Cioran Oeuvres

(Avec l'autorisation des éditions Gallimard)

Lettres supérieures 2013-2014

Exercice

Durée : 1 heure

Expliquez et commentez à l’aide d’exemples littéraires cet aphorisme de Cioran :

«Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.»

Cioran, Syllogismes de l’amertume, 1952.

Voici le début de la correction proposée en classe :

Vous aviez à comprendre et à commenter cette pensée de Cioran, à l’aide d’exemples littéraires. Dans ce type d’exercice, il faut d’abord être capable d’analyser le sens d’une phrase, et mettre en relation les termes importants. Mais cela ne suffit pas. Vous devez vous convaincre que l’intelligence d’un auteur requiert une solide culture générale. Culture générale, c’est-à-dire non pas de vagues connaissances sur tout et n’importe quoi, non pas cette « culture-camembert » que défendent certaines émissions télévisées, mais la maîtrise, profonde, « cultivée », d’œuvres anciennes et modernes, articulée aux grandes problématiques historiques, philosophiques et littéraires, sans lesquelles il n’est pas de connaissance possible. Car il ne suffit pas de savoir. «Comprendre » une œuvre, une pensée, une problématique, c’est mettre en relation des éléments épars, divers, auxquels on donne une cohérence en mettant au jour, des liens, des réseaux de significations. Le chemin est long et difficile, mais vous y êtes, et seuls de patients efforts vous empêcheront d’y renoncer. Dans les lignes qui suivent, je poursuis plusieurs objectifs : 1- vous apporter quelques éléments de réponse à la question posée. Je précise que je n’attendais pas de vous tout ce qui y est dit, loin s’en faut. J’espérais seulement lire dans vos copies la formulation d’hypothèses, d’intuitions, si possible assorties de quelques références littéraires. Quelques-uns d’entre vous y sont parvenus, même maladroitement. Que les autres ne se découragent pas ! 2- insister sur la méthodologie de l’analyse d’une citation. 3- tracer un programme de lectures facultatif, pour ceux qui voudraient augmenter cette « culture » qui ne vous tombera pas du ciel…

Les deux mots importants sont bien entendu mélancolie et rossignols. A eux deux, ils renvoient à toute une tradition littéraire qui met en relation le malheur (celui de l’âme et de la conscience) et la beauté (celle du monde extérieur, des choses qui nous environnent). Le rossignol est un oiseau dont le chant symbolise l’harmonie du monde, sa beauté, et l’amour des êtres qui y sont sensibles. La célèbre scène 5 de l’acte III de la fameuse pièce de Shakespeare est à ce titre exemplaire. Le dialogue « choral » qui fait parler Roméo et Juliette à l’unisson est bercé par le chant d’un oiseau que les amants nomment tantôt « rossignol », tantôt « alouette ». Pour quelle raison ? Si c’est le rossignol qui chante, ils peuvent encore rester ensemble, et s’aimer, car la nuit n’est pas terminée. Si c’est l’alouette, ils doivent se séparer pour sauver leur vie, car s’ils sont découverts, ils s’exposent à la mort. Le rossignol chante bien leur amour et symbolise leur union dans cette nuit qui n’en finit pas. Mais il chante un amour qui les menace de mort… La beauté de ce chant révèle la fragilité du bonheur des amants et ne le rend que plus désirable.

Cette relation profonde entre beauté et mélancolie nous renvoie évidemment à la littérature « romantique », qui l’a abondamment exploitée. (...).

(La suite a été donnée en cours...).