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(Détail du tableau de Poussin, L'Hiver ou le Déluge, qui illustre la première de couverture du livre de Pascal Quignard, La Barque silencieuse)

(Avec l’autorisation de l’agence photographique de la RMN-GP)

Crédit photographique : ©RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Voilà des questions qui exigent des réponses complexes, nuancées et qui ne se contentent pas des définitions des dictionnaires, néanmoins utiles pour entamer la réflexion.

L’écrivain et le critique y répondent chacun à sa manière, d’un point de vue qui peut être rhétorique, esthétique, philosophique, linguistique, sociologique, politique ou encore moral… : de Platon à Pierre Bourdieu, en passant par Aristote, Horace, les prescriptions des poètes (Machaut, Du Bellay, Malherbe...), l’Abbé d’Aubignac, Boileau, Perrault, Marmontel, Madame de Staël, Hugo, Rimbaud, Valéry, Du Bos, Breton, Sartre, Jakobson, Aragon, Butor, Genette, Starobinski, des revues aussi prestigieuses que La Revue des Deux Mondes, La Nouvelle Revue Française (NRF) ou encore Europe, et plus récemment des professeurs comme Jean-Pierre Martin, Yves Citton et Vincent Jouve (pour ne citer vraiment que quelques noms parmi tous ceux dont la réflexion compte dans ce domaine - j'en omets beaucoup ! -, et que vous pourrez retrouver dans l’anthologie de textes critiques, Littérature : textes théoriques et critiques, éd. Armand Colin, coll. « Cursus Lettres »), chacun explore -selon une « méthode » singulière - un aspect important de ce qui apparaît à la fois comme une pratique et une expérience «transhistoriques» (1). Je vous laisse rêver sur ces deux derniers mots en italiques. Nous verrons en cours quelles en sont les conséquences pour l'étude de la littérature.

Dans ce contexte caractérisé par des problématiques aussi stimulantes que variées, la réponse de Pascal Quignard, à la fois simple et énigmatique, se veut poétique, c’est-à-dire foncièrement littéraire

LA LITTÉRATURE ou l'amour des lettres et des livres

La Leçon de musique (1987), Gallimard, coll. « Folio », p. 59 :

« Une voix résonne dans le temps. Puis se déprend des conditions pratiques, dialoguées ou chantées, sociales de la parole humaine. Elle joue avec le fantôme d'elle-même. Ou bien elle joue avec son souvenir. On a nommé toutes ces possibilités, très récemment, la «littérature ». Le mot est très sonore. On disait l'amour des lettres et des livres. L'amour des lettres et des livres, ou la littérature, ils ont aussi affaire à la voix disparue.»

LE LITTÉRAIRE ou le souci de la langue

La Barque silencieuse (2009), Gallimard, coll. « Folio », p. 9-10 :

« J'ai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signe sans repos. Un jour que je cherchais dans le dictionnaire Bloch et Wartburg l’origine du mot de corbillard je découvris un coche d’eau qui transportait des nourrissons. Je me rendis le lendemain à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de Richelieu, dans le IIe arrondissement de Paris, dans l’ancien palais qu’occupait jadis le cardinal Mazarin. Je consultais une histoire des ports. Je notais trois dates : 1595, 1679, 1690. En 1595 les corbeillats arrivaient à Paris le mardi et le vendredi. Les mariniers les délestaient tout d’abord du fret puis ils débarquaient les nourrissons serrés dans leur maillot, fichés tout droits dans leur logette sur le pont ; ils les posaient sur des tonneaux sur la grève ; les petits bébés entravés étaient restitués ensuite un à un à leur mère par un homme qu’on appelait le meneur de nourrissons. Dès l’aube, le lendemain — c’est-à-dire tous les mercredis et samedis — les corbeillats transportaient de Paris à Corbeil d’autres petits afin qu’ils tètent le sein et sucent le lait des nourrices dans la campagne et la forêt. En 1679 Richelet écrivait corbeillard. En 1690 Furetière écrivait corbillard et le définissait : Coche d’eau qui mène à Corbeil petite ville à 7 lieuës de Paris. C’est ainsi que le corbillard, du temps où vivaient à Paris Malherbe, Racine, Esprit, La Rochefoucauld, La Fayette, La Bruyère, Sainte-Colombe, Saint-Simon, était un bateau de nourrissons qui voguait sur la Seine, longeant les berges, hurlant.»

Pour approfondir ces remarques suggestives, voici ce qu’affirme – avec un pessimisme quelque peu ironique - un autre écrivain, Dominique Noguez, qui a frayé avec la critique, dans l’introduction de son livre intitulé Tombeau pour la littérature, éd. de la Différence, 1991, pp. 10-13 et 15 :

«(…) le langage est chose bien décevante et bien simplette (puisque aussi bien n’importe quel ordinateur est maintenant capable d’en fabriquer des kilomètres) et que la littérature n’est estimable que parce qu’elle entreprend, de mille et une façons, de ruser avec lui. Je retrouve le mot ancien de « palimpseste » - utilisé aussi par Gérard Genette (qui est un des critiques de ce temps que je vénère, avec Barthes, Jean-Pierre Richard ou Starobinski) – pour suggérer qu’il n’y a fait littéraire digne de ce nom («littérarité», auraient dit le père Jakobson et les formalistes russes) qu’autant qu’il y a langage troué, piégé, ajouré de contre-langage, bref au travers duquel on puisse lire autre chose. Ce qui n’apparaît pas est presque le plus important. Il faut donc gratter (sans violence, sans forcer le sens).

(…) on n’est écrivain et, aussi, critique, qu’en payant un tribut à ceux qui vous ont donné du bonheur – et un peu plus d’être – par leurs écrits. A ce compte-là, il est vrai que ce livre est inachevé (et inachevable, j’espère) et que devraient s’y ajouter des chapitres sur Montaigne, Stendhal, Nerval, Rimbaud, Proust, Léautaud, Montherlant, Vaché, Rigaut, Breton, Rilke, Musil, Gracq, Mandiargues ou Frank (Duras, ce sera pour un autre livre).

(…) la littérature, comme l’art selon l’autre, est chose du passé (je voudrais bien que ce ne fût pas vrai, cela va sans dire) et qu’il y a urgence à lui rendre cet hommage presque funèbre. D’où mon titre. On verra à la fin que cet état d’esprit crépusculaire vient de la conscience d’une double menace, qui pèse sur la littérature en général et sur la langue française en particulier. Un brillant chercheur de je ne sais plus quel institut pédagogique national écrivait en 1983 dans un quotidien du matin qu’il était aberrant de lutter contre l’analphabétisme : « Les analphabètes, écrivait-il, font le bon choix en renonçant à une communication médiocre et en se tournant vers des médias plus rentables. » Lui-même ne devait pas trop croire à son idée, puisqu’il s’exprimait par écrit et, ma foi, fort bien. On connaît ces plaisantins (d’autres diraient : ces démagogues) appliqués à justifier des carences qu’ils n’ont pas et, en somme, à tirer l’échelle derrière eux. Ils sont malheureusement de plus en plus écoutés, comme tous ceux qui proposent de choisir la facilité. Au nom des « communications » riches et des médias rentables, ils finiront bien par décourager tout le monde de ce langage qui n’avance jamais tout à fait au rythme d’une lecture intéressée, qui fait des sortes de surplaces pervers, de ce langage plus implicite qu’explicite qu’on appelle la littérature.

(…) On voit que le titre de ce livre est à prendre dans tous ses sens. Pessimiste et optimiste. Funéraire, mais pas seulement. Il est à prendre aussi dans le sens d’«hommage» qu’il a chez Baudelaire, Mallarmé ou Ravel. Dans le sens, si l’on veut, où Valéry voit sa poésie, en 1917, comme un travail pour édifier à la langue française « un petit tombeau sans date ». Ce qui est loin d’être vain. D’ailleurs, même dans son sens funèbre, le mot laisse de l’espoir : car on trouve dans certains tombeaux des vampires et parfois une main pour soulever la pierre.»

(1) Si cette pratique et cette expérience « traversent » l'histoire, cela ne veut pas dire qu'elles n'ont pas d'histoire, bien évidemment. Des historiens comme Roger Chartier, par exemple, l'ont écrite (cf. notamment Inscrire et Effacer. Culture et écrite et littérature (XIe - XVIIIe siècle), éd. Gallimard / Seuil, coll. « Hautes Études », 2005.).

L'ART ET LA SCIENCE

Voici, d'un point de vue toujours littéraire, ce que pense Victor Hugo -mais au XXe siècle le grand poète américain (naturalisé anglais) T.S. Eliot ne dira pas autre chose (cf. « Tradition and the Individual Talent ») - à savoir qu'il y a dans l'art un universel qui subsume ses formes particulières. Propos discutables, bien entendu, comme toute affirmation péremptoire, mais non dénués de fondement :

«L’art marche à sa manière ; il se déplace comme la science ; mais ses créations successives, contenant de l’immuable, demeurent ; tandis que les admirables à peu près de la science, n’étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s’effacent les uns par les autres.

Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art. Le chef-d’œuvre d’aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain. Shakespeare change-t-il quelque chose à Sophocle ? Molière ôte-t-il quelque chose à Plaute ? même quand il lui prend Amphitryon, il ne le lui ôte pas. Figaro abolit-il Sancho Pança ? Cordelia supprime-t-elle Antigone ? Non. Les poètes ne s’entr’escaladent pas. L’un n’est pas le marchepied de l’autre. On s’élève seul, sans autre point d’appui que soi. On n’a pas son pareil sous les pieds. Les nouveaux venus respectent les vieux. On se succède, on ne se remplace point. Le beau ne chasse pas le beau. Ni les loups, ni les chefs-d’œuvre, ne se mangent entre eux.

(...) Shakespeare n’est pas au-dessus de Dante, Molière n’est pas au-dessus d’Aristophane, Calderon n’est pas au-dessus d’Euripide, La Divine Comédie n’est pas au-dessus de la Genèse, le Romancero n’est pas au-dessus de L’Odyssée, Sirius n’est pas au-dessus d’Arcturus. Sublimité, c’est égalité.»

William Shakespeare (1864), « L'Art et la Science », éd. Flammarion, 1973, pages 103-104.

La suite, en cours...

Bonne rentrée à tous !