Rue BalzacBalzac sa table de travail au château de Saché

Paris 8e arrondissement / Table de travail de Balzac au château de Saché © R.A.C.

Qu’est-ce qu’un roman « balzacien » ?

On ne peut aujourd’hui répondre à une telle question sans prendre en considération la polémique que cet adjectif, «balzacien », a provoquée dans les années 1960 avec le livre d’Alain Robbe-Grillet intitulé Pour un nouveau roman, éditions de Minuit, 1961 (Recueil d’articles écrits pour nombre d’entre eux dans les années 1950.). Dans « Une voie pour le roman futur » (1956), il présente clairement l’objet de sa réflexion critique :

« La seule conception romanesque qui ait cours aujourd’hui est, en fait, celle de Balzac. »

Dans d’autres chapitres de l’ouvrage, il remet en question ce qu’il appelle « les formes balzaciennes » du récit et, opposant à Balzac le Stendhal de La Chartreuse de Parme, il fustige «l’ordre balzacien », c’est-à-dire la cohérence temporelle et spatiale qui caractériserait en propre les romans de Balzac. Dès 1956 dans L’Ère du soupçon, Nathalie Sarraute avait aussi regretté que « Les critiques continu(assent) à juger les romans comme si rien n’avait bougé depuis Balzac. » (Préface)

Le grand spécialiste de Balzac, Pierre Barbéris, résume bien la situation en ces termes :

« Qu’est-ce qu’un roman balzacien ? La question prend tout son sens en 1834, en 1840, lorsqu’on s’aperçoit que décidément quelque chose s’est imposé, qu’on écrit et qui se lit, ou en 1960, lorsqu’on croit sentir que la formule cesse d’avoir toute son efficacité, mais s’obstine. »

Balzac, Une mythologie réaliste, p. 36.

Comme l’écrit Michel Contat (chercheur au CNRS et spécialiste de l’œuvre de Jean-Paul Sartre) dans un article du Monde où il évoquait en 2008 la démarche de Robbe-Grillet, qui venait de disparaître :

« Le nouveau devait tuer l'ancien, ceci remplacer cela. Robbe-Grillet remplacer... qui, quoi ? Balzac, le roman balzacien, ses adeptes traditionnels, le romancier régnant sur sa création comme Dieu sur l'univers, éternellement, alors qu'en art tout est jeu de formes et de langage, remise en question permanente, perpétuelle renaissance. »

Michel Contat, Le Monde, 18 février 2008.

Ce roman du « réel » et de la « connaissance » que le critique Pierre Barbéris analyse dans son ouvrage, Robbe-Grillet veut en dénoncer les fondements idéologiques par une étude de ses composantes « traditionnelles» les plus contestables selon lui, comme le « personnage », «l’histoire» et la notion de « réalisme » ou plus précisément « l'illusion réaliste». Les arguments de Sarraute et de Robbe-Grillet méritent évidemment attention. Les contre-modèles qu’ils opposent à Balzac (Proust, Joyce, Kafka notamment) attestent évidemment d’une transformation irréversible du roman. Il reste que, à certains moments, les critiques des « nouveaux romanciers » semblent plus porter sur les épigones de Balzac que sur l’auteur de la Comédie humaine lui-même ! L’emploi de l’adjectif « balzacien » dans le sens négatif que nous venons d’évoquer semble le montrer : dérive d’un adjectif relationnel qui serait progressivement devenu qualificatif (si l’on en croit le Trésor de la Langue Française la première attestation de « balzacien » est attribuée à Théophile Gautier qui, dans Les Jeune-France en 1872, utilise ce mot dans le sens de « partisan de Balzac »)? Car Balzac n’était probablement pas plus «balzacien » que Marx ne fut «marxiste » ou Freud «freudien». Et, outre que l’on ne peut reprocher à l’auteur du Père Goriot de ne pas connaître les révolutions philosophiques de la psychanalyse et du matérialisme historique, il serait tout autant injuste de réduire à un dogme la variété et la complexité de l’œuvre balzacienne en en faisant trop facilement le repoussoir de la modernité, sa «tête de Turc », si l’on peut dire !

D'autres critiques tel Bernard Pingaud nous incitent d’ailleurs à penser que « le ‘roman balzacien’ ne ressemble guère à l’amalgame de plat réalisme et de romanesque débridé qu’on entend souvent sous ce nom. » L’Expérience romanesque, Gallimard, coll. « Idées », p. 75. Cet article qui a pour titre «Balzac : l'envers et l'endroit» date de 1969.

On sera enfin attentif à ce que Claude Simon, prix Nobel de Littérature en 1985, dit de Balzac dans son Discours de Stokcholm, éditions de Minuit, 1986 :

« Hardiment novateur à son époque (ce qu’oublient ses épigones attardés qui, un siècle et demi plus tard, le proposent en exemple), soutenu par un certain ‘emportement de l’écriture' et une certaine démesure qui le haussaient au-delà de ses intentions, le roman balzacien a ensuite dégénéré pour donner naissance à des œuvres qui n’en ont retenu que l’esprit purement démonstratif. » p. 17

Ainsi la question du « roman balzacien » nous oblige tout d'abord à nous demander plus «simplement» ce qu’est un roman, ce que sont ses origines, ne serait-ce que pour savoir à qui Balzac est « redevable ». Question qui apparaît d’autant plus «simple » que nous pensons tous en connaître la réponse, tant ce « genre» a envahi la production littéraire ces dernières années, au point de se confondre avec la définition même de la littérature, en particulier aux yeux des lecteurs du grand public. Mais le roman est-il un « genre littéraire » ? Faut-il le considérer comme « le degré zéro » de la littérature ? Et dans ce cas l’a-t-il toujours été ?

Cette réflexion est en étroite relation avec l'étude du Lys dans la vallée et le cours d'histoire littéraire.

La suite, en cours…