Back to Jack London - L'Aventureuse

J’ai adoré lire – et presque aussitôt relire, faute de munitions – L’Aventureuse de Jack London, trouvé, lui aussi, sur les étagères de ma nièce. Relire, incontinent, et avec un plaisir égal. Il y avait si longtemps que je n’avais pas remis le nez dans London, dont Croc-Blanc a été, je crois, ma première lecture de « grande ». Il y avait très peu de livres pour les enfants chez nous, et à peine ai-je su lire que je suis passée de quelques albums illustrés – une histoire de castor, une histoire de courlis et de poupée de paille - à Alice au Camp des Biches. Après la déception d’un livre sans images, le frisson de l’aventure, de l’enquête, et des mots inconnus, « masure, bicoque, avoué, course contre la montre »... J’étais ferrée. Croc-Blanc, c’était juste après, chez Hachette ‘Idéal Bibliothèque’. Un cartonnage étoilé sous la jaquette illustrée d’un attelage de chiens de traîneau, avec trappeur. Peu d’images, typographie minuscule pour une toute jeune lectrice, et je m’en souviens comme si c’était hier, les considérations sur la loi du Wild (comment lire ce mot étrange ?), très vite apprise par le louveteau : « Mange ou sois mangé ».  Ça m’avait frappée, je crois que j’y découvrais, tout simplement, la fonction éducative du roman. Et l’immensité, la variété, la diversité du monde. J’en ai lu bien d’autres, et puis, entre la 4ème et la 3ème, à la bibliothèque du lycée Montgrand, d’énormes volumes des œuvres complètes. Il m’en reste, entre autres, l’image saisissante d’un brutal marchand d’esclaves, sur les îles lointaines de l’Océanie (peut-être les îles Salomon, encore ?), littéralement écorché vif de la tête aux pieds par ses esclaves avec le gant de peau de requin abrasive qu’il utilisait pour les châtier, et s’écroulant, en plein soleil, dans le sable. Une image de la cruauté absolue. Je ne sais plus du tout quel était le titre de cette nouvelle.   

Bref, L’Aventureuse - en anglais, Adventure, ce qui met l’accent sur l’action plus que sur le personnage féminin. Car il y a deux héros dans ce roman très exotique, qui se déroule aux îles Salomon, dans les premières années du XXe siècle. Sheldon, un planteur anglais, dont on ne connaîtra pas le passé, au début du roman brûlé par la fièvre au milieu de sa plantation pleine d’ouvriers eux aussi malades, mais surtout terriblement frustes et passablement inquiétants puisque cannibales. Et puis, surgie des eaux telle une moderne Vénus, la jeune et insaisissable Joan Lackland, une Américaine rompue à tous les exercices physiques et au sens pratique ultra-développé. C’est un roman d’aventures qui, à travers ses personnages eux-mêmes, s’interroge sur l’aventure et sur le romanesque. Car  si  Joan en est grande amatrice, l’expérience de la vie aux îles va la conduire à quelques ajustements parfois douloureux, alors que Dave, qui au départ se pense un homme pratique, va se laisser gagner, troubler, séduire par le bouleversement apporté dans sa vie par cette lumineuse jeune femme.

« Sheldon s’attarda longuement à tourner et retourner la lettre, dont il scrutait l’écriture d’une manière qui ne lui était pas habituelle. Combien caractéristique, songeait-il, était ce griffonnage lisible, mais néanmoins enfantin ! la netteté des caractères lui rappelait le visage de Joan, ses sourcils bien dessinés, son nez bien droit, comme gravé au burin, la clarté de son regard, ses lèvres fermes mais délicates, et sa gorge ni trop fragile ni trop épaisse – juste ce qu’il fallait, conclut-il : le support qui convenait si bien à un si beau visage ! (mmmm… pas très bien traduit. Je viens de trouver le texte sur la toile : “He fingered the letter, lingering over it and scrutinizing the writing in a way that was not his wont. How characteristic, was his thought, as he studied the boyish scrawl--clear to read, painfully, clear, but none the less boyish. The clearness of it reminded him of her face, of her cleanly stencilled brows, her straightly chiselled nose, the very clearness of the gaze of her eyes, the firmly yet delicately moulded lips, and the throat, neither fragile nor robust, but--but just right, he concluded, an adequate and beautiful pillar for so shapely a burden.”Et “Boyish” veut dire “gamin”, et non pas enfantin!)

Il regarda longuement le nom. Joan Lackland – rien qu’un assemblage de lettres, de lettres très ordinaires, mais qui produisait une magie subtile et enivrante. Cela lui pénétrait le cerveau et s’insinuait si bien dans son esprit que toute sa personne, en cet instant, s’enamourait de cette signature gribouillée. Oui, quelques lettres ordinaires – mais elles provoquaient en lui une sensation de manque qui était comme une tendre blessure s’exprimant dans de vagues épanchements spirituels et dans des nostalgies délicieuses. Joan Lackland ! Chaque fois qu’il voyait ces deux mots, elle lui apparaissait sous d’innombrables aspects – sortant du coup de vent qui avait provoqué le naufrage de son schooner, lançant une baleinière pour aller pêcher, revenant de la baignade au pas de course, cheveux au vent dans son maillot moulant, pour aller se doucher, épouvantant une centaine de cannibales avec une bouteille de chloroquine vide, apprenant à Ornfiri comment faire le pain, suspendant son Stetson et la ceinture du revolver au clou du living-room, parlant gravement d’affaires ou bavardant comme une gamine à propos d’aventures romanesques, les yeux brillants, le visage rougi, pleine d’un enthousiasme débordant…. Joan Lackland ! il rêva à l’énigmatique merveille que contenaient ces syllabes jusqu’au moment où les secrets de l’amour se dévoilèrent à lui et où il ressentit une vive sympathie pour les couples qui gravent leur nom sur l’écorce des arbres ou l’inscrivent sur le sable du rivage»

Il y a donc une histoire d’amour au cœur de ce roman, mais ce qui en fait, me semble-t-il, le prix et la singularité est la façon dont le personnage masculin prend acte de - et s’efforce d’aller vers - la radicale singularité de cette jeune femme qui lui est si étrangère, comment il se met à l’aimer ‘à son cœur défendant’, en quelque sorte, et comment il s’efforce de comprendre ce qui en elle récuse toute relation sentimentale. Il se tient à proximité, attentif mais sur la réserve. Cela me fait penser au poème de Christine de Pizan. Sheldon s’efforce d’inventer pour Joan, au-delà de l’exaspération devant ses foucades, un amour fait de compréhension intellectuelle (cette belle jeune femme est encore, en quelque sorte, un « gamin », une sorte d’androgyne dont la féminité n’a pas éclos), de désir, de tendresse éperdue, et de respect pour sa liberté, au prix de son propre confort, au-delà de tous ses préjugés. Une histoire exotique, n’est-ce pas, et bien plus encore aujourd’hui où les rapports difficiles entre les sexes ne se pensent qu’en termes de guerre et de relation victime-bourreau.

Autres « autres », les indigènes. La distance avec eux est bien plus grande qu’elle ne l’est entre les deux personnages principaux, et elle est toute nourrie, doit-on dire des préjugés racistes, ou simplement de la perspective vécue des colons de l’époque ? J’imagine que la rencontre avec d’authentiques cannibales que l’on s’efforce de transformer en ouvriers agricoles cependant qu’eux-mêmes s’efforcent de rester des guerriers devait avoir quelque chose de très effrayant, et susciter une violence réciproque à la fois physique et intellectuelle. Sheldon, dans les premières pages du roman, se déplace dans sa plantation à dos d’homme ! jusqu’à ce que Joan ait la simple idée d’importer des chevaux. Brèfle. Je ne vais pas inscrire mes pas dans ceux de Gilles Lapouge, dont la préface m’a irritée : il commence par raconter, quasi in extenso, l’intrigue du roman, accorde généreusement à London un brevet de féminisme, avant de lui faire un semi-procès à charge pour racisme. Oui, il est surprenant aujourd’hui de lire des textes empreints des préjugés d’hier, mais c’est ainsi, et notre regard sur le monde est le fruit d’une évolution dont il suffit de prendre acte sans s’égarer dans les justifications.

Joan Lackland, c’est « Jeanne-sans-terre »… Et peut-être Sheldon devient-il pour elle, en lui offrant l’hospitalité à Berande, un « shelter », un abri. Le texte ne manque pas de clins d’œil, puisque le bateau « emprunté » au vieux capitaine Oleson s’appelle le Flibberty –Gibbet, épithète shakespearienne signifiant « tête de linotte », « étourdi », ou « moulin à paroles ». Ce que Joan ne manque pas d’être, dans ses accès de bavardage. Mais on y entend encore la liberté qui est la sienne, et le « gibbet », qui est aussi le nom d’une voile, pour l’habile navigatrice qu’elle est. Merci à Alain pour ses précieuses indications étymologiques. Quant au rival de Sheldon, quoique américain, il s’appelle Tudor !

L’Aventureuse, vous l’aurez compris est un merveilleux roman d’aventures qui interroge tout aussi bien le goût romanesque de l’aventure. Sa lecture a marqué mon retour à Jack London, elle sera le premier pas, je pense, d’une longue série de (re)-lectures, entre nostalgie de l’enfance et jubilation de la lectrice avertie.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://blogs.ac-amiens.fr/let_convolvulus/index.php?trackback/535

Fil des commentaires de ce billet