La perception s’éduque-t-elle ?
Pour l’intro :
Education : processus de médiatisation : apprentissage suppose de passer par une expérience , qui produit un résultat à partir duquel on a accès à d’autres expériences ; Perception = expérience qui semble être celle de quelque chose d’immédiat , elle est réputée constituer notre accès au monde ; le contenu qu’elle nous apporte est non conceptuel et les concepts seraient élaborés à partir d’éléments donnés , bruts (les sensations) ; Donc à première vue la perception ne s’éduque pas, perception et éducation sont opposés ; Mais en même temps, les cultures ne classent pas les couleurs de la même manière (voir Manuel Grateloup). Le musicien perçoit mieux l’harmonie que le non musicien, le peintre sait voir là où le profane ne voit rien, ou voit mal, etc. En quel sens , en quoi y aurait-il au sein de la perception une élaboration , un travail débouchant sur la possibilité de nouvelles expériences ? En quoi ce processus consiste-t-il ? L’éducation des sens est-elle le fait d’une faculté supérieure aux sens, ou bien dérive-t-elle d’un travail que les sens effectuent eux-mêmes ?
« Nous voyons les choses mêmes… Il est vrai que le monde est à la fois ce que nous voyons et que pourtant nous devons apprendre à le voir » citation de Merleau-Ponty
Partie I : L’éducation de la perception permet d’augmenter , de développer nos connaissances
A/ de l’observation d’objets ou d’événements je peux retirer des expériences qui vont modifier la manière que j’aurai d’appréhender ces objets ; je peux par exemple, devenir plus apte à discerner certaines propriétés des objets dans la perspective de mieux m’en servir (par exemple me servir d’un ordinateur : j’apprends à distinguer et donc à percevoir les différentes icônes, etc.) Il semble que se déroule un processus inconscient dans lequel des sensations (physiques) deviennent des pensées, ou débouchent sur des pensées (psychique). On peut se demander alors comment ceci se produit-il ? (Matière / Esprit). Les animaux ne perçoivent que ce qu’ils ont besoin de percevoir : la perception est intégralement pragmatique. Par conséquent, ce qu’ils perçoivent est ce qui est utile pour eux. Les sujets humains développent en plus leur perception dans d’autres perspectives , en particulier, ils cherchent à connaître les choses dans le seul but de les connaître. Alors que les animaux ne distinguent pas les propriétés utiles des propriétés objectives , et qu’ils n’ont pas besoin de la distinction entre propriétés relatives à eux (à leurs besoins) et propriétés des choses elles-mêmes (objectives), les sujets humains sont capables de faire cette distinction. L’exercice de la perception constitue donc une éducation à l’objectivité, à la connaissance objective des choses perçues. Nous apprenons à distinguer l’objectif du subjectif notamment en approfondissant la distinction entre perception et imagination / mémoire : la perception possède une vivacité que ne possède pas l’image mémorisée (thème empiriste). Nous pouvons aussi distinguer les qualités premières (étendue, figure, mouvement) et les qualités secondes (couleur, chaleur, odeur).
B/ La question qui se pose est de savoir si cet apprentissage de l’objectivité est le produit de la perception sensible, ou bien d’une autre faculté : l’entendement (la raison). La perception éduquée est en effet apte à distinguer différentes classes de perceptions, alors , l’entendement étant une capacité de rassembler et de juger, n’est -ce pas lui (et non la perception au sens habituel = perception sensible) qui produit ce résultat ? (= la perception S’éduque -t-elle.. elle-même ? ).
Descartes : il y a une tendance des sens et de l’imagination à nous faire croire faussement que les qualités secondes (relatives à nous) des objets en sont des qualités premières (leur appartenant en propre). (voir texte cité dans le bouquin page 129) Les illusions des sens (optique par exemple) , les erreurs de la perception ne peuvent être corrigées que par la raison : cf. le bâton dans l’eau : cf. La Fontaine : « ma raison le redresse », cf. Tintin , l’Etoile mystérieuse ; Comme la perception dépend en définitive d’un jugement de l’esprit, (et non l’oeuvre de la sensation), il faut que les impressions issues des sens soient adaptées à l’esprit par l’esprit ; Descartes propose alors un modèle de la perception dans lequel les impressions sont chiffrées par l’esprit les empiristes refusent de supposer une dualité dans le sujet humain (refus de séparer l’esprit en deux parties : comment ensuite les réconcilier?) ; Condillac imagine la production de l’ensemble des facultés de l’esprit à partir du toucher (exemple de la statue) ; et parmi les sens, le toucher a un rôle primitif et pédagogique : c’est lui qui en effet distinguer le mieux ce qui relève de l’extériorité, donc d’apprendre l’objectivité ;
C/ Transition :
peut-on trancher entre empirisme et rationalisme ? La réponse au problème de Molyneux permettrait de trancher cette question : que se passe-t-il si un aveugle né , à la suite d’un opération réussie, parvient à voir , pour la première fois ? Si on lui montre une sphère et un cube, peut-il les reconnaître immédiatement ? Si la réponse est « oui », c’est que l’esprit humain dispose d’un « logiciel » de traduction automatique des données sensibles (que l’aveugle a en mémoire) qui lui permet de reconnaître la sphère visible et le cube visibles comme les équivalents de la sphère et du cube touchés ; (rationalisme) : l’esprit, l’entendement = une sorte de « 6ème sens, de sens commun aux 3 sens, mais qui n’est pas un sens sensible) Si la réponse est non, il faut que l’aveugle procède à la mise en correspondance par l’expérience des données de chacun des deux sens avant de pouvoir reconnaître le cube et la sphère vues ; (empirisme) ; (la réponse à cette question a été que l’aveugle ne pouvait pas immédiatement reconnaître les formes vues ; mais cette « réponse » est trop partielle : c’est peut-être parce que l’aveugle doit d’abord exercer son sens visuel, et non parce que ce sens visuel n’est pas corrélé directement au sens du toucher) ;
passage de l’éducation comme développement des connaissances à l’éducation comme affinement de notre rapport au monde ;
II/ L’éducation de la perception comme processus immanent à la vie du sujet comme être vivant
A/ limites de la thèse empiriste et de la thèse rationaliste :
la thèse empiriste suppose que la perception nous donne des sensations = des données brutes, atomiques, séparables les unes des autres (comme un lego), et que nous construisons notre expérience par associations des images mémorisées des sensations (processus d’attente d’une même suite ou d’un même complexe de sensations) ; Or cette conception est fausse : nous saisissons des objets ; la perception = intentionnalité ; les perceptions portent leur sens avec elles-mêmes ; la Gestalt = théorie qui montre que nous appréhendons des « touts » , des figures, des blocs de figure sur fond ; voir Barbaras ;
quant à la thèse rationaliste, son défaut est de mettre le monde à distance de nous-mêmes, du sujet : le sujet n’a affaire qu’à des représentations (des transpositions de l’expérience sensible dans le langage de la raison, de l’esprit) , qui font l’intermédiaire entre le sujet et le réel ; elle a donc comme la thèse empiriste le défaut de poser que le sens que les choses ont dans notre perception ne leur est pas adhérent, qu’il vient de l’esprit ;
B/ la théorie de la Gestalt peut se comprendre par le fait que l’être humain est un vivant :
Bien que le sujet humain dispose d’une faculté (qui le distingue des animaux) , de saisir le monde de façon théorique (de chercher à connaître la vérité objective pour la vérité elle-même) , il est d’abord un être vivant ;
la perception est une manière de vivre le monde, elle est une modalité du débat que l’organisme entretient avec ce monde (voir Barbaras) ;
plutôt que de supposer que cet être vivant doive corriger ses erreurs (sa subjectivité) pour pouvoir atteindre la vérité cachée dans la perception, il faut parvenir à penser qu’il y a déjà une vérité dans la perception sensible , et que la connaissance objective n’est qu’une destinée possible, porteuse d’un autre type de vérité, correspondant à une autre dimension de notre être au monde (et non porteuse exclusive de la vérité) ; il y a une forme de « vérité » correspondant à la vie ; il y a donc bien un apprentissage, une éducation possible de la perception consistant à apprendre à accueillir les expériences données par la perception ; ici l’apprentissage consiste non à échafauder une nouvelle connaissance , mais à savoir laisser une place pour ce que nous apporte la perception ; notre tradition philosophique a en effet produit une forme de mise à l’écart de la perception vive, pour lui substituer une perception instruite par la raison, par la réflexion ; il nous faut (ré)apprendre à voir : « Il est vrai que le monde est à la fois ce que nous voyons et que pourtant nous devons apprendre à le voir » Merleau-Ponty
III/ L’expérience esthétique est-elle une éducation de la perception (et par quoi exactement), ou bien a-t-elle quelque chose à apprendre de la perception ?
A/ Mais alors le travail de l’art consiste paradoxalement à nous apprendre à voir le monde en nous reconduisant à l’expérience primitive de la perception
1/ La perception nous donne des « essences sauvages » : Merleau-Ponty ; nous comprenons ce que nous voyons et en même temps nous ne pouvons pas toujours dire ce que c’est (il ne s’agit pas de concepts comme dans la connaissance claire et distincte) ;
2/ Le jugement esthétique correspond bien à cette situation de la perception : « est beau ce qui plaît universellement sans concept », Kant : nous ne pouvons pas réduire le spectacle que nous avons devant les yeux à des concepts, etc ;
3/ Ceci s’oppose à la conception de Hume, selon qui la distinction entre experts et non experts en matière d’art repose sur le fait nous apprenons à percevoir certaines propriétés dans les œuvres en affinant notre goût, goût qui s’affine par l’exposition réitérée à ces propriétés, (voir texte dans mes documents anciens)
B/ Mais doit-on, comme semble le dire Merleau-Ponty, faire abstraction de nos connaissances sur les objets du monde pour pouvoir enfin percevoir le monde directement ? (médiation de la philosophie pour revenir à cet immédiat, à l’originel) ? Merleau-Ponty ne récuse pas le rôle (même le rôle positif) de la culture dans la formation de l’expérience esthétique ; mais il semble supposer que nous pourrions nous diriger vers un regard neuf, et originel… Or il semble au contraire que nous ne pouvons jamais nous débarrasser de ce que notre époque, notre mode de vie, etc. produit comme moyens de discernement du réel ; cf. Benjamin : l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : esthétique du choc, apportée par l’apparition de nouveaux médias, contre esthétique de la contemplation = disparition de l’aura
C/ Ce que nous pouvons faire est faire œuvre d’esprit critique pour tenter de prendre conscience de la manière dont le monde social, technique, économique construit pour nous une manière de percevoir, et ceci peut-être plus souvent pour le pire que pour le meilleur (voir Industrie culturelle chez Adorno) REM qu’Adorno ne se place pas simplement d’un point de vue de sociologue, mais qu’il était lui-même musicologue, musicien et même compositeur