dimanche, octobre 24 2010

Yoko Ogawa - Les Tendres Plaintes

Il y a dans ce roman, qui s’écoule lentement au fil des saisons et des subtiles métamorphoses du paysage, des scènes soudain brutales, où la violence explose de façon presque insupportable. Comme celle où Nytta, le facteur de clavecin aux mains fortes et douces, homme silencieux et bienveillant, s’attaque de toute son énergie destructrice à un instrument qui sonnait mal, et qui lui a été retourné. De créateur devenu, littéralement, assassin, sous le regard épouvanté de la narratrice, Ruriko, et en présence de sa jeune assistante, Kaoru, bouleversée, en pleurs.

Tel est le trio qui constitue le cœur de l’intrigue de ce roman japonais étrangement placé sous le signe de la culture occidentale : Ruriko est  calligraphe, et son travail consiste à recopier en lettres occidentales les textes les plus divers, de scènes bibliques à l’interminable et rocambolesque biographie catastrophique d’une « cas soce » devenue femme d’affaires au Japon, en passant par des enseignes et autres décorations publicitaires. Travail qui exige patience et silence, et concentration, mais peut-être pas tant de création que cela ?

Les deux autres, inlassablement, façonnent le bois, lui donnent forme, taillent et placent les sautereaux et les touches de mélèze, ensemble quêtant une harmonie formelle que doit couronner une harmonie sonore, telle que l’illustre Kaoru, mince et gracile devant l’instrument, dans ses interprétations de Rameau, ou de Couperin (Les Tendres Plaintes, c’est un morceau de Rameau, mélancolique et lancinant). Scènes diurnes ou nocturnes autour des clavecins dans la petite maison des bois éclairée par un vitrail de toit qui irise les objets et les souvenirs, scènes de nature sur l’étang où l’on rame, dans les prés où l’on pique-nique (à l’occidentale), entre les racines maternelles et obscures d’un arbre originel, scènes à l’auberge du Grasshopper avec l’énorme, généreuse, plantureuse et anonyme aubergiste qui sait faire déployer d’un geste à son paon la splendeur ocellée de sa traîne, ou consoler sur sa débordante poitrine tous les chagrins d’hier et d’aujourd’hui - en maillot de bain rose à volants, dans la piscine ^^ ! ... Personnage cocasse et paisible, elle fait partie des êtres auprès desquels on peut goûter une forme de paix, dans cet univers où, larvés, palpitent les désirs obscurs, les souvenirs insupportables, les douleurs insurmontables. Il y a le chien, aussi, Dona (-tello, encore une référence occidentale), vieillard aux yeux aveugles comme de la gouache bleue dans du yaourt, mais attentif, amical, et résolument gourmand. Sa présence est toujours un soulagement, même au plus fort des moments de crise, même lorsqu’il est, vieillard impotent, presque à l’agonie. C’est donc une histoire d’harmonie, perdue, et rêvée par les uns et les autres. Un beau roman certes, sur lequel je vais m’arrêter là, faute de l’avoir emporté avec moi pour y vérifier tel ou tel détail. Beau roman, donc, mais qui m’a laissé malgré tout une sorte de malaise : le personnage de Ruriko, à travers laquelle est filtrée toute l’intrigue, a, malgré ses peines et ses douleurs, quelque chose de gênant, d’inaccompli, de vampirique en quelque sorte, et je ne l’ai pas aimée, jusqu’à la fin, qui m’a laissée comme à la porte, désappointée.