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Bertrand Degott, invité de l'émission ÇA RIME À QUOI ? sur France Culture le 21 avril 2013. (c) France Culture.

6e édition des RENCONTRES DE PIERRE D'AILLY

Conférence de Bertrand Degott sur le Verlaine de Romances sans paroles LUNDI 26 NOVEMBRE 2018, à 14 heures, salles Saint-Nicolas, 3 rue Jeanne d'Arc, à Compiègne.

Thème de cette nouvelle conférence :

VERLAINE ET L'ART POÉTIQUE : POETA VATES OU POETA FABER ?

Bertrand Degott, enseignant-chercheur à l’Université de Besançon, poète et traducteur des Sonnets de Shakespeare, tentera de répondre à cette question, en prêtant plus particulièrement attention au recueil intitulé Romances sans paroles (1874), qui sera au programme de la classe de Lettres supérieures, à la prochaine rentrée. Sa réflexion sur l’œuvre de Verlaine nous donnera l’occasion de l’entendre aussi sur sa propre poésie, que l’on peut lire dans plusieurs livres publiés, notamment, chez Gallimard et aux éditions de La Table ronde. Il a publié sa thèse sous le titre Ballade n’est pas morte. Étude sur la pratique de la ballade médiévale depuis 1850, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1996.

L'opposition, ancienne, entre le poète «inspiré» (poeta vates) et le poète «artisan» (poeta faber) questionne la nature de la poésie et permet de problématiser les enjeux de l'art poétique : d'Aristote à Boileau, en passant par Horace, et jusqu'à Claudel, et même plus récemment Guillevic ou Michel Deguy (il y en a d'autres), il n'est pas de poète - ou de théoricien de la poésie - qui n'ait réfléchi à la «nature» du poème et à ses conditions d'énonciation, qu'il insiste sur des règles, des techniques voire sur le «métier» ou qu'il privilégie le furor poeticus, inspiration du dieu ou de la Muse, ou encore la «sorcellerie évocatoire» (Baudelaire) et «l'alchimie du verbe» propre au Voyant (Rimbaud) : «Nascuntur poetae, fiunt oratores», selon le mot de Quintilien, qui affirme que l'on naît poète mais que l'on devient orateur... Diderot, dans la Suite de l'Entretien, dit cependant, à propos du poète latin Horace : «Ce poète, ou faiseur...», selon le sens de l'étymologie de poète et de poésie. Mais la création poétique est-elle exactement du même ordre que la fabrication d'un objet? Il faut se méfier des réponses hâtives.

Hypothèse : si une telle opposition a pu traverser le temps, c'est qu'elle ravive et reconduit parfois - selon des modalités diverses et mutatis mutandis (1) - certaines des grandes querelles dont nous ne sommes pas encore tout à fait sortis, celles qui rendent antagoniques le classicisme et le romantisme (et avant lui le baroque), l'apollinien et le dionysiaque (Nietzsche), le fond et la forme, la matière et l'esprit, le corps et l'âme, le visible et l'invisible... Voilà un beau noeud gordien, impossible à trancher, que nous essaierons toutefois de comprendre, à la lumière de cette proposition de Baudelaire, qui fait fusionner le poétique, le rhétorique et le métaphysique : « Car il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel» ( Salon de 1859, « Le Gouvernement de l’imagination », dans Curiosités esthétiques, Classiques Garnier, éd. de Henri Lemaître, p. 328). La situation du Verlaine des Romances sans paroles est complexe : lorsqu'en 1874 notre poète affirme, dans son fameux «Art poétique», «De la musique avant toute chose !», de quoi parle-t-il, au juste ? La musique n'est-elle pas ce qui caractérise en propre Orphée, le « Threicius vates », présenté par Virgile, dans les Géorgiques comme un poète inspiré par les dieux ? Mais comment comprendre alors sa charge contre l'inspiration, dans son étude sur Charles Baudelaire, où il écrit, sous l'autorité de l'auteur des Fleurs du Mal : «...elle (l'inspiration) fait des dupes jusque chez les poètes... - l'Inspiration - ce tréteau ! - et les Inspirés - ces charlatans ! - ... » (Oeuvres en prose complètes, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 605) ? A travers l'exemple de Verlaine, nous essaierons de voir si l'opposition entre le vates et le faber, opposition aussi symbolique que schématique en fin de compte, ne dissimule pas un autre problème poétique, que le romantisme a mis au premier plan de l'art et qui est apparu en définitive comme la fin ultime de la poésie, mettant « l’inspiré » et « l’artisan » sur la même voie, à défaut de les réconcilier : le problème de la connaissance poétique. Il nous sera très utile d'entendre à ce sujet un fin spécialiste des formes poétiques, poète lui-même et traducteur de poésie, qui écrit en vers, notamment des sonnets, s'intéresse et s'adresse parfois aux anciens, tel Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), auteur, entre autres, d'un recueil poétique intitulé Le Mépris de la vie et consolation contre la mort (1594). Ainsi dans Battant, éditions de La Table Ronde, coll. «L'Usage des jours» :

A J. B. Chassignet (A)

Il a fait froid ces derniers jours à Besançon

si froid qu’avec la bise le beau temps persiste

mais c’est l’hiver et je pense à toi (Jean-Baptiste)

aux psaumes, au mépris… sais-tu que des glaçons

se sont formés dans nos fontaines ? nos rues sont

froidement celles que tu as connues, moins tristes

pourtant, peut-être… et puis, comment te dire ? Christ

n’a-t-il pas étoilé la vitre où nous passons

nos doigts comme autrefois dans les dessins du givre ?

sur tes bouquins je m’écarquille encore les yeux

je mets ma phrase à la forme interrogative

mais comment te parler ? comment dire, grands dieux !

-par-delà quatre siècles – que sa violence

je l’éprouve aujourd’hui jusque dans ton silence…

Ainsi quand il traduit les sonnets de Shakespeare, « mis en vers français », et que dans son travail il convoque, pour « définir » la poésie shakespearienne ou expliquer ses partis pris, Pétrarque, Wordsworth, Hugo, Mallarmé et Yves Bonnefoy (1923-2016), immense poète récemment disparu et lui aussi traducteur de Shakespeare. Il faut faire ici une place particulière à Verlaine, « toujours amoureux de la rime », que Bertrand Degott cite pour justifier sa «traduction versifiée». Et le livre est dédié à Jean Grosjean (1912-2006), autre grand poète, également traducteur de nombreux textes bibliques mais aussi de Shakespeare ( il a contribué au prestige éditorial de la NRF auprès de Jean Paulhan, Marcel Arland et Dominique Aury, puis de Georges Lambrichs.). Il a joué, je crois, un rôle important dans la formation poétique de notre invité qui, je l’espère, nous parlera aussi de cette belle rencontre. Ce dialogue entre l’Ancien et le Nouveau est donc fondamental pour nourrir la réflexion sur la poésie aussi bien que sa «pratique».


(A) C'est un sonnet, et malheureusement, la configuration de ce blogue ne me permet pas de restituer la structure strophique de ce poème.

(1) Les termes de ces couples de «contraires» ne sont pas exactement équivalents.


Bibliographie non exhaustive de Bertrand Degott :

Scherwiller : images d'un village (avec François Keck), 1981.

Éboulements et taillis, Gallimard, 1996.

Ballade n'est pas morte, Annales littéraires de l'université de Besançon, 1996.

Avant qu'ils tombent, présentation de Laurent Book, Éd. associatives Clapàs, 1996.

Le vent dans la brèche, Gallimard, 1998.

Plusieurs vols d'étourneaux, Les Deux-Siciles, 2003.

Battant, La Table ronde, 2006.

À chaque pas, L'Arrière-pays, 2008.

More à Venise / Petit testament, La Table ronde, 2013.

Plus que les ronces, L'Arrière-pays, 2013.

« La Corde bouffonne. De Banville à Apollinaire», in Études françaises, vol. 51, 3, numéro préparé par Arnaud Bernadet et Bertrand Degott, Montréal, 2015

Traduction

Sonnets de William Shakespeare, La Table ronde, 2007