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Lucie Guillevic // Grégoire A., élève en Hypokhâgne, lisant des poèmes de Terraqué.

Photos © Adrien D. HK


Pour introduire la conférence (discours de présentation de Reynald André Chalard) :

Chers étudiants des classes préparatoires littéraires, chers élèves de Terminale Littéraire, chers collègues, chers amis,

Nous voilà réunis aujourd’hui pour la 2 e édition des «Rencontres de Pierre d’Ailly». Vous avez répondu présent, et je vous en remercie.

Vous savez que les enjeux de ces « conférences » tournent autour de la littérature, de l’expérience esthétique et éthique qu’elle nous propose, de ce qu’elle nous donne à penser de notre rapport au monde, des problématiques qu’elle permet de croiser, au carrefour de la philosophie, de l’histoire et plus largement des sciences humaines.

C’est pourquoi nous avons reçu en novembre 2013 Michel Crépu, alors directeur de La Revue des Deux Mondes et aujourd’hui directeur de la non moins prestigieuse Nouvelle Revue Française, la NRF, revue des éditions Gallimard.

Nous avions écouté Michel Crépu nous dire ce qu’il pensait des rapports que nous entretenons avec la technologie numérique – et de ce qu’elle fait à la culture générale, à la littérature, au livre. C’était un privilège de le recevoir, et nous en avons tous gardé, je crois, un excellent souvenir.

C’est aussi pour moi un grand privilège de recevoir aujourd’hui Lucie Albertini-Guillevic, qui est – je le dis en toute sincérité – une femme de culture, rare et exigeante, écrivain, traductrice d’œuvres de langues nordiques – on peut citer entre autres auteurs Ingmar Bergman, Lars Gustafsson et Bo Carpelan, mais vous avez aussi traduit de la poésie finlandaise (et ma liste n’est évidemment pas exhaustive).

Vous avez été la compagne de Guillevic (1907-1997), une des plus grandes voix poétiques du XXe siècle, dont presque toute l’œuvre est publiée aux éditions Gallimard. Vous poursuivez d’ailleurs ce travail de publication posthume, qui a donné en 2002 les beaux recueils intitulés Quotidiennes (poèmes écrits entre 1994-1996) ainsi que Présent (1987-1997) en 2004, et à ce jour deux livres qui reprennent des poèmes qu’on ne trouve plus tels quels aujourd’hui – ou très difficilement- soit parce que leur publication est ancienne, soit parce qu’ils ont été publiés dans des livres d’artistes, en collaboration avec des peintres (Fernand Léger, Jean Dubuffet, Alfred Manessier, pour ne citer que ceux-là), donc livres au tirage limité, qui les rend introuvables aujourd’hui : Relier en 2007 et Accorder en 2013.

Je vous remercie, chère Lucie, de nous faire le plaisir amical et l’honneur de votre présence aujourd’hui. C’est parce que vous êtes dans l’écriture et dans la lecture, et en particulier dans la lecture de l’œuvre de Guillevic, depuis très longtemps, que votre expérience et votre témoignage peuvent intéresser nos élèves et nos étudiants.

Qu’y a-t-il de plus célébré aujourd’hui que la « poésie », genre littéraire cependant le moins lu, rares étant ceux qui volontairement, librement, sua sponte, auraient dit nos poètes latins – qui ne sont pas en meilleure position... – rares étant ceux, disais-je, qui lisent spontanément des poèmes ? Peut-être en a-t-il toujours été ainsi de la poésie, qui a souvent fait les frais d'une forme d'inculture et d'indifférence générales, aggravées par l'utilitarisme ambiant. Il ne faut pas oublier, en effet, les poèmes satiriques d’un Rimbaud ou d’un Verlaine, qui se moquent avec bon appétit du bourgeois «Monsieur Prudhomme», plus sensible à la poésie des chiffres, surtout lorsqu’ils représentent des valeurs boursières ou des billets de banque, qu’à la poésie des vers…

Il n’empêche, même si nous vivons toujours dans un monde où l’argent est le maître (nihil novi sub sole !), ce qui n’explique pas tout, les progrès réalisés dans le domaine de l’accès à la culture, de même que la démocratisation de l’école, ces deux avancées, donc, n’ont pas, que je sache, favorisé la lecture de la poésie, et plus précisément la poésie moderne et contemporaine. Ce «problème » est complexe, et il n’est pas question de l’aborder sous tous ses angles aujourd’hui. Néanmoins, et pour répondre – au moins en partie – à la légitime attente de nos étudiants, d’abord les Hypokhâgneux, qui ont fait l’effort – parfois douloureux – de lire Terraqué, de Guillevic – qui sera au centre de notre réflexion – puis les Khâgneux spécialistes en Lettres modernes, qui ont aussi lu, non moins aisément, Plupart du temps, de Pierre Reverdy (poète qui a beaucoup influencé Guillevic), pour répondre donc à leur inquiétude, il me paraît utile et même nécessaire – afin d'enrichir aussi leur formation - de faire appel à un lecteur non spécialiste, non universitaire, qui ne soit pas un habitué de l’explication de texte, dont tant de poètes se sont méfiés et se méfient encore (d'André Breton à Philippe Jaccottet) – à tort ou à raison – mais quelqu’un qui nous dira peut-être ce qu’il retire de la poésie, ce qu’elle lui apporte, comment des poèmes jugés difficiles peuvent se comprendre et peuvent même nourrir la sensibilité autant que l’intelligence.

Et par ce biais, nous rencontrerons inévitablement cette question fondamentale que le grand poète Hölderlin –traduit par Guillevic - posa dans une strophe de l’élégie intitulée « Pain et Vin », écrite vers la fin de l’année 1800 : « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? » Non pas à quoi sert la poésie ? Mais pourquoi, persiste-on à écrire de la poésie, pourquoi la poésie plutôt que rien ? Nous vous écouterons avec plaisir développer cette belle idée que vous formulez dans la préface du recueil Relier, à propos de ce que vous appelez « la vie en poésie » de Guillevic : « Cette vie qui, pour lui, incorpore, sans la moindre dérobade, deux exigences : la nécessité de ‘la recherche / Passionnelle et comblée // De quelque chose que l’on sait / Ne jamais atteindre’ et celle ‘d’incarner la passion du monde' avec, dans leur entre-deux, ce ‘creusement’ qui requiert sans cesse le poète et le fait se tenir aux aguets, dans cette attente structurante qui lui fut révélée par Hölderlin : ‘Mais si un jour il m’est donné de réussir / Ce que j’ai de sacré dans le cœur, le poème…’ »

J’aimerais partir de la notion de « communication poétique », que le linguiste Georges Mounin a mise à l’honneur dans un ouvrage qui porte ce titre, et dans lequel il commente essentiellement les poèmes de René Char. « Longtemps le poème a été communication », écrit-il, et il ajoute qu’aujourd’hui –nous sommes dans les années 1950 – « celle-ci échoue assez souvent… ». Si les poètes ne refusent pas, en principe, la « communication poétique » (le poème étant fait pour s’adresser à quelqu’un...), on sait que depuis Mallarmé certains la restreignent et donc peut-être la menacent, en remettant radicalement en question la poésie et donc la manière de lire la poésie.

Si Guillevic n’ignore pas cette modernité, puisqu’il a lu et bien lu les poètes qui l’ont mise en avant, il ne cherche pas pour autant à compromettre cette « communication poétique ». On peut même dire qu’il fait partie de ceux qui veulent la simplifier. Et pourtant, nombre de nos étudiants n’ont pas su quoi dire, quoi penser en lisant les poèmes de Terraqué.



C’est pourquoi le témoignage de votre propre expérience nous sera précieux, chère Lucie. Comme pour la précédente rencontre, cette « conférence » au sens noble et montaignien de «conversation » sera constituée de deux grands moments : une première partie au cours de laquelle vous parlerez de votre rapport à la poésie, en général, et surtout à la poésie de Guillevic en particulier ; et une deuxième partie, qui donnera la parole à la salle, et vous permettra de répondre aux questions qui vous seront posées. La première partie sera ponctuée de lectures de poèmes de Guillevic faites par des HK, à qui je ferai signe le moment venu !

RAC


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Photo © Adrien D. HK


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Thifaine C., élève en Hypokhâgne, remettant à Lucie Guillevic un bouquet de fleurs, à la fin de la conférence, qui a duré trois heures.


Photo © Adrien D. HK