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Dessin humoristique de Catherine Meurisse extrait de son livre Mes hommes de lettres, éditions Sarbacanne, 2008. © Catherine Meurisse et les éditions Sarbacanne.

Sans tomber dans les poncifs éculés du culte du « grantécrivain », formule facétieuse de Dominique Noguez, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur les œuvres qui nous ont beaucoup apporté, alors même que l’on est encore un jeune étudiant. On se souvient que Mauriac, dans l’ouvrage cité plus haut, avait élu plusieurs noms prestigieux, ses « grands hommes », au nombre desquels figuraient Pascal, Molière, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Flaubert et Barrès, par exemple. Il n’était plus « jeune » quand il publia ce livre, mais il lut et admira très tôt. Que la réflexion des Hypokhâgneux se concentre sur un seul auteur, ébauchant ainsi son visage, sera pour eux l’occasion de questionner tout autant le pouvoir de la littérature. Ces brefs « exercices d’admiration» devraient être aussi précis que sincères.


Rémi R.

DES MOTS DE MAUPASSANT

Je me souviens de Boule de Suif, de Pierre, de Jeanne des Vauds ou encore de George Duroy comme de mémorables personnages de la littérature française. S’ils sont si grands à mes yeux, au sens où leurs caractères, leurs aventures, leurs vies m’ont durablement marqué, c’est parce qu’ils ont en commun un même peintre, un même sculpteur, qui a esquissé leurs esprits et forgé leurs formes. Il répond au nom de Maupassant, et malgré sa courte de vie sommeillant dans la folie et la torpeur à l’image du Horla, il a légué à la langue française et au monde entier une œuvre inestimable, à défaut d’être colossale, une œuvre qui m’a intrigué, une œuvre qui m’a ému.

Intrigué et ému, je le suis tout d’abord de ces vies exaltées et pitoyables, déprimées et poétiques. Peu importe que Maupassant soit naturaliste ou non, il dresse toujours des portraits sincères et précis, qu’il s’agisse de personnages fallacieux à l’instar de l’abbé Tolbiac d’Une Vie ou de figures affligées comme Walter Schnaffs dans la nouvelle éponyme. Si l’on s’identifie si aisément à ces antihéros, c’est grâce à la précision méticuleuse de l’auteur pour les détails. Il n’use pas d’un vocabulaire balzacien pour leur description, et ils n’en sont que plus naturels. En une phrase, il nous suggère un prêtre perfide dans Une Vie : « C’était un tout jeune prêtre maigre, fort petit, à la parole emphatique, et dont les yeux, cerclés de noir et caves, indiquaient une âme violente ». J’apprécie particulièrement cette qualité qu’a Maupassant de crayonner ses personnages avec des mots justes. « Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y aura qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier » écrit-il dans sa préface de Pierre et Jean, en 1888. S’il est avéré que Maupassant n’a pas un vocabulaire aussi riche que son maître Flaubert, il n’en est pas moins un grand modeleur de la langue française, qu’il considère comme une « eau pure ». En effet, de son affiliation au naturalisme lui reste le fréquent usage de termes techniques et locaux, dont j’admire l’exactitude. Ainsi ne s’agit-il pas d’une barque mais d’une yole dans Une Partie de campagne.

En fin de compte, si j’aime tant Maupassant, c’est par ce qu’il a su varier avec subtilité les genres, passant d’un fantastique horrifique avec Le Horla, à une exaspérante critique de la société avec Bel Ami, c’est parce qu’il s’est engagé dans le pacifisme, comme le prouve son virulent pamphlet à l’encontre du Prussien Von Moltke, publié dans le Gil Blas, c’est parce que son réalisme « ne cherche pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner une vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité elle-même. »

Citations :

- « La jeune fille pleurait toujours, pénétrée de sensations très douces, la peau chaude et piquée partout de chatouillement inconnus », Une Partie de campagne, 1881.

- « La maison, maintenant, n’était plus qu’un bûcher horrible et magnifique, un bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher où brûlaient des hommes, et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l’Etre nouveau, le nouveau maître, le Horla ! », Le Horla, 1887.

- « La vie, voyez-vous, ce n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit », Jeanne Le Perthuis des Vauds, Une Vie, 1883.


Justine M.

Éloge adressé à un poème vivant, à un « maître cosmopolite » :

Stefan Zweig (1881-1942)

« C'est toujours une grande joie de rencontrer chez un artiste supérieur un exemple moral, (…) et qui dans sa lutte pour une éthique véritable s'insurge contre toutes les autorités de la terre pour ne se soumettre qu'à une seule : celle de sa conscience incorruptible. » C'est avec ces mots que Stefan Zweig définissait l'admiration qu'il avait pour Tolstoï. Étrangement, ce sont les mots qui parlent le plus clairement de mes sentiments à son égard. Il a su mieux que quiconque révéler en moi une passion pour le détail, la délicatesse, le sens, l'importance et la poésie de tout ce qui constitue aujourd'hui nos Humanités. Il m'a captivée tout d'abord par le raffinement de ses analyses psychologiques, ces passions obsessionnelles qui ont été le sujet de nombre de ses œuvres, à l'instar de La confusion des sentiments, d' Amok ou le fou de Malaisie, La Ruelle au clair de lune, ou encore Lettre d'une inconnue, premier livre que j'ai lu de lui, et qui m'a profondément émue, de par la puissance de l'émotion : « Et je crois que si, sur mon lit de mort, tu m’appelais, je trouverais encore la force de me lever et d’aller te rejoindre ».

Puis, je n'ai jamais cessé de le lire. Encore et encore, je crois même n'en avoir pas dormi pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Il m'a éblouie. En lisant ses travaux sur l'Histoire tels que « L'Histoire, cette poétesse », ou encore Les Très Riches Heures de l'Humanité, j'ai découvert un maître à penser, un homme passionné par toute forme d'espérance et de beauté, et qui s'efforçait de s'accrocher à tout ce qu'il trouvait de beau et de louable, qui avait une confiance incroyable en l'histoire et qui lui a voué tant de respect : « ces heures survenues aux époques et dans les contrées les plus diverses et qui, semblables à des étoiles, brillent d'un éclat immuable au-delà de la nuit de l'oubli. ». Le Joueur d'échecs, dernier écrit qu'il a rédigé dans sa retraite à Pétropolis au Brésil, dévoile la tragédie que connaissait l'histoire de l'époque. C'est la seule fois où il se réfèrera directement à l'histoire contemporaine - sans la transposer - qui a marqué ses dernières œuvres d'une lourde et accablante désillusion quant à sa « patrie spirituelle », l'Europe : « Quelque différentes que puissent être nos opinion, il est un fait sur lequel d'un bout à l'autre de la terre nous sommes tous d'accord aujourd'hui, c'est que notre monde se trouve dans un état anormal, qu'il traverse une grande crise morale. », écrivait-il dans ses Derniers Messages, dans « L'Histoire de demain ». Ici encore il m'a impressionnée : car malgré cette introduction tragique de l'Histoire, il a su me redonner foi en l'humanité, et est parvenu, je crois lui aussi, à retrouver « la fierté d'être un homme de ce temps ». Il achèvera ce court essai sur cette idée sublime selon mon cœur : « Si celle-ci (l'histoire) doit avoir un sens, ce sera de reconnaître nos erreurs et de les vaincre. L'histoire d'hier décrivait notre rechute éternelle, celle de demain décrira notre montée éternelle, ce sera l'histoire de la civilisation humaine. »

Stefan Zweig m'a charmée avec ses personnages si délicats, intéressants, tourmentés et passionnés. Il m'a séduite avec la beauté et la finesse de ses phrases, par son charme au sens fort du terme, par la magie de ses récits et la qualité de leurs verbes. Ce conteur m'a envoûtée avec le ton qu'il a adopté. Il m'a touchée par sa foi et en même temps par sa tristesse douloureuse face à la déchéance humaine. Il a brillé à mes yeux par son amour de la liberté individuelle et du travail intellectuel, et pour m'avoir aussi bien enseigné la force de l'indépendance intellectuelle et morale. Il ne cesse de me redonner du courage, en toutes circonstances, et je ne sors jamais sans un de ses écrits avec moi. Il a bouleversé le regard que je portais sur le monde, et je m'efforce depuis que je l'ai découvert, de le voir à travers ses yeux.