Avec l'autorisation des éditions Gallimard // page 115 de l'ouvrage, dans la collection « Blanche».
Ethnologue de profession, écrivain et poète, Michel Leiris est surtout connu en littérature pour son œuvre autobiographique publiée sous le titre général La Règle du jeu, de Biffures (1948) à Frêle bruit (1976). Glossaire j’y serre mes gloses est un opuscule qui parut d’abord dans la revue d’André Breton, La Révolution surréaliste (1925-1926). C’est une œuvre de jeunesse dans laquelle Leiris redéfinit un certain nombre de mots, noms communs mais aussi parfois noms propres, selon des procédés qui relèvent de l’association d’idées, du jeu sur les sonorités, de l’anagramme – en apparence farfelue mais souvent suggestive. En recourant au principe de l’analogie, dont les surréalistes ont fait un abondant usage, l’auteur de Mots sans mémoire (titre général du livre dans lequel on trouve désormais le Glossaire) cherche aux mots une nouvelle motivation (sens linguistique) et donc de nouvelles sources de signification. Cette fiction linguistique qui fait œuvre poétique revisite ainsi la langue et repense la culture selon les ambitions esthétiques, politiques et sociales qui furent celles du surréalisme : libérer la langue des carcans idéologiques, laisser parler l'inconscient (le surréalisme est défini par Breton comme un automatisme psychique), faire de l’art la substance même de la vie… Reste que ces variations lexicographiques sont fort drôles et peuvent susciter, outre le plaisir de lecture, une réflexion sur le langage et la littérature, que nous ne manquerons pas de poursuivre à cette occasion.(Ce cours doit être mis en relation avec l'exercice d'écriture évoqué dans le billet précédent).
Ci-dessous, un échantillon des trouvailles de Leiris. Tentez de comprendre de quelle façon les définitions sont engendrées par les procédés mentionnés plus haut, en précisant ce qui relie le mot à la chose (1) dans la recréation de notre auteur. Après cet exercice, pourquoi ne pas essayer, à votre tour, de "gloser " des mots à la manière de Leiris ? Vous verrez que ce n'est pas si simple !
ABSOLU – base unique : sol aboli.
ACADÉMIE – macadam pour les mites.
ALPHABET – l’étal des lettres, pas affublé de falbalas.
ANNIHILÉ - annulé, par le néant inhalé.
ANTHROPLOGIE, en tripes au logis.
ANTIQUITÉ - temps inquiétant quitté, que hantaient les Titans.
BAROQUE – rocailleux et bariolé.
CADAVRE – le cadenas s’ouvre : c’est le havre, cadastre de nos lèvres.
CALLIGRAMME – cage et gril des mots en flamme.
HASARD – bazar bizarre.
HYPERBOLE – périple de mots : je respire ces bolides.
JARDIN (retourné, il donne un nid de rage.)
JE – mon jeu.
KYRIELLE – pluriel lyrique.
LANGAGE – bagage lent, langes de l’esprit.
LITTÉRATURE – art de lutte et de râles ; ou bien raclure de littoral.
MÉTAMORPHOSES – maladie métaphysique des morts. (Formation métallique ? Mal morose.)
MÉTAPHORE – phare de phosphore ? forêt matée ? ou épitaphe du fort en thème ?
MḖTAPHYSIQUE – sable méphitique ? fatigue de Thésée ? Memphis ? ou l’Améthyste ?
NÉVROSE – rose vaine du cerveau.
Ô (étOnnée, la bOuche mOlle s’arrOndit, gObe l’ObOle de l’hOstie…)
ŒDIPE – yeux perdus, pour ce peu : le meurtre d’un père hideux, le déduit d’une mère adipeuse.
POÉSIE (je l’ai choisie pour épousée)
PROFESSEUR – oppresseur, par ses épreuves ou ses fessées.
PSYCHANALYSE – lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit.
RÊVE – le revers (ou l’avers ?) de la veille. Le reverrai-je ?
RHÉTORIQUE érotique…
SḖMANTIQUE – physique des semences, des sédiments menteurs des langues.
THÉÂTRE – attrait d’Atrée.
TRANSCENDANCE – transe sans danse.
TU – ce qui me tue (je l’interpelle).
UBU – une Balance entre deux Urnes : phallus ou âne de Buridan ?
VOCABLES – vos câbles, pour échapper à vos caveaux.
WATERLOO – atterré, vois ton lot : la loi terrible des rois.
XÉNOPHOBIE – idée bigle de la faune des cénotaphes et des boxons.
Y – fourches caudines de la mort. J’Y suis lancé.
ZÉRO – oh ! l’érosion de l’essor rosé…
(1) C'est précisément réfléchir à ce que l'on appelle la motivation, en linguistique. La motivation est la relation de nécessité que l'on établit entre le mot (signifiant) et son contenu (signifié). Depuis Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique moderne, les sciences du langage pensent définitivement que cette relation est arbitraire, c'est-à-dire fondée sur une convention admise par les locuteurs (Certes, Platon le faisait déjà dire à Hermogène dans son dialogue intitulé Cratyle... et Emile Benveniste a nuancé cette thèse en 1939 en montrant qu'il y avait surtout arbitraire entre le signe -signifiant + signifié - et le référent, c'est-à-dire la réalité non linguistique (a)...). Comme nous l'avons déjà vu dans le cours sur la poésie, un aspect non négligeable de l'art poétique consiste à déjouer cet arbitraire, et donc à remotiver les mots du poème...
(a) Aux curieux je recommande la lecture du chapitre IV des Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste : « Nature du signe linguistique », éditions Gallimard, coll. « TEL », pages 49-55.
La suite, en cours...