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Dans un entretien avec un journaliste de radio, Fabrice Luchini avertit les auditeurs : ce film n'est pas une adaptation, une mise en images du roman de Flaubert, Madame Bovary. Comme dans Alceste à bicyclette, qui met Le Misanthrope de Molière au centre du film, Gemma Bovery raconte une histoire qui permet, selon lui, de «faire passer en contrebande» une œuvre littéraire capitale.

Martin Schubert (Fabrice Luchini) a repris la boulangerie de son père dans un petit village de Normandie, après avoir quitté Paris et son travail de lecteur aux éditions Pelletier. Martin est passionné par la littérature. Son roman favori est ce qu'il estime être le chef-d'oeuvre de Flaubert, Madame Bovary. Aussi est-il saisi d'un certain ravissement lorsqu'il apprend que ses nouveaux voisins, des Anglais, s'appellent Gemma et Charles Bovery... Très vite, il cherche à entrer dans l'âme de Gemma pour y deviner «le regard noyé d'ennui, la pensée vagabondant» d'un être marqué par une existence banale et triste. Le voilà séduit et bouleversé, de plus en plus troublé par une femme qui le fascine et qu'il désire. Observant secrètement et minutieusement la vie de celle qu'il ne voit plus que comme un personnage de roman, il ne cesse de trouver des ressemblances entre Emma et Gemma, allant jusqu'à se comporter de manière intrusive, tel un écrivain pour qui son héroïne n'aurait plus de secret. «La vie imite l'art», lance-t-il à Gemma interdite, dans une scène à haute tension dramatique, cherchant à la sauver d'un sort qu'il croit funeste . La réalité sera-t-elle conforme à la fiction ou la dépassera-t-elle, selon l'expression consacrée ? Martin aura-t-il eu raison de pressentir en Gemma une réincarnation du personnage célèbre de Flaubert ? Une chose est à peu près certaine, et la fin du film le confirme : Madame Bovary, c'est lui!


Mais Roland Barthes n'a-t-il pas affirmé que «Nous sommes beaucoup - sinon tous - des Bovary : la Phrase nous conduit comme un fantasme (...)» ? (1). L'un des mérites de ce film est de susciter une réflexion sur la lecture et l'une de ses modalités essentielles, considérée en 1892 par Jules de Gaultier comme une pathologie : le bovarysme, qui serait cet excès d'empathie qu'éprouve le lecteur pour les personnages de roman auxquels il s'identifie aveuglément. Ce «pouvoir qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n'est» (Georges Palante, Le Bovarysme. Une moderne philosophie de l'illusion, 1903) a été repensé ces dernières années comme une capacité de ressaisissement de soi et de resubjectivation qui serait tout le contraire d'une aliénation : une volonté de trouver à travers les mots la possibilité d'échapper à son sort en cherchant à vivre autre chose que ce à quoi la réalité nous assigne. Cette volonté, qui n'est le plus souvent qu'un désir, est au cœur de la lecture et possède un pouvoir fécondant. Mais alors d'où vient l'échec d'Emma à incarner les possibilités de cet être autre auquel elle aspire ? L'expérience de Martin ne redouble-t-elle pas l'impuissance de son héroïne préférée ? Nous tâcherons de répondre à ces questions dans les jours qui viennent, sans attendre l'étude des Misérables et du roman en général, dans la mesure où elles sont au fondement même de l'expérience littéraire.


Voici un extrait du livre intelligent et suggestif de Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011. Elle y décrit le pouvoir symbolique effectif qu’un livre peut avoir aux yeux d’un lecteur «bovaryste», c’est-à-dire finalement tout «vrai» lecteur :

« Un livre peut en effet acquérir la force d’une autorité, montrer qui ou quoi désirer, et doubler en cela notre formation intérieure d’une antériorité active ; il devient une sorte de conseil, et même d’oracle, un passé choisi qui a tout à la fois la magie de la prophétie, l’inquiétante étrangeté du pressentiment, et la justesse d’une préfiguration. Cela ne peut pas avoir lieu sans excès, sans emportement complet du sujet, car le désir témoigne, comme c’était le cas pour Marcel (Proust), d’un véritable entêtement : ‘Lire, c’est désirer l’œuvre, c’est vouloir être l’œuvre, c'est refuser de doubler l'œuvre en dehors de toute autre parole que la parole même de l’œuvre.’(2) Possibilisation de soi et acquiescement à l’injonction d’un dehors, ici, sont volontairement mêlés. » p. 191.

(1) Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, éditions du Seuil /IMEC, 2003, p. 149.

(2) Roland Barthes, Œuvres complètes, éditions du Seuil, 3 tomes, 1993-1995, t. II, p. 51. La citation est extraite de Critique et vérité (1966), dans la partie intitulée « La Lecture ».

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