement en d'autres consciences, à travers publications et lecture... Il y a donc un passage à l'oeuvre (...), comme il y a également un passage de l'oeuvre au monde...» La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970 ; rééd. coll. « Tel », 2000. La dernière citation se trouve page 23 de l'édition de 1970. Les autres mentions, dans les pages qui précèdent.

Ce travail, qui est souvent défini par Starobinski comme « une écoute», ne peut se faire qu'à partir d'une «relation aimante» que le lecteur entretient avec l'oeuvre. Il met en relation des disciplines aussi différentes que la stylistique, la philosophie, l'histoire, la sociologie, les beaux-arts -notamment -, dans une compréhension intelligente de ce que le texte littéraire met en oeuvre. Voilà qui peut assurément inspirer la réflexion de l'étudiant et du professeur de Lettres.

«(...) Je rêve à mes projets, et je sais par avance que je ne procéderai pas de la même manière pour construire un livre sur Diderot, pour étudier ce que je nomme l'écoute du corps, pour examiner quelques métamorphoses littéraires du rituel de largesse, ou interroger le motif de l'usine sur la rivière. La chose première, c'est l'intérêt que je prends à un sujet possible (oeuvre, motif ou thème, problème, histoire sémantique) sitôt qu'un matériau comporte une force d'appel suffisante, promettant le plaisir de découvrir, de mettre en cause, directement ou indirectement, nos certitudes présentes. » Cahiers pour un temps, 1985, pages 12-13.


L'étudiant curieux de connaître cette oeuvre stimulante a intérêt à commencer par la lecture de textes courts, des préfaces, par exemple, comme on en trouve dans l'anthologie du superbe QUARTO publié en 2016 :

La Beauté du monde – La littérature et les arts, édition établie sous la direction de Martin Rueff, Paris, Gallimard, coll. QUARTO, 2016.

Il y lira des textes suggestifs sur Ronsard, Chénier, Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Valéry, Claudel, Saint-John Perse, Jaccottet (1), Bonnefoy (2), Char mais aussi sur Kafka, Calvino, Ramuz, Cingria. Sont également à l'honneur Goya, Füssli, Pissaro, Balthus, Van Gogh, Soutter...Monteverdi, Mozart, Mahler, Stravinski, etc.

Il pourra ensuite feuilleter - ou lire - les livres suivants, qui lui donneront un bon aperçu de l'entreprise critique de Jean Starobinski (bibliographie sélective) :

Montesquieu, coll. « Microcosme » « Écrivains de toujours », Paris, Le Seuil, 1953 ; édition corrigée et augmentée, 1994. Consultable au CDI.

Jean-Jacques Rousseau : La Transparence et l’Obstacle, Paris, Plon, 1957 ; rééd. Gallimard, 1976. Consultable au CDI.

L’Œil vivant : Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, Paris, Gallimard, 1961. Consultable au CDI.

La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970 ; rééd. coll. « Tel », 2000. Consultable au CDI.

Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970 ; nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2004.

Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, coll. Folio / Essais, 1982. Consultable au CDI.

La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1990.

« La poursuite du sens, la soumission à l'autorité d'un sens (encore à trouver) sont une tâche qu'il n'est pas prétentieux de dire éthique. (...) L'important, pour le critique, c'est de rester maître de multiplier et de varier ses questions.» Jean Starobinski, Cahiers pour un temps, 1985, p. 18.

(1) Consultable au CDI. La préface se trouve dans : Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, éd. Poésie / Gallimard.

(2) Consultable au CDI. La préface se trouve dans : Yves Bonnefoy, Poèmes, éd. Poésie / Gallimard.



Monterverdi, Le Couronnement de Poppée (Acte III, scène 8 pour la ritournelle ci-dessous Pur ti miro):

«Quels ont été, chez Poppée, les moyens de la séduction ? Non la seule beauté, ni le seul abandon au désir de l'amant. Non la nuit d'amour elle-même, au début de l'action, mais la mélodieuse supplication qui retient l'amant à l'aube (acte I, scène 3) : 'Signor, deh, non partire, sostien che queste bracchie ti circondino il collo...' 'Ah, ne pars pas, seigneur, et souffre que ces bras enveloppent ton col ainsi que tes beautés enveloppent mon coeur.' La séduction la plus efficace est celle qu'exerce la bouche qui prononce ces paroles, et qui semble les prononcer dans le même souffle où elle a donné les baisers de la nuit. » Jean Starobinski, extrait de «Monteverdi, les voix enchanteresses», dans La Beauté du monde – La littérature et les arts, édition établie sous la direction de Martin Rueff, Paris, Gallimard, coll. QUARTO, 2016, p. 1158.