mardi, avril 15 2014

La levée des travailleurs civils à Saint-Quentin

L'organisation de la levée des travailleurs civils

Le 5 décembre 1914, les Saint-Quentinois découvrent une affiche placardée dans la nuit "ordonnant aux hommes de 18 à 38 ans de se présenter, à une heure, à la caserne, porteurs d'une feuille en double, avec le nom, l'adresse, la profession, etc."Le maire se rend alors à la Kommandantur et reçoit l'assurance du nouveau commandant, le comte von Bernstorff, que "c'est là une simple formalité, qu'on ne retiendra que les ouvriers terrassiers - et encore pour quelques jours- et les apaches et repris de justice dont la police a fourni une liste". Selon Elie Fleury, trois à quatre mille jeunes se présentent à l'heure dite. On laisse repartir la plupart en ne conservant que "la plus jeune classe, celle de 1896, les adolescents de dix-huit ans".

IMG_4286.jpg Source : Elie Fleury Sous la botte, illustration Paul Séret

Les Allemands éliminent tous ceux que M. Lambert, le commissaire de police, leur indique comme appartenant au commerce et aux professions de l'administration. Finalement, 870 jeunes gens sont retenus et apprennent qu'ils vont devoir travailler pour l'Allemagne.
Entre 21 heures et 22 heures, ils se rendent à la gare. Elie Fleury nous décrit l'atmosphère de cette première réquisition : "Ces pauvres garçons chantaient La Marseillaise, le Chant du Départ et poussaient des cris de : Vive la France ! Adieu maman ! Les Allemands, eux, hurlaient : Hourra ! pour couvrir ces protestations."
Le train s'arrêta en gare d'Aulnoye puis fut coupé en deux : une moitié partit pour Le Quesnoy, l'autre moitié pour Landrecies. Les jeunes Saint-Quentinois travaillèrent à couper du bois dans les forêts ou à travailler pour l'entretien des routes.

Les témoignages de Saint-Quentinois recueillis par Elie Fleury

Franck Debeauvais, l’un de ces travailleurs, raconte qu’ils sont arrivés à Landrecies à cinq heures du matin. Ils sont logés dans la caserne Biron. Grâce aux habitants et au maire de la ville, ils reçoivent des poêles, de la paille, des couvertures (ils avaient dormi par terre la première nuit).
Chaque jour, un sous-officier vient faire l’appel à huit heures du matin. Cent cinquante à deux cents travailleurs civils sont envoyés en forêt pour récupérer le bois qui a été coupé par des "évacués de la ligne de feu, des gens de la Somme par conséquent". Franck Debeauvais insiste sur le fait qu’ils ne font rien d’utile et qu'ils sont très mal nourris.
Cependant, les Allemands renvoient chez eux ceux qui ne sont plus en bonne santé : "Une heureuse petite indisposition me valut de revenir chez moi. J'étais le cent soixante-troisième dans ce cas".

Elie Fleury nous donne un autre témoignage d'un Saint-Quentinois qui travaillait sur les routes :
Après avoir travaillé sur les routes autour de Landrecies, cette personne qu'Elie Fleury ne nomme pas, est emmenée à Péronne puis à Marquaix et enfin à Tincourt-Boucly.
Il décrit des conditions de vie difficiles : ils sont logés dans des maison inhabitées, sans fenêtres. "La paille était mesurée et, pour le feu, nous ramassions du bois". "J'ai passé neuf mois sans me déshabiller. Bien entendu, on ne nous mettait pas à l'abri de la pluie. Nous étions en loques".Ils vivent aussi complètement coupés de leur famille : "Il paraît que de Saint-Quentin, nos parents nous envoyaient paquets sur paquets. Nous n'avons jamais rien reçu, pas même une carte-correspondance". Lors de leurs déplacements, il leur est interdit d'adresser la parole à un civil.
Le travail est dur et les coups pleuvent : "coups de crosse et piqûres parfois profondes de baïonnettes". Il revient à Saint-Quentin le 7 juillet 1915, seul de son équipe de douze, car il a bénéficié d'une "protection". Mais il doit rester trois semaines à la caserne sans savoir pourquoi.
Son père, pour son travail, a touché 132 francs dont 80 en bons de réquisition.

Le dernier témoignage est celui de Ladéolle qui fait partie du train qui s’arrête au Quesnoy. Il y restera deux mois.
Les travailleurs civils sont logés à la caserne Lowendal dans des chambrées de quarante. Ils sont classés par corps de métiers ce qui suscite, selon le témoin, un sentiment de jalousie de la part des ouvriers manuels contre les employés.
Il décrit sa journée : "le réveil sonnait à 5 heures, deux ou trois Allemands entraient en trombe dans chaque chambrée et piquaient à la baïonnette les dormeurs pour les réveiller". Ils vont à la gare pour charger du "sucre, du foin des fagots, des betteraves".
Les conditions de travail sont très pénibles : "Les coups pleuvaient sur les plus faibles. Le caporal Malts notamment avait inauguré une bastonnade au nerf de boeuf qui était vraiment très cruelle ; il tapait sans distinction sur tous ceux qu'il croisait et il en résultait des meurtrissures extrêmement douloureuses". Les conditions de vie sont très dures. La nourriture est exécrable : le matin, les travailleurs n'ont droit qu'à "un peu d'eau chaude tourmentée appelée café". "A midi, l'on mangeait du riz au mou, c'est-à-dire du riz cuit à l'eau et sans sel, dans lequel on avait écrasé 4 kilos de mou de veau pour 400 hommes. Le soir, du "jus" comme au matin". Mais le café est bientôt remplacé par la "papinette" c'est-à-dire de la farine délayée dans de l'eau sans sel.
Le témoin remercie les habitants du Quesnoy qui leur font parvenir de la nourriture et surtout des vêtements chauds "car beaucoup d'entre nous, se fiant à la parole donnée par les Allemands qu'il ne s'agissait que d'une simple formalité d'inscription, s'étaient rendus à la caserne de Saint-Quentin en simples habits de travail."