Cioran Précis de décompositionCioran Pléiade

(Avec l'autorisation des éditions Gallimard)

Emile M. Cioran, Précis de décomposition (1949)

GÉNÉALOGIE DU FANATISME

«En elle-même, toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.

Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d'adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l'aimer, en attendant de les exterminer s'ils s'y refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l’enthousiasme. Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient un assassin virtuel ; qu’il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu’au nom d’un dieu ou de ses contrefaçons : les excès suscités par la déesse Raison, par l’idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme. Les époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires : sainte Thérèse ne pouvait être contemporaine que des autodafés, et Luther du massacre des paysans. Dans les crises mystiques, les gémissements des victimes sont parallèles aux gémissements de l’extase… Gibets, cachots, bagnes ne prospèrent qu’à l’ombre d’une foi, - de ce besoin de croire qui a infesté l’esprit pour jamais. Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d’une vérité, de sa vérité. Nous sommes injustes à l’endroit des Nérons, des Tibères : ils n’inventèrent point le concept d’hérétique : ils ne furent que rêveurs dégénérés se divertissant aux massacres. Les vrais criminels sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique, qui distinguent entre le fidèle et le schismatique.

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule...»

Cioran, Œuvres, éditions Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2011, pages 3 et 4.


Philippe Sollers

Entretien avec Gilles Anquetil, Le Nouvel Observateur, 5.04.2001.

(extrait)

N. O. — Votre roman, Le Coeur absolu, portait en épigraphe cette phrase de Sterne : « De chaque lettre tracée ici, j’apprends avec quelle rapidité ma vie suit ma plume. » Pour vous, lire, écrire et vivre, c’est la même chose ?

P. Sollers. — Bien sûr. On ne sait écrire que si on sait lire, mais pour savoir lire il faut savoir vivre. La lecture est un magnifique art de vivre. C’est pourquoi une tyrannie bien organisée ne souhaite pas qu’on sache lire. Elle sait que lire, vraiment lire, c’est se réveiller. La lecture est un acte de conquête, pas de dévotion. Rappelez-vous la magnifique phrase de Pound< que je cite : « Nous devrions lire pour accroître notre pouvoir. Tout lecteur devrait être un homme intensément vivant. Et le livre, une sphère de lumière entre ses mains. »

Source : http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=276#section2