Dessin de Victor Hugo Château fort au crépuscule

Château fort au crépuscule. Dessin de Victor Hugo (1866).

(Avec l’autorisation de l’agence photographique de la RMN-GP) Crédit photographique : © RMN-Grand Palais/ Agence Bulloz

Méthodologie et Critique : La Forme, le Fond et le Sens.

Il est de bonne méthode de « ne pas séparer la forme et le fond » dans une explication de texte ou un commentaire composé. Mais les nommer ainsi, n’est-ce pas déjà leur reconnaître une existence propre ? Héritières d’un dualisme linguistique, qui distingue le signifiant du signifié, et d’une conception du langage comme « expression » de la pensée (1), les études littéraires ont tantôt privilégié – parfois jusqu’à l’excès - la thématique d’une œuvre, tantôt sa stylistique, maintenant ainsi volens nolens cette opposition entre le fond et la forme, et appauvrissant considérablement une lecture qui devrait avoir recours à des moyens plus variés et à des problématiques plus ouvertes.

Si les habitudes scolaires –et ce que l’on pourrait appeler une « stylistique restreinte » - nous incitent - par souci d’efficacité ou par paresse intellectuelle - à nous intéresser trop rapidement aux « procédés d’écriture », il convient de rétablir l’œuvre dans son intégrité en comprenant que ce que le critique Paul Bénichou appelle « l’idéologie » d’une œuvre (cf. notamment Le Temps des prophètes) est consubstantiel au discours qui la déploie. Dans ces conditions, l’écriture littéraire n’exprime pas des idées, tout comme telle conception de l’homme ou du monde ne se traduit pas par des figures de style ou des champs lexicaux. Il faudrait donc poser – au moins à titre d’hypothèse de travail – que nous n’avons à faire qu’à des formes, qui ne sont pas des « moyens » ou des « procédés », mais plutôt des « formes-sens », selon la terminologie d'Henri Meschonnic, dans son ouvrage intitulé Pour la poétique I, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1970. Voici la définition qu’il en donne dans son « Supplément au glossaire » :

FORME-SENS : Forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l’homogénéité du dire et du vivre (…). P. 176

C’est par là que l’on rend à l’œuvre littéraire toute sa complexité, qui ne néglige ni l’expérience de l’auteur, ni celle du lecteur. La définition de Meschonnic, loin de nous enfermer dans la structure du texte, ne doit pas nous faire oublier que « l’intention de poésie est un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage, et source de la valeur première. » La Poétique, p. 30.

Voici, en complément, un début de réflexion sur la Forme et le Sens, par Paul Bénichou, dans un article consacré à la tragédie de Corneille, Rodogune. Avec une méthode et des présupposés différents, ce texte peut questionner et prolonger la pensée de Meschonnic de manière suggestive :



« La Forme et le Sens se disputent, comme il se doit, l’empire de la tragédie classique. Naturellement, la poétique de la tragédie et son éthique, qui sont en principe deux ordres de choses différents, se trouvent étroitement alliées l’une à l’autre ; elles se constituent et s’affirment ensemble, et on ne peut les envisager tout à fait séparément que par abstraction. Il est même impossible de donner, au théâtre, un contenu distinct aux concepts de forme et de sens. Ainsi les règles et les bienséances, le haut style et le ton soutenu, qui sont la forme générale imposée à la tragédie indépendamment de tout contenu, manifestent quelque chose de sa signification comme genre : en assujettissant la matière traitée à un principe d’ordre, voire d’étiquette, elles figurent la civilisation elle-même, et l’espèce de maîtrise qu’elle suppose sur le désordre de la nature, même reconnu et représenté comme tel. La Tragédie, qui montre ce désordre, suggère au spectateur de ne pas s’identifier à lui ni se complaire en lui : formule difficile à observer toujours et contraire à plusieurs instincts du théâtre moderne depuis la Renaissance, que la tragédie classique n’a pas surmontés sans luttes et sans concessions. Cependant cet ensemble de règles et de valeurs constitue une forme par rapport à l’intrigue d’une pièce – affabulation et schéma d’action – où d’ordinaire se dessine un commencement d’intention de l’auteur. L’intrigue à son tour, liée à des traditions de structures et à un métier de fabrication avec ses modèles et ses procédés, n’est plus que forme relativement aux idées que la pièce suggère ; et ces idées, plus ou moins convenues entre l’auteur et son public, sont des formes par rapport aux applications nuancées qu’un dramaturge en fait aux situations et aux personnages de chaque pièce. En somme, Forme et Sens ne sont pas deux catégories de choses différentes ; mais ces deux mots désignent un type de relation dont les termes varient. Il en est ainsi au théâtre, et probablement dans toute littérature. »

Paul Bénichou, « Formes et significations dans la Rodogune de Corneille », dans Variétés critiques, Paris, éd. José Corti, 1996, pages 9-10.

Nous avons commencé à réfléchir en cours sur cette approche de la littérature. Pour prolonger ce que nous avons dit de la forme et du fond, je vous propose quelques remarques suggestives de Victor Hugo à ce sujet. Même si son idéalisme romantique nous tient un peu à distance, ce qu’il dit du mot et de l’idée peut nous faire penser ou rêver... Nous commenterons ce texte en classe. «Savoir, penser, rêver. Tout est là. » Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres (1840), Préface.

(1) Il faut ajouter que la rhétorique antique différencie nettement l’opération qui consiste à rechercher les idées (inventio) de celle qui s’occupe de la « mise en forme», en optant pour tel ou tel style (elocutio). L’opération intermédiaire, qui établit le plan du discours, est appelée dispositio.

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Victor Hugo, Proses philosophiques de 1860-1865

« Utilité du Beau »

«(…) Forma, la beauté. Le beau, c’est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c’est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La forme est essentielle et absolue ; elle vient des entrailles mêmes de l’idée. Elle est le Beau ; et tout ce qui est beau manifeste le vrai. Insistons sur ces évidences très difficiles à admettre. L’émotion de lire Horace est exquise. C’est une jouissance toute littéraire, et singulièrement profonde. On s’absorbe dans ce rare langage ; chaque détail a une saveur à part.(…) pages 581-582.

Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l’art contemplé, oui, l’on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu’on nomme le fond, ce n’est que la surface, et que le vrai fond c’est la forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se rattache à l’absolu. Voulez-vous un autre exemple ? Prenez Virgile. Qu’y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci : Octave-Auguste admis parmi les astres et les étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la flatterie fut-elle plus abjecte ? C’est l’idée, c’est le fond, n’est-ce pas ? Et c’est plat, et honteux. Voici la forme :



Tuque adeo, quem mox quae sint habitura deorum

Concilia, incertum est ; urbesne invisere, Caesar,

Terrarumque velis curam et te maximus orbis

Auctorem frugum tempestatumque potentem

Accipiat, cingens materna tempora myrto ;

An deus immensi venias maris ; ac tua nautœ

Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,

Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis ;

Anne novum tardis sidus te mensibus addas,

Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes

Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens

Scorpius, et cœli justa plus parte relinquit :

Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,

Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido,

Quamvis Elysios miretur Grœcia campos,

Nec repetita sequi curet Proserpina matrem),

Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis,

Ignarosque vias mecum miseratus agrestes,

Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.

Virgile, Géorgiques, I (24-42)

Traduction :

« Et toi surtout, toi dont on ne sait en quelle assemblée de dieux tu iras prendre place, ô César : iras-tu dans les villes, voudras-tu prendre soin de la terre, et dans tout le cercle du monde entreras-tu comme auteur des moissons et maître des saisons, en te ceignant la tête du myrte maternel ? ou bien adviendras-tu comme dieu de la mer immense ? et les marins n’auront-ils pas d’autre culte que celui de ta divine puissance ? est-ce à toi que sera soumis le pays de Thulé aux confins de l’espace ? est-ce toi que Téthys prendra pour gendre au pire de tous ses flots ? Ou bien, nouvelle constellation, t’ajouteras-tu aux mois lents à venir, dans l’étendue qui se déploie entre Érigone et les Pinces qui la poursuivent ? Déjà pour toi spontanément le Scorpion contracte ses bras et te cède au ciel plus qu’une juste part. Mais quel que tu doives devenir (car il ne faut pas que le Tartare espère t’avoir pour roi, ni que le désir te prenne d’un si affreux royaume, bien que la Grèce ait des Champs Élysées une merveilleuse vision et que Proserpine ne songe pas à suivre sa mère qui la réclame) ; accorde-moi une marche aisée, favorise mon audacieuse entreprise, et, plein de pitié comme moi pour les paysans ignorants de leur route, devance-moi, et dès maintenant accoutume-toi à être invoqué dans nos vœux. »

Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier effet ? j’oublie Auguste, j’oublie même Virgile ; le lâche tyran et le chanteur lâche s’effacent, comme Horace tout à l’heure, le poëte s’éclipse dans sa poésie ; j’entre en vision ; le prodigieux ciel s’ouvre au-dessus de moi, j’y plonge, j’y plane, je m’y précipite, je vois la région incorruptible et inaccessible, l’immanence splendide, les mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant chaque mois au zénith un archipel de soleils, ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la profondeur, l’azur ; et, par l’idée, par ce que vous nommez le fond, j’étais dans le petit, et par le style, par ce que vous nommez la forme, me voilà dans l’immense. Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond ? (…) pages 583-584.

C’est une erreur de croire qu’une idée peut être rendue de plusieurs façons différentes. Tout en maintenant, bien entendu, au poëte souverain, le droit magnifique de développement, cette haute faculté, qui tient à l’habitation des sommets, de mettre en lumière autour de la pensée centrale toutes les idées circonvoisines, tout en maintenant cette faculté et ce droit, qui sont l’essence même de la poésie, nous affirmons ceci : une idée n’a qu’une expression. C’est cette expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il ? d’en haut. Par le souffle. Parfois sans savoir comment, mais toujours avec certitude. Instinct d’aigle. Pour lui, créateur, l’idée avec l’expression, le fond avec la forme, c’est l’unité. L’idée sans le mot, serait une abstraction ; le mot sans l’idée, serait un bruit ; leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les concevoir distincts. L’Alphée idée et l’Aréthuse expression, l’Arve jaune et le Rhône bleu coulant côte à côte des lieues entières sans se confondre, non, certes, rien de pareil. Il n’y a point, dans le miracle de l’idée faite style, deux phénomènes, quelque chose comme un embrassement de jumeaux, si étroit qu’il soit. Non. C’est la fusion où la fonte n’a pas laissé de veine, c’est le mélange à sa plus haute puissance, c’est l’amalgame à ne plus reconnaître l’un de l’autre, c’est l’intimité élevée à l’identité. Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion, divine, les vivisecteurs de la critique, n’ont même pas la satisfaction que donne la table de dissection à l’anatomiste, voir des entrailles ici, de la cervelle là, des éclaboussures de sang, une tête dans un panier ; d’un côté le fond, de l’autre la forme. Point. Ils arrivent tout de suite, s’ils sont de bonne foi et s’ils ont le grand sens critique, à l’indivisible, à l’indissoluble, au congénial, à l’absolu. Ils disent : fond et forme sont le même fait de vie. (…)» pages 584-585.

Victor Hugo, Œuvres complètes, volume Critique, éditions Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002 1985.

La suite, en cours...